Reflets du Japon au tournant de la modernité. Estampes Ukiyo-e et Shin hanga du legs Paul Tavernier
Exposition au musée Cernuschi, visite commentée par Justine Claude, commissaire de l’exposition.
Le musée Cernuschi met à l’honneur les grands mécènes ayant œuvré à la richesse de ses collections en présentant au public une partie de la collection de Jean et Yvonne Tavernier. Ce couple, qui a vécu à Shanghai de 1937 à 1946 alors que Jean Tavernier enseignait au Lycée Français, a constitué une riche collection d’arts graphiques asiatiques. En 2017, leur fils Paul Tavernier lègue l’ensemble des peintures chinoises au musée Cernuschi, avant de faire de même avec les estampes japonaises l’an dernier. Une partie d’entre elles est dévoilée aux visiteurs à l’occasion de l’exposition Reflets du Japon au tournant de la modernité.
La première salle de l’exposition est consacrée à l’art de l’Ukiyo-e, que l’on traduit par «images du monde flottant». L’émergence de cet art graphique, apparu durant l’ère d’Edo (1603-1868), correspond à une période majeure du Japon, marquée par le déplacement de la capitale à Edo, actuelle Tokyo, et par l’établissement du pouvoir du shogunat Tokugawa. S’ensuit, une relative période de paix, marquée par une certaine prospérité économique et le développement des arts. C’est dans ce contexte favorable qu’émerge une classe bourgeoise (chōnin), constituée de marchands et d’artisans à l’origine de la diffusion des Ukiyo-e. Les estampes produites vont ainsi refléter le mode de vie sophistiqué de cette nouvelle classe sociale, leur «monde flottant» (ukiyo), où se mêlent admiration de la nature et plaisirs des arts (théâtre, poésie, musique). Ces images sont réalisées en grand nombre selon la technique de la gravure sur bois, qui mobilise différents corps de métiers: l’artiste qui est à l’origine du dessin, le graveur qui le reproduit sur les planches, l’imprimeur et l’éditeur qui coordonne le travail.
La collection d’Yvonne et Jean Tavernier met à l’honneur deux grands artistes de l’Ecole Utagawa au début du 19ème siècle, Utagawa Kunisada (1786-1865) et Utagawa Kuniyoshi (1797-1861).
Le premier, Utagawa Kunisada, est une figure majeure de ce courant. Il se plaît à illustrer le raffinement de la culture populaire de la capitale Edo, et ce parfois de manière parodique. Au-delà de ses estampes de belles femmes japonaises (bijin-ga), la représentation de scènes théâtrales et d’acteurs témoigne également de l’influence exercée par le théâtre kabuki dès son plus âge. Parmi les estampes présentées, se trouve Neige dans le jardin (1859). Ce triptyque résulte de la collaboration de Kunisada, auteur des figures humaines, avec Utagawa Hiroshige II (1797–1858), qui est à l’origine du paysage.
Le second, Utagawa Kuniyoshi – à la fois rival et collaborateur de Kunisada – est l’un des membres fondateurs de l’École Utagawa. Auteur d’estampes représentant des paysages, des belles femmes ou des portraits d’acteurs, il est aussi célèbre pour ses figures traditionnelles de guerriers (musha-e). La représentation de caricatures d’acteurs de kabuki dans Graffitis sur le mur d’un grand magasin (1847-1848) témoigne quant à elle du contexte politique particulier de l’ère Tenpō (1841-1843). Alors que cette dernière est marquée par l’interdiction des représentations d’acteurs de kabuki vivants, l’artiste réussit à contourner cette règle en incluant dans son œuvre des mots et des symboles iconographiques identifiant certains acteurs. Par ailleurs, avec sa Parodie des Six Génies de la poésie (1863), Kunisada se plait à transformer un sujet traditionnel de la période Heian (794-1185) en dépeignant les six poètes immortels sous les traits d’acteurs de kabuki, attestant la popularité du genre de la parodie durant l’ère d’Edo.
La seconde salle, quant à elle, met en lumière toute une série d’œuvres illustrant le mouvement du Shin hanga (nouvelle estampe), dont, notamment, des estampes signées de la main d’Ohara Koson (1877-1945) et Kawase Hasui (1883-1957).
Alors que l’ère Meiji (1868-1912), caractérisée par l’ouverture du Japon vers l’Occident, correspond à un certain déclin de l’art de l’estampe japonaise – fragilisée par l’apparition de la lithographie et la photographie -, le mouvement du Shin hanga marque un tournant dans la production des estampes dans la première moitié du 20ème siècle. Influencé par l’art occidental, il est caractérisé par la production et la diffusion à grande échelle d’images idéalisées du Japon correspondant au goût des Occidentaux et produites selon une technique plus précise.
La représentation naturaliste de fleurs et d’oiseaux (kachō-ga) est l’une des caractéristiques du Shin hanga. Ohara Koson, aussi appelé Shōson, se spécialise dans le kachō-ga, illustré dans cette exposition par, notamment, Deux oiseaux sur une branche de glycine (première moitié du 20ème siècle). On compte près de 500 estampes de ce type réalisées par Koson, qui s’est formé en étudiant des œuvres de l’Ecole Shijō, mêlant techniques traditionnelles japonaises et réalisme occidental.
Les paysages constituent néanmoins le genre prédominant du mouvement Shin hanga. Aquarelliste et peintre de formation, l’artiste Kawase Hasui (1883-1957) s’est particulièrement illustré dans ce genre dont il est l’un des plus grands représentants. En effet, on lui connait environ 600 dessins réalisés en collaboration avec Watanabe Shozaburō (1885-1962), collaboration débutée en 1918. La rive à Shikishima, Maebashi, datée de 1942, témoigne de toute la maîtrise des coloris de la part de l’artiste qui représente ici un Japon onirique dont les Occidentaux sont particulièrement friands.
L’exposition se clôt par la présentation d’œuvres de Yoshida Hiroshi (1876-1950), dont les représentations de paysages résultent de ses voyages aux Etats-Unis, en Europe et sur le continent asiatique. La porte de Daedong (Pyongyang, Corée), 1937, témoigne de son goût pour la représentation des variations de lumière, permise par l’impression de l’image en plusieurs couleurs successives. Ce rendu atmosphérique n’est pas sans rappeler l’impressionnisme, qui semble avoir eu une grande influence sur les artistes du mouvement Shin hanga.
Ainsi, ces œuvres, signées de grands représentants de l’École Utagawa et du mouvement Shin hanga, illustrent toute la richesse des deux grands courants de l’histoire de l’estampe japonaise aux 19ème et 20ème siècles.