Nara, trois trésors du bouddhisme japonais

Mercredi 6 février 2019: Nara, trois trésors du bouddhisme japonais, visite-conférence par Sylvie Ahmadian, conférencière au musée national des arts asiatiques – Guimet.

Un prêt exceptionnel a été accordé par la préfecture de Nara au musée national des arts asiatiques – Guimet, dans le cadre de Japonismes 2018. Pour la première fois prêtés hors du Japon sont présentés en France deux gardiens, trésors nationaux. Le temple Kohfuku-ji prête également une statue de bois du bodhisattva Kshitigarbha (Jizō Bosatsu en japonais), «bien culturel important».

Selon la tradition, le souverain de Baekje (Corée) a envoyé, en 538, une ambassade qui présenta à l’empereur Kimmei une statuette figurant le Buddha Sâkyamuni ainsi qu’une lettre lui recommandant vivement la «loi du Bouddha». La diffusion de cette nouvelle religion se fera, dans un premier temps, par l’intermédiaire de l’aristocratie. En accueillant le bouddhisme, c’est toute la culture sino-coréenne qui sera introduite au Japon par l’intermédiaire de la nouvelle religion qui parvient au Japon sous la forme évoluée du mahâyâna, avec un panthéon précisément constitué. L’archipel nippon reçoit donc en même temps des textes doctrinaux et des images sculptées du Bouddha.
C’est durant la période d’Asuka (538-645) que les premières sculptures japonaises sont réalisées, à la fin du 6ème siècle, au contact d’œuvres et d’artistes venus de Corée. Aussi, certaines sculptures en bronze doré de cette époque sont sans doute réalisées en Corée, comme la plupart des 48 statues du Hōryū-ji, le plus ancien temple japonais (607) encore existant. Dans les décennies suivantes, les sculpteurs japonais créent des œuvres qui puisent leur inspiration dans la statuaire bouddhiques de la dynastie des Wei et des grottes de Longmen, comme en témoigne la triade de Shaka, du célèbre sculpteur Tori, réalisée en bronze, datée de 623, et conservée dans le Kondō du Hōryū-ji de Nara. Cette œuvre privilégie toutefois une stricte symétrie et une représentation accentuée et linéaire des plis des drapés, ce qui contribue à une expression plus «abstraite» et annonce une orientation plus proprement japonaise.
Les premiers ateliers de sculpteurs s’implantent dans le Yamato, dans la préfecture de Nara, et vont y perdurer durant des siècles.
Durant l’époque de Hākuhō (645-710), les contacts avec la Chine des Tang s’intensifient et l’envoi d’ambassades japonaises à la cour de Chine renforce l’importation, dans l’archipel nippon, de nouvelles techniques et de nouveaux styles qui vont influer les productions artistiques japonaises aux lignes désormais plus souples, aux formes arrondies et aux visages réalistes.

Triade Shaka. 623. Bronze. Kondō du Hōryū-ji. Nara.

Ashura. Milieu du 8e s. Laque sèche peinte. Kohfuku-ji. Nara.

Gakko Bosatsu. Milieu du 8e s. Argile sèche peinte. Hokkedo,Todai-ji. Nara.

Jizō Bosatsu. Fin du 9e s. Bois d’orme peint. Kohfuku-ji. Nara.

Avec l’avènement de l’époque de Nara (710-794), la capitale est transférée à Heijōkyō, actuelle Nara, et le bouddhisme devient la religion d’Etat. La sculpture japonaise reflète le style Tang parvenu à sa maturité et  empreint de naturalisme. Aussi, alors que les sculptures des époques précédentes étaient essentiellement en métal, deux médiums plus malléables sont alors privilégiés: la laque sèche et l’argile. Deux œuvres de l’époque de Nara sont représentatives de ces techniques: Ashura, doté de six bras et de trois têtes, appartenant à l’ensemble des Êtres des Huit Catégories qui protègent la Loi bouddhique, est un chef-d’oeuvre de la statuaire en chanvre laqué du Kohfuku-ji ; Gakko Bosatsu, le boddhisattva de la lune, réalisé en terre séchée sur une armature de bois et de torchis avant d’être peint, offre un rendu du détail et une recherche de réalisme particulièrement visible dans le traitement du vêtement. La technique de la laque sèche consiste à recouvrir un modèle en argile de plusieurs couches successives de chanvre imbibé de laque, puis à réaliser une ouverture dans le dos de la statue pour en retirer le noyau d’argile. Une légère armature de bois est ensuite insérée dans la cavité pour éviter la déformation de la sculpture qui s’avère d’une extraordinaire légèreté, tandis que les détails sont modelés à l’aide d’un mélange de laque et de sciure de bois. Ces œuvres raffinées sont empreintes d’un naturalisme et d’une expressivité inédite.
L’époque de Heian (794-1185) voit le transfert de la capitale à Heian-kyō, future Kyōto, qui demeurera le siège de la cour impériale jusqu’en 1868. Après plusieurs siècles d’influences chinoises et l’interruption des relations diplomatiques avec la Chine en 894, la période Fujiwara (894-1185) permet le développement d’un style artistique  typiquement japonais et original. Dès le début du 9ème siècle, le bois constitue le matériau de prédilection des sculpteurs japonais qui réalisent des œuvres selon la méthode Ichiboku zukuri (dans un seul tronc d’arbre), le bois étant partiellement évidé pour en alléger le poids et prévenir les craquelures. Mais, à partir de la première moitié du 11e s., les statues sont réalisées à partir de plusieurs pièces de bois sculptées séparément puis assemblées.
Le Jizō Bosatsu de l’exposition, daté de la fin du 9e siècle et mesurant 139,7 cm de haut, a été réalisé selon le premier procédé. Le bodhisattva sauveur du monde des ténèbres, est figuré debout tel un moine au crâne rasé et vêtu d’un kesa (robe monastique faite de pièces de tissus assemblées). Contrairement à l’iconographie traditionnelle, il est exempt du joyau cintamani et du bâton pourvu d’anneaux, appelé kikara (shakujo en japonais). Ses mains, qui exécutent le geste de la discussion, ont du reste été réalisées dans un bois différent du bloc de keyaki (orme) dans lequel la statue a été taillée, y compris le piédestal. De la poudre d’or dissoute dans de la colle (selon la technique kindeisai) recouvre les chairs pour leur donner douceur et luminosité. Si la sculpture de Jizō Bosatsu est datée de la fin du 9ème siècle, l’ornementation du drapé – parcouru de fleurs, d’arabesques et de svastika – aurait été appliquée au 13e siècle, au moment de la restauration des deux autres sculptures de Kongo Rikishi, au même titre que le halo, placé à la même époque à l’arrière de la tête du bodhisattva, et composé d’une fleur de lotus d’où émanent 26 rayons suggérant la lumière irradiante.
Certains motifs sont réalisés grâce à la technique de superposition de couleurs Moriage saishiki  pour produire un effet de relief, et de kirikane ou feuilles de métal découpées. Cette remarquable sculpture, aux volumes amples, aux formes douces et arrondies, à l’expression concentrée et sereine, témoigne du haut niveau technique atteint par les sculpteurs japonais à la fin du 9ème siècle.

Jizō Bosatsu. Détail. Fin du 9e s. Bois d’orme peint. Kohfuku-ji. Nara.

Jizō Bosatsu. Détail. Fin du 9e s. Bois d’orme peint. Kohfuku-ji. Nara.

Jizō Bosatsu. Vue de profil. Fin du 9e s. Bois d’orme peint. Kohfuku-ji. Nara.

Jizō Bosatsu. Détail du vêtement. Fin du 9e s. Bois d’orme peint. Kohfuku-ji. Nara.

L’époque de Kamakura (1185-1333) voit l’établissement d’un gouvernement militaire, le bakufu, dont la capitale est installée à Kamakura, dans la baie de Tōkyō. Une nouvelle orientation est donnée à la statuaire bouddhique qui connaît une véritable renaissance à partir de nouveaux critères stylistiques. La sculpture de cette époque s’emploie à représenter les êtres avec vigueur et naturalisme, dans un style quasi «expressionniste» afin d’exprimer, de manière puissante, leur réalité la plus profonde. Elle est dominée par l’école de Kei dont les plus illustres sculpteurs, Kōkei, Unkei (1150-1223) et Kaikei (actif de 1183 à 1223) ont oeuvré à la restauration des temples bouddhiques de Nara tels que le Khofuku-ji et le Tōdai-ji, incendiés en 1180 par le clan des Taira.
L’école Kei, dans la région Nara, fait émerger un style d’un réalisme aigu et très  expressif. Unkei et Kaikei en sont les deux sculpteurs les plus représentatifs, avec un style réaliste très différent, viril et puissant pour le premier, gracieux et élégant pour le second. Cette quête de réalisme de l’école de Kei est mise au service des commandes et des restaurations du temple Kohfuku-ji du courant Hossō-shū.
En effet, le Kohfuku-ji constitue le temple principal de la secte bouddhiste Hossō-shū, inspirée par l’école chinoise Weishizong «conscience pure», connue sous le nom de Faxiang, introduite au Japon à la fin du 7ème ou au début du 8ème siècle. L’école Hōsso se fonde sur la doctrine de la conscience pure, strate la plus profonde de la conscience qui recèle la possibilité de devenir bouddha. Elle a pour but de percevoir la vraie nature des choses dont la découverte conduit à l’illumination.
Les deux sculptures de l’époque de Kamakura, du 13ème siècle, exposées au musée Guimet, représentent des Kongō Rikishi soit des gardiens (Vajrapāņi) qui se dressent généralement de chaque côté de la porte d’un temple. Ces divinités protectrices du monde bouddhique, chacun tenant un Kongōsho (vajra) ou arme de destruction, sont censées éloigner les mauvais esprits et enjoindre à ceux qui entrent dans le temple de suivre la Loi du Buddha. S’ils sont originaires de l’Inde où ils sont appelés yaksa, c’est sous leur forme sinisée qu’ils ont été introduits au Japon durant l’époque de Nara.

Kongō Rikishi. Ungyō. Bois de cyprès japonais peint. Kohfuku-ji. Nara.

Kongō Rikishi. Ungyō. Détail. Bois de cyprès japonais peint. Kohfuku-ji. Nara.

Kongō Rikishi. Agyō. Bois de cyprès japonais peint. Kohfuku-ji. Nara.

Kongō Rikishi. Agyō. Vue de dos. Bois de cyprès japonais peint. Kohfuku-ji. Nara.

Les deux statues exposées, habituellement conservées dans le temple Saikondō, dans l’enceinte du Kohfuku-ji, représentent les divinités gardiennes Agyō (bouche ouverte) et Ungyō (bouche fermée). De taille imposante (154 cm) mais humaine, d’une puissante musculature, Ils sont menaçants et dynamiques, dans la veine des rois-gardiens réalisés en 1203 par Unkei et Kaikei pour le temple Tōdai-ji de Nara. Ils impressionnent par leur posture spectaculaire qui, avec les drapés, donne l’illusion du mouvement ; leur vérité anatomique, avec les muscles tendus et les veines gonflées, exprime leur puissance et la tension générée par la colère qui semble les habiter. L’auteur, dont on ignore l’identité mais vraisemblablement Unkei ou un artiste de son entourage, a réussi à insuffler à ces divinités gardiennes une présence charnelle et une densité spirituelle inédites.
Du point de vue technique, elles ont été exécutées selon la procédé du Yosegi zukuri, qui consiste à sculpter séparément diverses pièces de bois – en l’occurrence ici du hinoki ou cyprès japonais – puis à les assembler.  Les deux éléments de bois superposés au niveau du ventre permettent d’obtenir l’angle souhaité entre le haut et le bas du torse pour intensifier l’impression de mouvement. Une fois sculptées, les statues ont été recouvertes de toile de chanvre sur laquelle on a appliqué de l’argile blanche, servant ensuite de support à la peinture. Les yeux en cristal de roche apportent un éclat et une remarquable intensité dans le regard de ces redoutables gardiens, qui, disposés de manière symétrique à l’origine dans la salle Saikondo du temple du Khofuku-ji, étaient destinés à protéger les autres statues du temple. Les recherches stylistiques d’Unkei et de son entourage ont exercé, jusqu’à la fin du 14ème s., une profonde influence sur le développement de la statuaire bouddhique qui, par la suite, n’atteindra jamais ce degré d’expressivité. Comme le souligne Hélène Bayou, commissaire de l’exposition «Nara, trésors bouddhiques du japon ancien. Le temple du Kôfukuji», présentée au Grand-Palais à Paris en 1996, la parfaite adéquation entre une pensée religieuse et son incarnation iconique demeurera inégalée.

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