Fantômes chinois: au fil d’une irrésistible terreur

Mercredi 17 octobre 2018: Fantômes chinois: au fil d’une irrésistible terreur, conférence par Vincent Durand-Dastès, maître de conférences à l’INALCO.

Vincent Durand-Dastès commence par raconter une « presque » histoire de fantômes. Dans les premières décennies du 19ème s., Shen Fu, un modeste lettré qui n’a jamais fait carrière, perd sa femme à la suite d’une maladie. Dans la région de la Chine du Sud, où il réside, il existe la croyance que l’âme revient une dernière fois après une dizaine de jours. On recommande à Shen Fu de ne pas être dans la maison quand l’âme va revenir. Shen demande au contraire à un de ses amis de rester dans la maison avec lui. L’ami, courageux mais pas téméraire, préfère rester à l’extérieur pour surveiller la chambre. Tout à coup, la flamme de la bougie se met à monter puis à redescendre plusieurs fois, Shen Fu, ému et apeuré à la fois guette jusqu’à l’aube : rien d’autre ne se passe. Le lendemain, Shen Fu, est désespéré et brisé de douleur.

Le caractère gui 鬼 qui désigne le fantôme a été glosé comme signifiant « le retour » : on pense bien sûr à notre « revenant », mais cette glose ancienne dit que ce retour se fait vers la terre, vers un état antérieur à la vie.

Le caractère Gui.

Enfers chinois.

Le roi du cinquième enfer, Yanluo.

Au début de la civilisation chinoise, l’image de ce qui se passe après la mort est assez glaçante, évoquant un monde souterrain qui est régi par une administration et des bureaucrates qui sont susceptibles de faire effectuer au mort de pénibles corvées. Puis, assez vite, l’idée est venue qu’on pouvait peut-être négocier avec cette administration en lui versant un tribut ou en la soudoyant. D’autres théories évoquent un séjour sous une haute montagne ou dans une terre nordique, mais ce n’est jamais une agréable perspective.

Il faut ajouter que pour les Chinois, la personne humaine est un agrégat d’éléments variés, notamment une pluralité «d’âmes», qui se disperseront après la mort. Certaines d’entre elles, plus légères, s’élèveraient pour devenir des ancêtres, d’autres resteraient près des cadavres et seraient susceptibles de causer des troubles, surtout si la personne a connu une malemort. De fait tous les humains sont susceptibles de passer par l’état de gui, état qui est celui du mort qui n’a pas encore atteint un autre statut (par la réincarnation, la divinisation, etc.).

S’il peut y avoir des fantômes de morts, il peut aussi y avoir des fantômes de vivants. Une célèbre histoire raconte comment un jeune homme tombe éperdument amoureux d’une jeune fille mais les parents de celle-ci ne veulent pas entendre parler d’union. Le jeune homme décide de partir au loin et, alors qu’il monte sur un bateau, il voit la jeune fille arriver en courant et se joindre à lui. Ils vont vivre heureux et avoir des enfants. Un jour, la jeune femme demande à rentrer au village. On s’aperçoit à son retour que, loin d’avoir disparu, le corps de la jeune fille était resté pendant tout ce temps, en catalepsie, dans sa chambre de la maison des parents. Lorsque la fugueuse revient vers la maison de son enfance, le corps inanimé qu’elle a laissé derrière elle se lève et vient se fondre avec celui qui avait suivi son amant: c’est une autre illustration de la pluralité des éléments qui constituent la personne humaine.
Avec l’arrivée du bouddhisme indien, les Chinois vont adopter le système d’un enfer à dix-huit étages. Après un parcours fait d’interrogatoires brutaux et de tortures, les âmes, toujours considérées comme coupables, seront jugées. Les enfers sont régis par dix tribunaux, présidés par dix rois, où les gui seront jugés. Les âmes y sont convoquées par le Wuchang (ce qui signifie littéralement Impermanence), sorte d’ange de la mort, qui vient vous chercher lorsque votre heure arrive, vous présente un arrêt des rois des enfers, vous passe la corde au cou et vous emmène. Après le jugement, en fonction de vos actions, vous serez dirigé vers un des étages où vous subirez votre purgatoire jusqu’à ce que vous soyez autorisé à vous réincarner.
Les gui de ceux qui sont décédés de malemort (exécution, pendaison, suicide, etc.) peuvent demander aux autorités des enfers la permission de se venger de ceux qui les ont fait souffrir. La littérature chinoise et surtout le théâtre regorgent aussi de récits de jeunes gens qui oublient leurs compagnes ou les trahissent et sont poursuivis par leurs fantômes. Troublant par leur hantise l’infidèle, elles peuvent aussi être autorisées à assister, sinon à participer, à sa capture lorsque sonne l’heure du trépas. L’histoire de Wang Kui et de  Jiao Guiying en est un bon exemple. Wang Kui est un lettré misérable a été recueilli par une courtisane vertueuse. Lorsqu’il la quitte pour aller passer ses examens, il lui jure dans le temple du dieu de la Mer de toujours rester fidèle. Pourtant, ayant réussi les examens et tenté par un riche parti il renie sa promesse par une lettre humiliante. Désespérée, Jiao Guiying se pend dans le temple même. Les dieux, courroucés, permettent à son fantôme accompagné de sbires infernaux d’aller saisir vivant son amant.

Fantômes des malemorts: femme morte à l’accouchement. ©Vincent Durand-Dastès.

Guan Yu.

Wang Kui entrainé aux enfers par Jiao Guiying, son amante trahie. ©Vincent Durand-Dastès.

Certains gui peuvent être divinisés tel Guan Yu, personnage historique des Trois Royaumes (220 – 265). Général extrêmement fidèle et dévoué à son suzerain, il commit une erreur stratégique et se fit capturer par ses ennemis. Ceux-ci le ligotèrent et lui tranchèrent la tête, mort ignominieuse pour un guerrier. Dans les temps qui suivirent on prétendit qu’il déclenchait des calamités à la tête d’une armée de démons. Finalement après avoir été apaisé, il sera promu marquis, puis duc sous les Song (960 – 1127) avant de recevoir sous les Qing (1644-1911) le titre «d’empereur».

Un sujet très populaire dans la littérature chinoise est celui de quelqu’un qui meurt avant son temps et se trouve dans une espèce d’entre-deux. Il ne peut se réincarner que s’il trouve un remplaçant qui devra mourir de la même façon et prendra ainsi sa place. Ce sont surtout les femmes qui sont concernées par ce thème: les noyées, les pendues, les suicidées après le mariage, les femmes mortes en couches.

Les Chroniques de l’étrange (Liaozhai zhiyi) de Pu Songlin (1640 – 1715) rassemblent un grand nombre d’histoires de prodiges, de maléfices et de métamorphoses mettant en scène renards et fantômes.
Les renards sont souvent associés aux fantômes: habitant les mêmes lieux (ils creusent volontiers leurs terriers dans des tumuli) et se repaissant éventuellement de cadavres, le renard peut s’assimiler à un mort et venir hanter les vivants. Le thème érotique de la renarde séductrice devient omniprésent dans les derniers siècles de l’ère impériale.

Il existe aussi bien des histoires d’amour avec des fantômes. Un jeune homme s’étant perdu dans une forêt finit par trouver refuge dans une belle demeure ou il est accueilli par une ravissante jeune femme dont il tombe éperdument amoureux. Au bout d’un an, la jeune femme le chasse en lui expliquant que sa retraite a été découverte et qu’il risque la mort s’il reste. Effectivement, s’étant éloigné, il voit un sombre orage se déchaîner au-dessus du palais. Le lendemain, à la place du palais il n’y a qu’une tombe éventrée où se trouvent des ossements sanguinolents. S’étant renseigné auprès des villageois, il apprend que c’est la tombe d’une concubine d’une ancienne dynastie.
Les fantômes sont aussi un thème qui apparaît dans la littérature et l’art sous un dehors satirique. Un célèbre peintre de l’école de Yangzhou au 18ème s., Luo Ping, s’invente une spécialité personnelle, la peinture des fantômes, d’après nature à l’en croire. Plaisirs spectraux montre d’étranges personnages dans le monde fantomatique; à travers eux, Luo Ping raille les fonctionnaires corrompus et les injustices sociales.

Alice Bianchi rapproche les représentations de fantômes et celles de mendiants: comme les premiers, les seconds sont difformes et grotesques. Zhou Chen (1460–1535) a peint sur le vif des mendiants et des diseurs de bonne aventure typiques des rues de Suzhou sur un mode humoristique qui les rapprochent des représentations de fantômes.

Plaisirs spectraux. Luo Ping. Encre et couleurs sur papier.

Mendiants. Zhou Chen. Encre et couleurs sur papier.

Mu Pan’s Chinese Ghost stories. Encre et couleurs sur papier. ©mupan.

Après leur prise du pouvoir, les communistes chinois font la chasse à ce qu’ils appellent superstitions, au premier rang desquelles figure la croyance dans les fantômes. Dans les années 1960, quelque peu paradoxalement, Mao Zedong demandera à l’écrivain He Qifang (1912-1977) d’écrire un recueil qui va s’appeler «Comment ne pas avoir peur des fantômes» : He y rassemble les histoires de la tradition qui montrent des fantômes qui se font duper par les humains. C’est en quelque sorte lutter contre les fantômes…à l’aide des fantômes.

Malgré l’opposition des autorités, les histoires de fantômes connaissent aujourd’hui un regain d’intérêt en Chine aussi bien dans la littérature qu’au cinéma.

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