Pagodes et autres sanctuaires du Viêt Nam
Visioconférence par Pascal Bourdeaux, Maître de conférences, École Pratique des hautes Études et Nicolas Cornet, journaliste et photographe, spécialiste du Viêt Nam.
Cette conférence, le fruit des regards croisés du chercheur et du photographe, se base sur le livre Pagodes Vietnam Pagodas de Nicolas Cornet.
Pascal Bourdeaux rappelle d’abord l’histoire de la diffusion du bouddhisme en Asie depuis l’Inde. A partir du troisième siècle av. J.C. les enseignements du Bouddha vont atteindre Ceylan (Sri Lanka), l’Ouest de la péninsule indochinoise (actuelles Birmanie-Myanmar et Thaïlande) où vont se structurer, après le douzième siècle, des sociétés relevant du bouddhisme Theravāda (bouddhisme des Anciens ou encore Hīnayāna, dans son acception péjorative de Petit Véhicule) ; simultanément le bouddhisme Mahāyāna (ou Grand Véhicule) s’est diffusé depuis le Nord de l’Inde vers l’Asie centrale, la Chine et l’Extrême-Orient. Au septième siècle, c’est une troisième école, le Vajrayāna (véhicule du diamant de nature tantrique ou ésotérique) qui prend forme dans le Nord de l’Inde et en Haute Asie. Il va connaître un grand succès dans le monde himalayen, atteindre la Mongolie et sera adopté par les empereurs de la dynastie Qing (1644-1911).
Le Nord du Vietnam qui a été fortement sinisé va adopter un bouddhisme Mahāyāna teinté de confucianisme alors, qu’au Sud, c’est le bouddhisme Theravāda des Cambodgiens qui va se maintenir aux côtés de nouvelles formes bouddhiques (Tịnh độ ou bouddhisme de la Terre Pure, Thiền ou bouddhisme de la méditation).
Les pagodes ont été l’objet d’un important travail de préservation et d’analyse des architectures et des décors. En particulier, Louis Bezacier (1906-1966), membre de l’EFEO, va étudier et restaurer bon nombre de monuments entre 1935 et 1945 et publier de nombreux ouvrages. Hormis ces sites historiques et patrimoniaux, les pagodes souvent plus rudimentaires et modernes, abritent la vie religieuse quotidienne et populaire. Certaines ont ainsi été réalisées en béton armé au cours des années 1970 (pagode Xá Lợi à Sài Gồn). Elles n’en ont pas moins une valeur historique. Il ne faut pas oublier non plus que le bouddhisme vietnamien est aussi celui pratiqué par la diaspora aussi bien en Europe qu’aux États-Unis. Il faut cependant distinguer la population pratiquante (environ 16%) et celle qui se considère comme bouddhique (on pourrait parler de bouddhisme culturel) mais ne fréquente les pagodes que lors des fêtes principales.
Si le bouddhisme est fondé sur l’impermanence, il s’incarne, comme toutes les grandes religions, dans des sites et des monuments qui deviennent des lieux patrimoniaux et historiques.
Nicolas Cornet rappelle que son idée de réaliser ce livre a germé lorsqu’il s’est rendu compte que l’on démontait certaines pagodes pour en construire de nouvelles sans vraiment tenir compte de l’existant. Il lui est apparu nécessaire de réaliser une sorte d’inventaire pour témoigner de l’architecture et l’art décoratif des pagodes vietnamiennes traditionnelles du delta du Fleuve Rouge et des provinces du Nord. L’art s’exprime dans les pagodes à la manière de la sculpture religieuse gothique qu’on voit mieux dans les cathédrales que dans les musées. Comme dans les cathédrales, les sculptures et les reliefs que l’on trouve sur les poutres, les plafonds, les enceintes, ont servi de longue date à l’enseignement de la vie du Bouddha et de sa voie de salut.
Le bouddhisme et la pagode sont aussi le réceptacle de pratiques populaires diverses, pour vénérer les ancêtres, obtenir un oracle ou se faire soigner par la médecine traditionnelle.
Il faut noter que la religiosité s’exprime dans différents lieux comme la maison communale abritant le génie tutélaire du village (đình), des temples régionaux abritant des divinités taoïstes ou des cultes patriotiques (đên), les temple dédiés à Confucius (miểu), les pagodons dédiés aux cultes de la nature ou autres esprits (miễu). Dans le bouddhisme, il faut aussi distinguer différents espaces et termes : chùa (pagode), tu viện (institut bouddhique), đạo tràng (centre de méditation), tịnh xá (monastère) mais aussi le wat (monastère Theravāda) et le hội quan qui est un temple rattaché à une congrégation chinoise.
Dans la pagode Dâu, proche de Hanoï, la plus ancienne du Viêt Nam et de nombreuses fois restaurée, on n’y trouve pas que des bouddhas ou bodhisattvas ; par exemple, les gardiens de l’entrée sont associés à des statuettes de génies du sol qui attestent la présence d’un culte populaire. Les pagodes sont des lieux où on se doit d’aller lors de funérailles, les fêtes d’anniversaire des morts, la fête du Têt, les dixième et quinzièmes jours du premier mois lunaire.
Les pèlerinages font aussi partie du paysage religieux vietnamien comme celui qui amène des milliers de visiteurs à Chùa Hương (Pagode des parfums) durant le premier mois lunaire. Ce vaste complexe de temples et de sanctuaires construits dans les montagnes calcaires de Hương Tích abrite non seulement un sanctuaire bouddhique à l’intérieur de la grotte Hương Tích mais aussi d’autres temples qui mêlent des éléments de culte populaire. Un autre lieu de pèlerinage bouddhique important est le mont Yên Tử qui est le lieu de naissance de la première branche du bouddhisme vietnamien. C’est là que le roi Trần Nhân Tông (1258-1308) se retira pour mener une vie d’ascète. Il y créa l’école de Trúc Lâm (forêt de bambous), la première secte bouddhique purement vietnamienne. Le site montagneux est recouvert de pagodes et de stūpas et, chaque année, à partir du dixième jour du premier mois lunaire et durant les trois mois suivants, des milliers de pèlerins affluent de partout pour assister au Festival de Yên Tử, commémorer le roi Trần Nhân Tông et rendre un culte à Bouddha.
Le bouddhisme est aussi devenu plus urbain et la pagode Trấn Quốc, située sur le lac de l’Ouest à Hanoï, bien que se trouvant dans un espace naturel est aussi intégrée dans la métropole. A l’origine, bâtie près du Fleuve Rouge au sixième siècle, elle a été déplacée sur son lieu actuel au dix-septième siècle. Le propre des pagodes en bois est que toutes les pièces de bois sont assemblées et peuvent être démontées, transportées et remontées. Les gens y viennent au moment des grandes fêtes pour faire leurs dévotions au Bouddha mais font aussi des offrandes pour la réussite de la famille, le succès des entreprises ou des démarches. Encore une fois, on se trouve au croisement du bouddhisme et de toutes les croyances populaires.
Il semble qu’une certaine jeunesse cherche désormais, par une approche du bouddhisme tibétain, l’esprit du bouddhisme originel et un nouveau rapport à la spiritualité. Ainsi, dans les librairies, on trouve un grand nombre d’ouvrages consacrés aux grands lamas et aux grands penseurs de l’Inde. Si durant la seconde moitié du vingtième siècle, le bouddhisme a été l’objet de suspicion, autant aujourd’hui il est parfaitement intégré dans le tissu social. Le gouvernement se sert du bouddhisme et du culte des héros pour favoriser des règles de vie et redonner des valeurs morales à la société.
Il ne faut pas oublier que même dans les grandes agglomérations, il existe un culte des génies tutélaires des anciens villages qui se dissolvent aujourd’hui dans la ville, en particulier à Hanoi. On peut y voir des processions particulièrement festives lorsqu’on promène ces génies dans un palanquin au moment des fêtes.
La pagode Bô Dà, a été construite au onzième siècle sous la dynastie des Lý (1009-1225), puis a été restaurée au dix-huitième siècle sous la dynastie des Lê (1428-1788). C’est une des rares pagodes ayant conservé son architecture originelle typique dans un environnement naturel. Son plan labyrinthique est particulier et on y a enseigné les arts martiaux. Elle possède une collection de bois sculptés qui permettaient de faire des xylogravures reproduisant et illustrant aussi bien les sutras bouddhiques que des planches d’inspiration taoïste.
Huế, l’ancienne capitale, et encore aujourd’hui un centre important des études bouddhiques. Il y existe des écoles comme à la pagode Báo Quốc, haut lieu du bouddhisme contemporain. Si l’enseignement se fait essentiellement en chinois il y a, de plus en plus, un désir de retrouver les écrits originels en les cherchant dans les textes pāli. Le monachisme Mahāyāna règle la vie des novices entre prières, étude, méditation, repas et temps libre. Dans les pagodes, on peut aussi voir des enfants de familles pauvres qui y sont envoyés pour recevoir un enseignement. Certains décident parfois de devenir moine.
Il est à noter que des restaurants végétariens se développent dans l’enceinte même des pagodes et aux abords. L’intérêt de la jeunesse pour la pratique du végétarisme à certaines périodes de l’année est un marqueur de l’intérêt qu’elle porte aux valeurs spirituelles du bouddhisme.
Certaines pagodes de Huế rendent hommage aux bonzes et bonzesses qui se sont immolés par opposition à la guerre, surtout dans les années 1960. C’est là en effet que s’est formé une forme originale de bouddhisme engagé.
La pagode Từ Hiếu, située à cinq kilomètres de Huế est un bel exemple de disposition avec sa triple porte protégée par un mur écran (pour arrêter les mauvais esprits) qui précède un plan d’eau, puis une colline sur laquelle est construite la pagode, tout ceci au milieu d’une végétation luxuriante. Il faut remarquer que l’enceinte des pagodes est toujours très arborée et que les arbres, les plans d’eau, les reliefs naturels et les constructions créent une sorte de microcosme chargé de symboles.
Après avoir évoqué le Nord et le Centre du Vietnam, le livre nous entraîne vers le Sud, dans la région de Saigon et du delta du Mékong qui a longtemps fait partie de l’espace Khmer avant que les migrants vietnamiens et chinois n’y créent une civilisation originale. On y trouve en conséquence une forte implantation du bouddhisme Theravāda.
La pagode Giác Lâm est la plus ancienne de Hô Chi Minh-Ville, sa fondation remontant au dix-huitième siècle. Sa forme, assez caractéristique des pagodes du Sud, évoque un gâteau typique de la région. L’une de ses caractéristiques les plus remarquables sont les panneaux en bois de jaquier sculpté, typiques de l’architecture ancienne du Sud. Ces panneaux sont les seuls à avoir été parfaitement conservés au Vietnam.
La pagode Bửu Phong, près de Biên Hòa, rappelle que la communauté chinoise eut un rôle important dans le Sud du Vietnam. Lorsque la dynastie Qing prend le pouvoir en Chine, de nombreux légitimistes Ming décident de quitter le pays par bateaux et vont trouver refuge auprès du prince Nguyễn qui régnait sur le Centre et le Sud. Ces premiers migrants vont s’installer dans la région et créer les premiers foyers chinois. Ces temples chinois sont décorés de céramiques et de scènes qui évoquent aussi bien le bouddhisme que les romans de cour.
Lors de la fête du Têt, les pagodes et les temples chinois, mais aussi les temples hindous de Saigon sont fréquentés par toute la population locale, sans exclusivité. Le bouddhisme est aussi la religion de la mort et on organise des cérémonies dans les pagodes, au domicile ou dans la ruelle qui jouxte la maison du défunt.
Comme dit précédemment, les pagodes sont aussi des lieux où on pratique la médecine traditionnelle et certaines, se sont spécialisées dans la vente de la pharmacopée traditionnelle.
La pagode Bà Thiên Hậu est un temple taoïste qui fut construit au dix-neuvième siècle par des commerçants chinois. Il est dédié à la déesse de la mer Thiên Hậu (la Dame céleste) censée protéger les marins et les pêcheurs. Cette pagode a été récupérée par le bouddhisme et est très importante pour les femmes qui désirent avoir des enfants.
Le delta du Mékong présente un certain nombre de particularités culturelles. La pagode Tây An située dans la région du mont Sam présente une architecture originale mélangeant styles hindous, islamiques et bouddhiques. Un autre temple est l’objet du pèlerinage le plus important du Sud du pays, Miếu Bà Chúa Xứ qui est dédié à la Déesse du Territoire. La statue de la déesse qui date du sixième siècle, est en fait une sculpture de tradition hindouiste.
Des formes de bouddhisme messianique et apocalyptique ont également vu le jour dans le delta du Mékong au milieu du dix-neuvième siècle, lesquelles expriment de plus une tentative de retourner aux origines pour s’éloigner des pratiques de divination et autres croyances hétérodoxes. Les temples de la secte Tứ Ân Hiếu Nghĩa sont dénués de statues et un seul tissu rouge évoque la présence du Bouddha. Une autre branche, le bouddhisme Hòa Hảo, vénère Huỳnh Phú Sổ (1919-1947) qui est considéré comme un prophète et désormais vénéré en tant que bodhisattva.
Le bouddhisme Theravāda est aussi prospère dans le delta du Mékong et on compte dans la région parmi les plus belles pagodes cambodgiennes (pagode Âng à Trà Vinh par exemple). Ces sanctuaires présentent des toits multiples aux extrémités relevées. L’architecture intérieure d’un wat est très simple, deux rangées de colonnes, souvent remarquablement décorées, la divisent en trois travées et supportent le toit. Dans ces pagodes on ne voit que des statues du Bouddha historique Sâkyamuni et des illustrations de sa vie mais aucune allusion aux bodhisattvas ou aux bouddhas transcendantaux et encore moins aux divinités de la tradition vietnamienne.
À travers cette pérégrination photographique, on peut ainsi se rendre compte que le Vietnam est un pays d’Asie où le bouddhisme est bien vivant, multiforme. On y trouve en particulier ces deux formes de bouddhisme Mahāyāna et Theravāda, sans oublier des formes plus populaires ou érudites qui donnent cette teinte si particulière à ce pays.