Le lettré et le pouvoir dans la Chine pré-impériale

Visioconférence par Frédéric Wang, Professeur à l’INALCO (Institut national des langues et civilisations orientales).

L’idéogramme chinois pour écrire «lettré, gentilhomme», shi est associé à un autre signe pour écrire shi «servir (le prince)» et un autre idéogramme shi peut se traduire par «servir le prince, les parents». On voit ainsi que le lettré est associé à la notion de servir le prince, c’est une obligation et un devoir.

Un propos attribué à Confucius (551-479 av. J.C.) dit «Parfois le lettré n’accepte ni la dignité à la cour du Fils du Ciel ni aucune charge au service d’un prince feudataire». Cette contradiction entre ce que dit Confucius et la notion même du lettré qui doit servir le prince s’explique par le fait que la conduite de celui-ci doit être exemplaire pour mériter ce service. Le lettré ne doit entrer au service du prince que s’il le mérite, sinon il doit se préserver. Dans Les Entretiens de Confucius on peut lire que la condition pour entrer au service d’un prince dépend de la vertu de celui-ci.

Mencius (Mengzi 372-289 av. J.-C.), l’héritier spirituel de Confucius et un des grands penseurs de la période des Royaumes Combattants (475-221 av. J.-C.), dit que l’Homme est fondamentalement bon mais qu’il faut travailler et faire des efforts pour acquérir des savoirs et apprendre à être un homme meilleur, animé par le sens du juste et le sens de l’humain. Mencius a envisagé la relation entre le lettré et le prince de manière générale et la relation entre le prince et le peuple de façon plus particulière. Il ne cesse de dire que le peuple est le plus important, le plus précieux. Le roi Xuan de Qi (vers 350 av. J.-C.- 301 av. J.-C.) avait rendu prospère l’Académie Jixia qui réunissait beaucoup de lettrés de l‘époque pour qu’ils le conseillent sans intervenir directement dans les affaires de l’État. Dans un de ses dialogues avec ce roi, Mencius dit que la relation entre le prince et son peuple n’est pas unilatérale mais qu’il doit y avoir une bienveillance réciproque. Un dirigeant doit justifier sa position en agissant avec bienveillance avant de pouvoir s’attendre à une réciprocité de la part du peuple. Dans un de ses entretiens, il est convoqué par le roi alors qu’il allait se rendre à la cour ; il trouve alors l’excuse d’être malade pour ne pas s’y rendre. Le lendemain, le roi envoie un émissaire accompagné d’un médecin mais Mencius est allé présenter ses condoléances à la famille Dongguo. Prévenu par un disciple, il se réfugie chez son ami Jingzi. Son hôte lui dit : «la relation unissant à l’intérieur père et fils et celle qui lie à l’extérieur souverain et sujet sont les deux principaux types de rapports humains. Si la faveur domine le premier, le respect régit le second. Je vois que le roi vous a témoigné du respect mais je ne l’ai pas vu en retour chez vous». Mencius lui répondit «que lui seul exposait au prince la voie de Yao et Shun (souverains mythiques exemplaires du troisième millénaire av. J.C.) alors que personne ne parle du sens de l’humanité et de l’équité devant le souverain et c’est pourquoi les hommes de Qi sont moins respectueux envers lui que moi». «Dans l’univers, trois choses sont unanimement respectées: le rang, l’âge et la vertu. Rien ne vaut le rang à la cour, l’âge au village et la vertu pour aider le prince à gouverner le peuple. Un homme pourvu de l’une de ces qualités peut-il mépriser celui qui est pourvu des deux autres ? C’est pourquoi un prince de grande envergure a forcément des sujets qu’il ne convoque pas. S’il veut les consulter, il va vers eux. Celui qui n’a pas cette manière d’honorer la vertu et d’aimer la Voie n’est pas digne d’être aidé dans ses réalisations».

Confucius

Confucius

Mencius

Zhuangzi

Pour Mencius, régner c’est soumettre le cœur des gens alors qu’être hégémon c’est soumettre en ayant recours à la force. Son refus d’aller à la convocation du roi alors qu’il s’apprêtait à se rendre à la cour est causé par son sentiment de la hiérarchie. Aller voir le souverain de sa propre initiative était une chose, alors qu’être convoqué par le roi c’est entrer dans une relation de sujet à maître. Pour recevoir l’enseignement, on se déplace et on vient chez le maître. Le roi a le rang mais Mencius considère qu’il a l’âge et la vertu. Comme il n’était pas originaire de Qi mais seulement de passage, il quitta le pays peu de temps après cet événement.

Zhuangzi (389-286 av. J.-C.) est un grand penseur chinois à qui l’on attribue un texte essentiel du taoïsme le Zhuangzi. Son message politique est plus subtil et dans son rapport avec le prince il est assez catégorique. Dans la biographie de Zhuangzi écrite par Sima Qian (145-86 av. J.-C.), on voit que le roi Wei de Chu envoya un messager et un don important d’argent pour l’inviter en lui promettant le poste de premier ministre. Mais la réponse du maître fut nette «je ne veux pas être entravé par ceux qui ont le pouvoir et, pour satisfaire mon idéal, je n’accepterai jamais une position officielle».

Dans un autre passage, Zhuangzi était en train de pêcher sur les bords de la rivière P’ou, lorsque deux émissaires envoyés par le roi de Chu virent le trouver pour lui faire part du désir de leur maître de le voir se charger des affaires de l’État. Continuant à tenir sa ligne, le Maître leurs déclara sans même tourner la tête: «N’y a-t-il pas au Chu une tortue sacrée, morte il y a plus de trois mille ans, dont le roi conserve précieusement la carapace, entourée d’une pièce de tissu et serrée dans un panier d’osier, dans le temple ancestral de son palais ? Croyez-vous que la tortue est plus heureuse, maintenant qu’elle est vénérée comme une relique, que lorsqu’elle était vivante et traînait sa queue dans la boue ?»  «Elle était plus heureuse vivant à traîner sa queue dans la boue !», firent en chœur les deux envoyés. Zhuangsi répliqua: «Eh bien ! partez. Je préfère moi aussi traîner ma queue dans la boue !»

Pour Zhuangzi, les animaux sont aussi importants que les êtres humains. Selon lui, et même s’il relativise à maintes reprises la vie et la mort, servir un prince revient à perdre l’énergie vitale, à risquer inutilement sa vie. Il rejette en effet tout rapport social de contrainte qui prive l’homme de sa liberté.

Pour Mencius, il est envisageable d’être au service du prince si celui-ci est vertueux, alors que pour Zhuangzi il est inimaginable de servir un gouvernement institutionnalisé en raison de l’opposition qui en résulte entre l’homme et la nature.

Han Fei (mort en 223 av. J.-C.) est un philosophe et penseur politique du courant légiste qui vécut à la fin des Royaumes Combattants dans l’État de Han. Selon lui, l’ordre et la prospérité ne peuvent être apportés que par un État fort, qui repose sur des lois très strictes et non sur la morale et la compréhension, contrairement au confucianisme. Sa pensée inspira la politique autoritaire de Qin Shi Huangdi, le «Premier Empereur de Chine». Dans un de ses textes, il écrit: «Des favoris trop aimés d’un monarque menacent ses jours ; des ministres révérés s’emparent de son trône. Le désordre dans la hiérarchie des épouses est un danger pour le prince héritier ; l’insoumission des frères met le pays en danger». «Nul ne doit, de sa propre initiative, révérer les philosophes ou se mettre au service des hommes de talent». Le lettré n’a pas de place dans l’organisation du pouvoir tel qu’il est conçu par le légisme.

L’évolution des rapports des lettrés et du pouvoir impérial se poursuivra au cours des siècles. L’objectif des examens impériaux, celui de restreindre le pouvoir de l’aristocratie qui dominait la vie politique chinoise entre le 3ème s. et le 6ème s. de notre ère, ne fut atteint que sous les Song (960-1276) où le recrutement des fonctionnaires civils par la voie de concours impériaux fut régularisé pour devenir le modèle des dynasties suivantes. Le souverain est à la recherche des hommes talentueux, de la légitimité de son pouvoir représentée par la classe des lettrés. Le pacte qu’ils établissent, c’est donc l’échange du pouvoir contre le savoir. Le lettré, détenteur d’un savoir livresque, donc moral, et à la recherche d’une reconnaissance du pouvoir, se verra comblé dès lors qu’il aura réussi les concours.

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