Yun Duseo (1668-1715), peintre-lettré de Joseon – Un autoportrait entre art de la peinture et art de l’écriture

Vidéo-conférence par Ryu Nae-young, docteur en histoire de l’art, spécialiste de Yun Duseo.

Yun Tu-sŏ est né en 1668 dans une riche famille lettrée de hauts fonctionnaires, les Yun de la ville de Haenam, sous la monarchie bureaucratique de Chosŏn (1392-1897) où s’est pratiqué l’art de l’écriture idéographique chinoise, écriture officielle servant essentiellement à passer les examens d’État en vue de devenir fonctionnaire.

Yun Tu-sŏ reçut une éducation classique confucéenne mais aussi libérale. Il commence à pratiquer l’art de l’écriture dès l’âge de 4 ans. Un peu plus tard, adolescent, il découvre aussi la peinture, un art considéré encore peu noble par la majorité des lettrés de son temps, mais que lui valorisera. Il réussit les premiers examens (Kwagŏ) à l’âge de vingt-six ans mais ne passe pas l’examen final permettant d’occuper un poste officiel au sein de l’administration. La richesse de la famille lui permettra de garder son indépendance.

Malgré la création du hangŭl (hangeul), littéralement écriture des sons justes, par le roi Sejong le Grand, en 1443, pour transcrire le Coréen, l’utilisation des sinogrammes restera la seule écriture officielle jusqu’au dix-neuvième siècle. Le hangŭl fut cependant pratiqué par les femmes et la population peu éduquée qui n’avaient pas accès aux études chinoises. Le grand-père de Yun Tu-sŏ, Yun Sŏn-to (1587-1671), poète renommé, qui avait écrit un recueil de poèmes en hangŭl, Chants des quatre saisons du pêcheur, recommanda aux femmes de sa famille d’apprendre cette écriture.

Chants des quatre saisons du pêcheur rédigé en hangŭl. 1641. Yun Sŏn-to. ©Ryu Nae-young.

Autoportrait rédigé en hangŭl par Yun Tu-sŏ. ©Ryu Nae-young.

Yun Tu-sŏ pratiquait le hangŭl , comme en témoigne une correspondance échangée avec le gérant des terres de Haenam.
Il écrivit aussi un poème Autoportrait en hangŭl, montrant sa confiance dans cette écriture pour exprimer ses sentiments.

Recueil de traités essentiels pour voir le cosmos à travers la longue-vue, traité d’astrologie des Qing compilé par Yun Tu-sŏ. ©Ryu Nae-young.

Confucius et ses disciples. Album des douze grands maîtres confucianistes (1706). Yun Tu-sŏ. ©Ryu Nae-young.

Yun Tu-sŏ, ayant reçu une éducation encyclopédique, suit la tradition familiale et écrit de nombreux ouvrages  tels Dessins pour la fabrication de la cithare coréenne, Recueil de traités essentiels pour voir le cosmos à travers la longue-vue, Arithmologie collectées par Yang Hui mais aussi des traités sur la peinture.
Empêché de devenir fonctionnaire, il consacrera sa vie à l’art de la peinture et ouvrira la voie à ses descendants. Son fils aîné Yun Tŏk-hui (1685-1766) et son petit-fils, Yun Yong (1708-1740) vont poursuivre une carrière de peintre. Son arrière-petit-fils, Chŏng Yak-yong (1762-1836) réalisera les premières expérimentations avec la «camera obscura» en Corée.

Sauterelle sur une feuille. Encre sur papier. Yun Tu-sŏ. ©Ryu Nae-young.

Femmes récoltant des herbes. Encre sur papier. Yun Tu-sŏ. ©Ryu Nae-young.

Jeux d’enfants avec les cailloux. Encre sur papier. Yun Tŏk-hui. ©Ryu Nae-young.

Formulée sous les Song et dogmatisée sous les Ming, l’esthétique néo-confucéenne des lettrés demande de montrer l’essence des choses et non les formes.
Yun Tu-sŏ, dépassant les pratiques courantes et l’esthétique dominante, notamment quant à la peinture sur le motif (suivant les préceptes du sirhak, des «études pratiques») et à la représentation des figures humaines (en revalorisant le hyeong-sa, «l’imitation de la forme»), connut un grand succès et reçut des commandes des grandes familles tel l’Album des douze grands maîtres confucianistes (1706) demandé par la famille Lee de Yeoju. Il eut connaissance de l’art occidental au travers des gravures transmises par la Chine mais son activité de peintre ne l’empêche pas de réaliser de nombreuses calligraphies.

Avant de peindre son fameux autoportrait, Yun Tu-sŏ réalisa le portrait posthume de son ami  Sim Deukgyeong (1673-1710). Il le représente de trois quart, assis et enveloppé dans un habit de tous les jours, blanc et ample, traité avec des ombres légères. Bien que divergent des portraits de l’époque qui représentaient le sujet en habits officiels, il est accompagné d’un texte dans la tradition de l’esthétique lettrée.

Portrait de Sim Deukgyeong .1710. Encre et couleurs sur soie. Yun Tu-sŏ.

Autoportrait. Encre et couleurs sur papier. Yun Tu-sŏ.

Autoportrait (détail). Yun Tu-sŏ.

A l’époque, en Corée, il était très rare que des peintres fassent leur autoportrait, dix seulement furent réalisés tout au long de la monarchie coréenne. Le seul autoportrait peint par Yun Tu-sŏ, à la fin de sa vie, est une image exceptionnelle et célèbre. Cet  autoportrait, parfaitement frontal, se focalise sur le visage qui occupe tout l’espace de la feuille. On ne voit qu’une partie du couvre-chef noir, le corps et le décor étant invisibles car hors cadre. Avec cet autoportrait d’un réalisme impressionnant, Yun Tu-sŏ fait preuve, à un âge avancé, d’une maîtrise achevée du «maniement du pinceau» et du «jeu d’encre» – acquise grâce à la pratique constante de l’art de l’écriture – et du traitement des ombres, traduction picturale des techniques du pinceau et de l’encre.

Les ombres «timides» mais «efficaces» expriment avec subtilité un moi tourmenté mais confiant dans son pinceau et dans son encre. Contrairement à tous les autres portraits réalisés dans la société de Chosŏn, avec la tête des modèles attachée au cou et aux épaules, cette tête sans oreilles ni corps, «suspendue en l’air», nous regarde en face. Le visage est nu sans aucun signe reconnaissable du statut social. La barbe, la moustache et les favoris sont minutieusement tracés, trait par trait, comme si le peintre avait voulu compter avec son pinceau les poils en «mouvement». Chaque poil est dessiné en courbe et non en ligne droite. Leur longueur varie librement sans jamais dépasser la taille du rectangle. Soigneusement peignés, la barbe et les favoris ondoyants se déploient sans contrainte dans cet espace. Les traits de ces poils évoquent la «technique du pinceau» que le peintre coréen a décrite dans son «Autocritique» avec celle des «règles de l’encre», les deux moyens lui servant à atteindre le tao de la peinture. Les sourcils et la moustache attentivement tracés en respectant le sens naturel du poil et la grande maîtrise du pinceau pour tracer les cils et les vibrisses montrent l’intention du peintre d’atteindre au sommet de sa technique. L’extrême finesse de ces traits aiguise notre regard en requérant toute notre attention pour les discerner. Le contour des yeux est en même temps ferme et fragile. Les pupilles sont stylisées réduites à un cercle légèrement teinté en noir. Les «points de focus» sont résolument pointés au centre par un plus petit rond en noir foncé. Tous ces soins et ces attentions semblent contradictoires avec l’opinion de Xie He (écrivain chinois, critique et historien d’art du 6ème s.) pour qui la minutie et la recherche du détail nuisent à la vérité du portrait.

Autoportrait (détail). Yun Tu-sŏ.

Autoportrait vu sous éclairage ultraviolet révélant les vêtements. Yun Tu-sŏ.

Autoportrait. Yun Tu-sŏ.

Le peintre semble avoir utilisé une technique qui consistait à peindre les deux faces du papier et une analyse récente montre que pour le «dessin préparatoire», Yun Tu-sŏ avait indiqué un vêtement.
Pour la première fois dans l’histoire de l’art des portraits de la monarchie, un visage nu exhibe son soi le plus intime sur un support fragile de papier et nous fait oublier l’absence de corps.

Yun Tu-sŏ, esprit libre, a découvert une pratique picturale que mûrit la quête du «moi cosmologique» par le coup de pinceau. «Je cherche le tao de la peinture», a-t-il écrit. La plupart de ses successeurs semblent suivre les pas de leur éminent aîné, dont un des noms de plume est «humble lettré avec piété filiale»

 

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