Relire et « donner à voir » le poème Lục Vân Tiên de Nguyễn Đình Chiểu. Petite histoire de la redécouverte d’un manuscrit enluminé inédit (1897) et de son édition critique (2016),

Mercredi 19 septembre 2018 : Relire et « donner à voir » le poème Lục Vân Tiên de Nguyễn Đình Chiểu. Petite histoire de la redécouverte d’un manuscrit enluminé inédit (1897) et de son édition critique (2016), conférence par Pascal Bourdeaux, maître de conférences,  École Pratique des Hautes Études.

Pascal Bourdeaux présentait la redécouverte d’un manuscrit exceptionnel, son étude et sa publication.
En 2011, lors de la venue du professeur vietnamien Phan Huy Lê, la directrice de la Bibliothèque de l’Institut avait présenté un ensemble d’ouvrages extrême-orientaux. Parmi ces livres précieux figurait un important volume dont on pouvait lire le titre écrit à la main: Histoire de Lục Vân Tiên illustrée par Lê Dui Trach, par les soins de E. Gibert, Capitaine d’artillerie de marine, sous-directeur d’artillerie à Hué (Annam), offert à l’Académie lors de la séance du 26 mai 1899.
Personne ne s’était penché sur ce manuscrit depuis son dépôt en 1899 et ce fut une surprise pour tous les membres présents. Le poème Lục Vân Tiên de Nguyễn Đình Chiểu fait en effet partie des classiques de la littérature vietnamienne mais la particularité de ce document est qu’il est entièrement enluminé. Ce manuscrit est la rencontre de quatre personnages: Nguyễn Đình Chiểu, Abel des Michels, Eugène Gibert et Lê Đức Trạch.

Couverture : Récit versifié de Vân Tiên, Dix-huitième jour du sixième mois de la neuvième année du règne de Than Thai. Conservateur en chef Lê Đức Trạch, scribe illustrateur. ©bibliothèque de l’Institut, 2014.

Couverture de l’édition du Lục Vân Tiên dans la traduction de Abel Des Michels. 1883.

Portrait officiel de Nguyễn Đình Chiểu, réalisé bien après sa disparition.

Nguyễn Đình Chiểu est l’auteur vietnamien de ce poème qui va devenir un symbole de la culture du Sud-Vietnam. Né en 1822 à proximité de Saigon, il reçut une éducation classique auprès d’un lettré de Hué. Après avoir passé le concours de bachelier, il se préparait à celui de licencié lorsque sa mère décéda en 1848. Renonçant à sa carrière, il décida de revenir à Gia Đinh. Devenu aveugle sur le chemin du retour et malgré les traitements d’un médecin qui lui enseigna aussi la pharmacopée traditionnelle, il s’installa à Bính Vi où il devint instituteur et médecin. Il mourut en 1888 après avoir écrit de nombreux ouvrages exhortant le peuple à se soulever contre la colonisation française. Ce poème, partiellement autobiographique, est fortement ancré dans la tradition confucéenne. L’intrigue concerne Lục Vân Tiên, jeune homme qui se rend dans la capitale pour participer aux concours mandarinaux. Sur le chemin, il sauve une jeune femme, Kiều Nguyệt Nga, prise à partie par des bandits. En remerciement, Nguyệt Nga lui offre son épingle à cheveux que Lục Vân Tiên ne peut accepter. Elle lui présente alors un poème auquel il répond de la même manière. Tiraillée entre dette d’amour et piété filiale qui l’oblige à accepter un mariage arrangé avec le roi des Barbares du Nord, elle tentera de se suicider lorsque sa dévotion à Tiên sera menacée mais elle sera sauvée par Quan Âm (Guanyin), la déesse bouddhiste de la miséricorde. Et les deux protagonistes se retrouveront pour nouer leur destin après que Lục Vân Tiên, finalement promu général en chef, triomphe dans la défense du royaume.
Érudit dans sa facture, ce long poème relève de la littérature orale. L’œuvre se compose d’une dizaine d’épisodes distincts pour en faciliter la mémorisation et, à travers elle, celle des valeurs confucéennes. De plus, utilisant un vocabulaire et des expressions du parler du Sud, le poème a connu d’emblée un succès populaire et est resté ancré dans la culture du Sud-Vietnam méridional.
Traduit dès 1864 en français, c’est la publication d’Abel des Michels de 1883 qui incita Eugène Gibert à entreprendre la réalisation d’un ouvrage enluminé.
Etienne-Abel des Michels fut un orientaliste, professeur de cochinchinois à la Sorbonne (1869), d’annamite à l’École des langues orientales (1871-1892), Docteur en médecine (1857) et licencié en droit (1865). Il a traduit de nombreux ouvrages vietnamiens et écrit des traités sur la langue annamite.

Dernière page du manuscrit écrite de la main d’Eugène Gibert. ©bibliothèque de l’Institut, 2014.

Version imprimée du Lục Vân Tiên ayant servi de modèle à l’artiste. ©bibliothèque de l’Institut, 2014.

Page 14. Lục Vân Tiên met les bandits en fuite et tue Phong Lai. ©bibliothèque de l’Institut, 2014.

Eugène Gibert à qui l’on doit l’initiative de cette œuvre unique fut un polytechnicien rattaché à l’Artillerie de Marine. Il effectue un premier séjour au Tonkin (1890-1892), puis un second (1895-1897) lorsqu’il est nommé à la sous-direction de l’Artillerie de Hué. Brillant ingénieur, Eugène Gibert était aussi sensible à la culture locale et intéressé par l’histoire impériale. C’est donc, lors de son second séjour, qu’il eut l’idée de faire réaliser cet ouvrage unique, enluminé par Lê Đức Trạch. Il demanda à l’artiste de reproduire l’environnement naturel et l’univers mental de son époque, n’imposant qu’une limite de temps. Un autre artiste inconnu a réalisé quelques planches moins élaborées qui se trouvent à la fin du livre, probablement pour inciter Lê Đức Trạch à rendre dans les temps une œuvre aboutie et intégrale.
De Lê Đưc Trạch, on sait peu de choses: il s’intitule comme «scribe illustrateur» puis comme «conservateur en chef». Des recherches seraient à faire pour identifier formellement le personnage.

Page 17: Tiên répond en souriant à Nguyệt Nga. Au fond on voit le village où le père de Nguyệt Nga est préfet. ©bibliothèque de l’Institut, 2014.

Page 25 : rencontre de Lục Vân Tiên avec Hởn Mính étudiant noir et gigantesque allant à la capitale. Au fond on voit la citadelle de Hué. ©bibliothèque de l’Institut, 2014.

Page 56: en haut, Bà Cố Hí, le grand Buddha, le sorcier revêtu de son costume et le petit serviteur. ©bibliothèque de l’Institut, 2014.

Conscient de la valeur de l’ouvrage qu’il ramenait en France, Eugène Gibert a rapidement décidé de l’offrir à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres qui était la mieux placée pour le conserver. Le manuscrit fut donc enregistré le 26 mai 1899 mais resta oublié pendant plus d’un siècle.
Le don d’Eugène Gibert se compose non seulement du manuscrit enluminé mais aussi d’une version imprimée du poème en caractères sino-vietnamiens, datant probablement de 1886, qui a servi de modèle à Lê Đức Trạch.
Le manuscrit, daté du 18 juin 1897, est un ouvrage volumineux réalisé sur papier Canson & Mongolfier choisi pour ses qualités d’absorption et de conservation de la couleur. Devant chaque planche enluminée a été insérée et collée une feuille de papier blanc de fabrication locale où E. Gibert a écrit ses notes et explications. Enfin, une feuille de papier pelure a été intercalée pour protéger la feuille enluminée. Comme le texte imprimé, le manuscrit se lit selon le sens habituel de l’Asie sinisée (à l’inverse du mode occidental), de haut en bas et de droite à gauche. Les 69 cahiers cousus ont été reliés entre eux et le tout est protégé par une couverture cartonnée.
Grâce aux annotations de E. Gibert, nous pouvons savoir quand et comment il a été réalisé et quand il a été donné.
A la suite de la découverte en 2011, il a été décidé de reproduire ce précieux manuscrit sous forme de fac-similé, ce qui soulevait des problèmes à la fois techniques et financiers. Les 139 planches ont été photographiées directement à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres par un professionnel travaillant pour les Musées de France et sous le contrôle de Marcus Durand (qui réalisa précédemment la réédition du livre «Imagerie populaire vietnamienne»). L’ouvrage des planches a été réalisé à l’identique des illustrations originales (dimension et colorimétrie). Dans ce premier volume, en regard de chaque illustration, ont été imprimées en trois langues (français, vietnamien et anglais) la séquence précise du poème correspondant. Par contre, toutes les notes d’E. Gibert ont été mises dans un second volume ainsi que l’ensemble des versions du poème et des explications pour mieux comprendre l’œuvre et ses illustrations. Le volume deux explique aussi l’historique de l’ouvrage : le poème, l’auteur, le manuscrit et sa réalisation de même qu’un ensemble de questions qui se posent encore aujourd’hui et qui méritent des recherches approfondies. Un autre travail a été de transcrire tous les caractères sino-vietnamiens qui apparaissent à l’intérieur des illustrations. En fin de volume, il a été ajouté une transcription du manuscrit enluminé en vietnamien romanisé.
Tout le texte du second volume a été rédigé en français, en vietnamien et en anglais.

Page 77: Minh propose à Tiên d’entrer dans la pagode figurée à gauche. Le bûcheron veut partir pour couper du bois. ©bibliothèque de l’Institut, 2014.

Page 115: Cốt Độc attaque Minh qui, impuissant contre les sortilèges et les évocations, lâche pied. Combat singulier entre Tiên et Cốt Độc. ©bibliothèque de l’Institut, 2014.

Page 125: Le Thải sư est remis au rang du peuple, Nguyệt Nga (à gauche) reçoit un rang élevé, lecture du brevet accordé par le roi (en bas). ©bibliothèque de l’Institut, 2014.

Il reste encore à faire le travail d’analyse de l’expression picturale des deux artistes pour mieux comprendre comment a été réalisée cette œuvre et aussi les techniques utilisées à l’époque. Cela permettrait d’appréhender l’existence de l’art vietnamien avant l’époque coloniale. A titre d’exemple, une question se pose ainsi, celle de savoir si les pigments utilisés étaient locaux, traditionnels, ou s’il s’agit de pigments importés. Il est à noter que les images ont d’abord été dessinées au crayon à papier puis enluminées.
Une autre question est de savoir si l’auteur s’est inspiré directement de paysages et environnements contemporains ou s’il a laissé courir son imagination. Certains détails, comme la représentation de la citadelle de Hué, feraient pencher pour la première hypothèse. Une caractéristique des illustrations est l’enchevêtrement du monde réel et du monde des esprits dans la même planche. Cela permet de voir que les esprits maléfiques ou bénéfiques sont issus des mondes bouddhistes, taoïstes ou confucianistes. Globalement, on peut constater que les représentations sont assez fidèles aux coutumes de l’époque impériale.
Pour conclure, Pascal Bourdeaux nous présente une autre document, inconnu jusqu’alors, qui a été vendu aux enchères aux États-Unis et proviendrait de la commande privée d’un administrateur français. Ce petit fascicule daterait de 1897 et montre des scènes de la vie quotidienne de l’époque. Son étude et la comparaison avec le Lục Vân Tiên permettrait peut-être de comprendre comment s’est faite la transition artistique, à la fin du 19ème siècle, au Vietnam.

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