Perdre le Midi quotidien ? : Influences occidentales dans la peinture extrême-orientale

Mercredi 9 janvier 2019: Perdre le Midi quotidien ? : Influences occidentales dans la peinture extrême-orientale conférence par Mael Bellec, conservateur en chef au musée Cernuschi.

Le titre de la conférence fait allusion à une citation de Victor Segalen par laquelle ce dernier explique comment son expérience en milieu étranger lui avait permis  de se retrouver. Mael Bellec propose  la  démarche inverse, celle de voir comment en Chine,au Japon et en Corée, les cultures asiatiques ont perdu leur midi quotidien dans le domaine des arts plastiques au contact de la culture occidentale, de voir ce qui sera intégré par le continent asiatique, et ce qui sera adapté en fonction des spécificités culturelles de chaque pays.

Il est utile de rappeler que les contacts entre l’Asie et l’Occident remontent à l’Antiquité via la «route de la soie».  Des modèles gréco-romains seront adaptés en Chine ainsi qu’au Japon où l’on retrouve des exemples d’inspiration gréco-latine au huitième siècle. L’un des moments de contacts importants avec l’Occident se produit sous les Yuan (1279-1368). Les échanges s’intensifient et la stabilité politique dans l’empire permet aux caravanes d’avoir des routes sûres. Le vase Fonthill, qui est une porcelaine de type Qingbai, produite dans les années 1300, arrive en Europe par l’intermédiaire d’une ambassade rencontrée par Louis Ier de Hongrie (1326-1382), peu de temps après. Les objets  voyagent tout comme les personnes: Marco Polo (1254-1324) en est un bon exemple. On sait qu’une communauté italienne vivait à Yangzhou. La pierre tombale (1342) de la fille d’un marchand italien présente un sujet catholique (Vierge, Sainte Catherine, etc.) traité dans un mode chinois.
Tout au long  des 17e et 18e siècles, les contacts entre l’Occident et les pays asiatiques s’intensifient de nouveau et on constate un phénomène transcontinental. La perspective linéaire est plus ou moins connue en Asie grâce à des œuvres importées par les Jésuites. Jiao Bingzhen (actif ca. 1689-1726) est le premier artiste chinois à intégrer la perspective linéaire ainsi que le rendu des ombres pour suggérer le volume. Une représentation d’une cérémonie royale coréenne de 1760 utilise une perspective linéaire fictive qui, en plus, n’est adoptée que pour une partie de la peinture. Une estampe de Torii Kiyotada (1615–1868), datée de 1732, montre l’intérieur d’un théâtre dans une perspective linéaire parfaite. L’impression donnée est que l’on est véritablement à l’intérieur de la salle. Les artistes japonais s’enthousiasment, dans les années 1740, pour tous les effets d’optique (chambre noire, loupe, etc.).

Vase Fonthill. Porcelaine Qingbai. Vers 1300.

Jia Bingshen. Page d’un album de paysages. Encre sur papier.

Torii Kiyotada. Danjuro II jouant Shibaraku au théâtre Ishimura. 1738. Estampe polychrome.

Ces contacts avec l’Occident se font d’une manière directe par la présence des ordres religieux mais aussi des marchands qui sillonnent les océans. C’est la première fois que toutes les cultures sont connectées sur l’intégralité du globe terrestre. Matteo Ricci (1552-1610), invité en 1601 à la cour impériale, renforce la présence des Jésuites en Chine. Ces derniers essayent d’évangéliser la cour alors que les Dominicains évangélisent le peuple. Mais si les Jésuites n’obtiennent que des résultats partiels, ce sont les seuls dont on peut retracer l’impact sur la culture chinoise. En fait, l’empereur est intéressé  non par les compétences religieuses ou artistiques des Jésuites, mais par leurs compétences mathématiques et astronomiques. Elles seront utilisées pour calculer les dates des rituels devenues problématiques à la fin de la dynastie Ming (1368-1644) et au début des Qing (1644-1912). Une fois introduits à la cour, les Jésuites vont apporter toutes leurs connaissances dont leur maîtrise dans le domaine des images et de la représentation. Un portrait de Kangxi lisant pourrait avoir été réalisé par Giovanni Gherardini (1655-1723). Ce peintre, encouragé par le Père jésuite, Joachim Bouvet, accompagne ce dernier en Chine car l’empereur lui a demandé de faire venir des artistes de qualité; il y restera cinq ans. Accueilli par Kangxi en 1698, il semble l’avoir fasciné par ses portraits et sa maîtrise de la perspective linéaire. L’œuvre présente des lignes de fuites qui atterrissent sur le livre que tient l’empereur,  impliquant  que celui-ci est un lettré. Ces portraits seront appréciés pour mettre en scène le pouvoir chinois et propager une image positive. En effet, étant étrangers, les empereurs Qing devront trouver l’équilibre entre la dimension guerrière et la dimension lettrée du pouvoir. Ils vont ainsi multiplier les images pour affirmer ces deux aspects. Le portrait de Kangxi présente en plus un éclairage directionnel qui vient de la droite du souverain: cela crée des ombres sur le visage et sur le mobilier mais ne joue pas sur les vêtements.
L’évangélisation va entraîner une production d’images localement car les importations ne suffisent pas à alimenter la demande. En 1590, Giovanni Niccolò (1560-1626) fonde au Japon, à Nagasaki, le «Séminaire des peintres» qui reste en activité pendant trois décennies avant d’être banni de l’archipel, devenant la plus grande école de peinture occidentale en Asie. C’est l’époque de l’art Namban (des barbares du Sud) qui durera jusqu’en 1614, moment de persécution des chrétiens. Une œuvre, Saint Dominique, Saint Laurent et Sainte Catherine, dont on sait qu’elle a été confisquée à Nagasaki à cette époque, est un bon exemple de ce premier art Namban. L’œuvre qui a servi de modèle a été saisie en même temps et se trouve dans les collections japonaises. La différence entre la copie et l’original est particulièrement sensible dans le traitement des visages qui sont plus blancs et sans relief dans la version japonaise.

L’empereur Kangxi lisant. Début du 18e s. Couleur sur soie.

Meng Yongguang. Portrait de Kim Yuk. 1643-44. Encre et couleurs sur soie.

Hanegawa Tōei. Procession d’une ambassade coréenne. Vers 1748. Encre, couleurs et feuilles d’or sur papier.

Il y  eut aussi des contacts indirects, particulièrement pour la Corée. Le pays envoie régulièrement des ambassades en Chine et les hauts fonctionnaires  en contact avec les trompe-l’œil de G. Gheradini  vont rapporter de retour en Corée des œuvres importées en Chine ou réalisées sur place. Un notable coréen, Kim Yuk (1580-1658), a demandé à un artiste chinois, Meng Yongguang, de réaliser son portrait vers 1643-1644. Ce portrait présente les caractéristiques d’un art qui a été en contact avec la peinture occidentale.
Le prince coréen, Sohyeon (1612-1645), emmené en captivité à la suite d’un raid des Manchous en 1636, revient en Corée, en 1645, accompagné de Meng Yongguang qui y restera trois ans. Le prince rapporte aussi des livres et des estampes (scientifiques et religieux). Malheureusement, seul un catalogue en témoigne. Le prince étant mort en 1645, il semble qu’un coup d’arrêt ait été donné à l’introduction de l’art occidental. Les contacts reprirent au 18e s. et on sait par les textes que les émissaires coréens qui se rendaient en Chine, revenaient avec des peintures de style occidental qu’ils accrochaient dans la pièce principale de leur résidence.
Un autre exemple de contacts indirects se voit au Japon par  le biais de l’intégration de la culture occidentale dans la culture coréenne. Les ambassades coréennes qui venaient régulièrement à Edo étaient considérées comme un événement dans la communauté artistique japonaise parce que c’était un moyen de connaître les modes les plus récentes. Des artistes accompagnaient ces ambassades et  devaient produire des peintures tout au long.  La procession d’une ambassade coréenne par Hanegawa Tōei (actif 1735–1750) est célèbre par son utilisation de la perspective.
Une fois  les modèles arrivés en Asie, il reste  à savoir comment ils se diffusent et comment ils sont adaptés ou rejetés.
En Chine, la diffusion  se fait à partir de la cour. Des peintres venant de différentes régions se rendaient à Pékin et travaillaient pour un temps dans la capitale. Avec ces mouvements d’artistes, des modèles vont essaimer, notamment à Suzhou, ville qui a produit de nombreux lettrés et de grands peintres. Ces échanges vont permettre la production d’estampes de grande qualité. Celle figurant Cent enfants de Yungu et Zhang Xingzhu, datant de 1743, utilise une perspective linéaire approximative. Bien que ce soit une xylographie, le traitement donne l’impression d’une gravure sur cuivre avec l’utilisation de traits fins, des effets de texturation et d’ombrages. Si l’œuvre dans sa forme est influencée par les images occidentales, le thème -le souhait implicite d’avoir une nombreuse progéniture- reste totalement chinois. Shen Nanpin (1682-1760), un peintre de fleurs et d’oiseaux se rend, en 1731, à Nagasaki et y enseignera la peinture pendant deux ans. Son travail propose un rendu réaliste de la nature  où l’influence occidentale se fait jour avec des effets de texture et des ombrages pour rendre les volumes. Ce style influencera un certain nombre d’artistes japonais.
Les estampes sont un autre mode de diffusion et Cheng Dayue (1549-1616?) va reprendre et copier une estampe qui sera incluse dans un livre publié au début du 17e s., Jardin d’encre de la famille Cheng. L’original, une gravure sur cuivre, a été transposé en gravure sur bois. Le livre qui se veut un guide de collectionneur, comporte deux sujets religieux probablement perçus comme exotiques. Une gravure d’Odano Naotake (1749-1780) est visiblement inspirée d’un livre d’anatomie occidental. En effet cet artiste illustre Kaitai shinsho, en 1774, le premier ouvrage en japonais de médecine et d’anatomie traduit du hollandais. Ceci a été rendu possible par la levée, en 1720, de l’interdiction d’importer des livres occidentaux.

Yungu, Zhang Xingzhu. Cent enfants. 1743. Estampe polychrome.

Odano Naotake. Kaitai Shinsho. 1774. Xylogravure.

Empereurs étrangers et rois à dos de cheval. Détail d’un paravent. 1610. Encre, couleurs et or sur papier.

Les estampes ont fortement contribué à l’évangélisation et on peut trouver des images éditées localement en nombreux exemplaires, directement inspirées d’ouvrages diffusés par les Jésuites mais  adaptées pour un public chinois. Parmi ces transferts culturels, il se crée des malentendus: la Vierge à l’Enfant est perçue par les fidèles comme une représentation de Guanyin et certains ordres vont enlever ces images  des lieux de culte.
Un paravent japonais figurant des rois à cheval est directement inspiré d’une carte hollandaise de 1607  représentant des rois et des empereurs dans de petites vignettes. La carte a été copiée intégralement sur un paravent pour la famille shogunale qui l’offrit à la famille impériale. Les rois et empereurs présentent quelques différences par rapport aux vignettes et soulignent le fait que l’artiste maîtrisait bien les techniques en créant des raccourcis et en utilisant ombres  et volumes. Cependant l’œuvre correspond parfaitement au goût japonais avec son fond or tout à fait dans l’esprit Namban.

Wang Zheng et Johann Schreck, Yuanxi qiqi tushuo luzui (Illustrations et explications de machines merveilleuses). 1627.Xylogravure.

Yun Duseo. Autoportrait. Début du 18e s. Encre et couleurs sur papier.

Satake Shozan. Lézard en bouteille. Vers 1779. Encre et couleurs sur papier.

Byeon Sangbyeok. Chats et moineaux. Encre et couleurs sur soie.

Les ouvrages scientifiques et techniques ont joué un rôle extrêmement important car ils ont été un des principaux vecteurs de l’assimilation de modèles étrangers. Lorsque la perspective linéaire entre en Chine et au Japon, c’est probablement plus comme une technique que comme un mode de représentation artistique. Nian Xiyao (1671-1738), directeur des fours de Jingdezhen, publie un traité de perspective Shixue en 1735. Un livre, fruit de la collaboration entre Wang Zheng et un Jésuite, Johann Schreck, Yuanxi qiqi tushuo luzui (Illustrations et explications de machines merveilleuses) est la première traduction chinoise d’un ouvrage présentant la mécanique et la construction de machines occidentales en Chine. Cet engouement pour la culture technique s’appuie sur de nouvelles tendances intellectuelles préexistant en Chine, en particulier le néoconfucianisme qui met l’accent sur le fait qu’on doit pouvoir accéder au principe des choses par l’observation pratique du monde qui nous entoure. Ce courant, plus pragmatique, va se répandre aussi au Japon et en Corée. Cette approche conduit les peintres à être plus attentifs à leur environnement. Satake Shozan (1748-1785), peintre de l’école Ranga influencée par les Hollandais, a peint un lézard en bouteille dans Trois carnets d’esquisses (1779) qui est une véritable étude d’après nature. De plus, dans la notice «scientifique» écrite à côté, l’artiste spécifie d’où vient le spécimen, par qui il a été importé, etc. Yun Duseo (1668-1715), peintre et brillant intellectuel de la fin de la période Joseon, a exécuté un autoportrait qui rompt avec la tradition coréenne: le visage qui semble flotter sur la page, est légèrement ombré pour en accentuer l’expression, le rendant plus réaliste. Byeon Sangbyeok (1730-?),un artiste célèbre pour ses peintures de chats et d’oiseaux, utilise des ombrages pour rendre  volumes et textures.

Gang Sehwang. Les neuf courbes de la rivière dans les monts Wu Yi. 1713-1753. Encre et couleurs sur papier.

Yi_Eungrok (1808-1874). Chaekgeori. Détail d’un paravent. Encre et couleurs sur papier. ©Asian Art Museum San francisco.

L’approche naturaliste de la peinture se ressent aussi dans les paysages figurant les lieux tels qu’ils existent réellement. Le Paysage lacustre de Satake Shozan, qui semble une appropriation d’un modèle occidental, utilise les ombres dans   une composition qui donne une impression de profondeur et de reflets dans l’eau . Ces trois éléments se retrouvent de façon quasi systématique dans les peintures japonaises qui  font référence à la culture occidentale. Les neuf courbes de la rivière dans les monts Wu Yi de Gang Sehwang (1713-1791), peintre et lettré coréen, montre un paysage totalement réaliste avec un point de vue unifié et l’artiste a même annoté des indications topographiques.
Une réinterprétation d’une œuvre attribuée à Giuseppe Castiglione (1688-1766), Cabinet de trésors, qui montre un cabinet de curiosité sur le modèle occidental, va devenir en Corée un des thèmes majeurs des chaekgeori, littéralement «livres et objets». Ce thème, exploité aussi bien dans la peinture de cour que dans la culture populaire,  sera utilisé pour orner des paravents en particulier.
L’empereur Qianlong (1736-1795) demanda aux meilleurs artistes de l’académie de peinture impériale de décorer ses palais de peintures illusionnistes d’architecture, de jardins, de personnages et de lieux lointains. Un exemple, Illusion scénique du boudoir du jade le plus pur (1775) de Wang Youxue et Yao Wenhan, montre une pièce dans une perspective linéaire. En plus de l’effet de profondeur, il y a un nombres de références à la culture occidentale comme la transparence d’une vitre et la technique du verre peint. Cependant, le thème des concubines et de leur progéniture reste totalement chinois avec toute sa symbolique auspicieuse. Seuls, les visages restent assez plats ;  en effet, l’utilisation des ombrages dans les portraits reste timide en Chine et en Corée car cela choquait en donnant une impression de «saleté».
Les contacts avec l’Occident sont aussi sensibles dans la caractérisation des individus. Une peinture de Shiba Kōkan (1747-1818), Rencontre entre l’Est, l’Ouest et la Chine représente un Chinois, un Japonais et un Occidental, chacun reconnaissable à son costume, sa coiffure et son visage. Dans le fond du tableau, des représentants des trois pays collaborent pour éteindre un incendie.

Wang Youxue et Yao Wenhan. Illusion scénique du boudoir du jade le plus pur.1775. Encre et couleurs sur soie.

Shiba Kōkan. Rencontre entre l’Est, l’Ouest et la Chine. Encre et couleurs sur papier.

Ye Xin. Mont Baihe. 1654-55. Encre et couleurs sur papier. ©Metropolitan Museum.

En conclusion, ces influences occidentales finissent par être tellement bien intégrées par les artistes qu’elles sont difficiles à déceler. L’assimilation des modèles va être déterminée par les circuits de diffusion, le type de réseau à partir duquel ils se diffusent mais aussi par le fait que les cultures réceptrices connaissent des transformations sociales et culturelles et sont prêtes à les accueillir. L’intérêt pour ce nouveau vocabulaire se fond dans un intérêt plus large pour l’environnement immédiat et des approches concrètes.

Y a-t-il eu une postérité à cette intégration ? D’abord au Japon où la reprise de la perspective linéaire se fait naturellement au 19e s. et en Corée, malgré un arrêt lors de la persécution des chrétiens, où  les notions étaient suffisamment ancrées pour, qu’à la fin du 19e s., elles soient réactivées très rapidement. En Chine où il y a une véritable continuité dans l’assimilation des modèles,  l’identification de ces influences est plus difficile.

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