Le Japon et le Dai Viêt (ancien Vietnam) au 17ème siècle : des partenaires privilégiés ?

Conférence par Pierre-Emmanuel Bachelet, maître de conférences en Histoire moderne et contemporaine de l’Asie Orientale et de l’Asie du Sud-Est à l’École Normale Supérieure de Lyon et membre de l’Institut d’Asie Orientale (UMR 5062).Dans son livre Bateaux-pigeons et quartiers japonais, Pierre-Emmanuel Bachelet restitue les échanges entre le Japon et le Đại Việt de la fin du 16ème au début du 18ème siècle. De même, il  expose le rôle des communautés établies au Đại Việt, en particulier dans le quartier japonais (Nihonmachi) de Hội An. Il montre que les Japonais y ont été des intermédiaires de premier plan dans les relations entre Vietnamiens et Européens.
Il a puisé ses sources dans l’historiographie japonaise ancienne et les historiographies des circulations et des relations interculturelles.

Le Japon connaît, au 16ème siècle, une période de grande instabilité politique avec les guerres entre les grands clans, l’effritement du pouvoir impérial et celui du shogunat jusqu’à la prise du pouvoir par Tokugawa Ieyasu (1543-1616) en 1603 qui s’assure la maîtrise du pays. Nommé shogun par l’empereur, le titre sera héréditaire jusqu’au 19ème siècle.
À la même époque, le Đại Việt est, lui aussi, secoué par des troubles jusqu’à ce qu’une trêve soit plus ou moins établie entre les familles Nguyễn et Trịnh, en 1672, scindant le pays en deux: le Đàng Trong des Nguyễn au Sud (Cochinchine) et le Đàng Ngoài des Trịnh au Nord (Tonkin). Mais durant cette période, l’unité fictive du pays est entretenue par les deux clans qui se disent agir au nom du roi Lê que les Trinh maintiennent au pouvoir, les deux semi-États se désignant sous le nom de «royaume d’Annam».

Carte du Vietnam au 17ème siècle.

Exemple de shuinjō.

Lettre de Tokugawa Ieyasu à Nguyễn Hoàng, 1602.

Lettre de Nguyễn Hoàng à Tokugawa Ieyasu, 1603.

Durant le 16ème siècle, la puissance des daimyō est en partie due à l’exploitation des mines, en particulier d’argent, métal qu’ils exportent et, pour ce faire, ils investissent dans le commerce extérieur. Les relations détériorées avec la Chine les poussent vers l’Asie du Sud-Est. Lorsque le pays est unifié par Tokugawa Ieyasu, ce commerce florissant est repris en main par le pouvoir. Désormais les navires japonais doivent être munis d’une licence (shuinjō) portant le sceau rouge du shogun pour pouvoir commercer. Par convention, ces navires sont appelés «navires à sceau vermillon» (shuinsen). Ce sont les «bateaux pigeons» mentionnés dans une lettre de Fujiwara Seika (1561-1619) adressée à un haut fonctionnaire du Đại Việt. Les sources de documentation sont fournies par des documents officiels japonais et vietnamiens, le corpus d’un marchand  japonais du Đại Việt, ainsi que par le corpus de l’East India Company à Hirado (1613-1623), les archives de missionnaires (jésuites et Missions Étrangères de Paris) et les sources hollandaises.

De même que les troubles politiques ont stimulé le commerce extérieur au Japon, les guerres qui ont agité le Đại Việt ont engendré une forte demande en produits importés, principalement en argent et en monnaies de cuivre. Le Đàng Trong des Nguyễn profite tout particulièrement de ce phénomène. C’est dans ce contexte d’expansion commerciale participant de la «première mondialisation» que le Đại Việt, le Champa et le Japon en sont venus à entretenir des relations directes car, précédemment, ces relations passaient par les marchands chinois.

Entre 1601 et 1635, il y aurait eu entre 350 à 400 voyages entre le Japon et le Đại Việt et l’on voit que les territoires vietnamiens sont les principaux partenaires du Japon des Tokugawa. Ainsi, en 1601, il y eu un premier échange entre le seigneur Nguyễn Hoàng et Tokugawa Ieyasu. Si les relations semblent plus cordiales entre le Japon et le Đàng Trong c’est que les Nguyễn ont été plus attentifs au respect du protocole diplomatique (titres officiels, présents, vocabulaire utilisé dans les lettres). Ce choix de compromis permet de trouver un terrain d’entente dont les Trịnh ne semblent pas avoir mesuré l’importance. En effet les Trịnh n’ont jamais octroyé aux Tokugawa le titre de roi. La posture humble des Nguyễn pour se montrer dignes du bakufu a porté ses fruits alors que les Trịnh ont probablement froissé les Tokugawa et les relations se sont brisées. Il faut cependant relativiser cet handicap car la diplomatie s’est poursuivie par l’intermédiaire des autorités locales et des marchands. Ces relations officielles sont souvent accompagnées de cadeaux diplomatiques qui prennent la forme des objets les plus appréciés: par exemple des boîtes à bétel rondes, en laque, que l’on peut voir sur le rouleau des Chāyā.

Rouleau des Chāyā (détail). Temple Jōmyō. Nagoya.

Plaque votive des Sueyoshi figurant un shuinsen.1633.

Si les Japonais exportent argent et cuivre, ils sont demandeurs de soie brute et le Đàng Trong, s’il produit moins de soie et plus chère que le Đàng Ngoài, en importe de Chine. Les marchands y sont mieux accueillis et Hội An devient un port d’échange où se côtoient des marchands de toutes origines.

Avec les édits des années 1630 qui interdisent aux Japonais de quitter le territoire mais aussi au Japonais résidant à l’étranger de revenir au pays, le bakufu espère limiter l’indépendance économique des daimyō, endiguer le christianisme (car on sait que les Japonais convertis allaient au Đàng Trong pou y lever des fonds à destination des missionnaires et chrétiens du Japon), mais aussi limiter la présence d’étrangers et la pénétration d’idées extérieures. Cela n’empêche pas le volume des transactions d’augmenter jusqu’au début du 18ème siècle. Les marchands japonais vont commercer avec des partenaires chinois ou européens qui vont à Nagasaki. Des liens officiels sont maintenus sporadiquement et les Nguyễn envoient à plusieurs reprises des lettres au shogun durant le 17ème siècle. En 1728, deux éléphants sont même offerts à Tokugawa .

Au début du 17ème siècle, parmi les Japonais venant profiter de nouvelles opportunités commerciales en Asie du Sud-Est, fuyant la défaite de leurs maîtres ou bien fuyant la proscription du christianisme, certains se regroupèrent dans quelques ports majeurs dont l’un des plus importants fut Hội An. Ils y développèrent un machi (quartier) où la vie était en partie calquée sur celle du Japon.
Le Nihonmashi de Hội An était placé sous la responsabilité d’un chef qui gérait la communauté mais aussi le commerce et les douanes. La population de ce quartier était en réalité composite, composée de migrants japonais, de leurs femmes vietnamiennes et de leurs enfants (très peu de femmes font le voyage). Malgré l’interdiction de voyager, les Japonais de Hội An réussissent à entretenir des relations épistolaires avec leurs familles ou leurs amis restés au Japon et un lien spirituel: le marchand Kadoya Shichirôbei demande aux gens sur place de faire des offrandes pour lui dans des temples de Nagasaki. Il demande aussi qu’on lui rapporte de la bonite, des shitake, des umeboshi, du sake, etc.

Les Japonais ont eu un rôle moteur dans l’expansion du christianisme au Đại Việt. Cependant, le bouddhisme japonais n’était pas absent, des temples furent construits et des stèles érigées. Avant l’arrivée des Missions Étrangères de Paris en 1660, les Jésuites sont les principaux artisans de la diffusion du christianisme. C’est grâce à eux qu’on connaît la vie religieuse de la population japonaise de Hội An. Cependant, en écho à l’édit japonais expulsant les missionnaires et l’interdiction de pratiquer le christianisme au Japon, les chrétiens vietnamiens et japonais vont être persécutés à plusieurs reprises au Đàng Trong.
On peut dire que ce sont les marchands japonais qui ont joué un rôle majeur dans le développement de Hội An, principale fenêtre du Đại Việt sur le monde extérieur.

Pour conclure, les Japonais ont été des acteurs très actifs dans le commerce des «Mers de Chine» et ce, même après les édits leur interdisant de voyager. S’ils ont certes favorisé les liens avec le Đại Việt pour des raisons de proximité, ils ont aussi été présents jusqu’aux Philippines et au détroit de Malacca.

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