Mieux comprendre la question des Rohingyas
Conférence par Françoise Capelle, ancienne élève de l’École du Louvre, Docteur en archéologie.
Françoise Capelle rappelle la situation actuelle des Rohingyas, largement médiatisée, qui a entraîné une condamnation du gouvernement du Myanmar par les Nations Unies en 2018. Dans les années 1970 et 1980, le régime militaire les a peu à peu mis au ban de la société, en en faisant des apatrides et en durcissant leurs conditions de vie. En 1978, environ 200.000 Rohingyas se réfugient au Bangladesh. En 1992, plus de 230.000 supplémentaires franchissent le fleuve Naf. En 2012, après des violences communautaires, 140.000 prennent la fuite, etc. En 2019, environ 750 000 réfugiés sont recensés au Bangladesh.
Qui sont les Rohingyas ?
L’origine d’une minorité musulmane Rohingya dans un état majoritairement bouddhiste est ancienne mais controversée par le gouvernement birman.
Il est difficile de cerner l’identité Rohingya. C’est un peuple qui habite aujourd’hui l’état d’Arakan (ou état de Rakhine) et représente un tiers d’une population de 3 000 000 d’habitants en majorité bouddhiste. Cette minorité pratique un islam sunnite teinté de soufisme. Il forme une communauté importante et la plus politisée.
Le nom:
Il aurait son origine dans un terme qui signifie habitant de l’Arakan mais est contesté par les Birmans qui, eux, les appellent des Bengalis pour justifier leur exclusion de l’espace birman. Cependant, les musulmans de l’Arakan se répartissent en quatre groupes distincts plus ou moins liés à leur religion. Un premier groupe, Kaman, descend d’Indiens de l’empire moghol et de mercenaires afghans qui sont venus se réfugier en Arakan en 1660. Cette ethnie musulmane est reconnue comme population indigène de la Birmanie. Un deuxième groupe est formé par une population bengalie descendant de personnes déplacées par la dynastie de Mrauk-U (1430-1784) et d’esclaves razziés au Bengale par les pirates portugais. Le troisième groupe est formé par la population du district de Sittwe dont la présence est attestée depuis la conquête du royaume d’Arakan par les Birmans en 1784. Le dernier groupe, le plus récent, concentré dans la région frontalière avec le Bangladesh, résulte de l’immigration mise en place par les Anglais après l’annexion de la Birmanie en 1890 dans l’empire des Indes britanniques. Ces distinctions sont nécessaires pour ne pas confondre les anciennes communautés musulmanes avec les nouvelles.
Il est à noter que depuis la conquête de l’Arakan par les birmans, même les Arakanais bouddhistes conservent une certaine rancœur vis-à-vis des Birmans.
Histoire:
Au 15ème s, Min Saw Mon reconquit l’Arakan avec l’aide de Nazir Shah, roi du Bengale. En reconnaissance de sa vassalité il reçut des titres islamiques et fonda sa capitale à Mrauk-U. Cette époque voit aussi l’importation de textes bouddhiques depuis Ceylan et l’ensemble de la population est bouddhiste. Ses successeurs agrandirent leur territoire, annexèrent Chittagong au Bengale et déportèrent 80 000 Bengalis en Arakan. La fin du 18ème siècle marque un changement majeur dans l’équilibre politique de la région. En 1760, le Bengale passe sous contrôle britannique et le fleuve Naf devient la frontière. Ce faisant, les Anglais établissent artificiellement une séparation entre le monde birman, asiatique, et le monde indien, autrefois franchie sans plus de question par les populations des deux bords. Une situation qui perdure aujourd’hui: c’est toujours la Naf que doivent franchir les Rohingyas fuyant la Birmanie moderne. En 1785, les Birmans annexent l’Arakan. Dans la tradition de l’Asie du Sud-Est, environ 20.000 personnes sont transférées jusqu’à Amarapura, la capitale birmane de l’époque. Une partie des musulmans fuit une occupation qui semble avoir été particulièrement brutale. Commence alors pour eux un exode continu vers le nord. En 1811, la ville de Cox’s Bazar est créée, du côté de l’actuel Bangladesh, afin d’absorber ce flot de réfugiés. La cité fait également toujours parler d’elle, étant en première ligne pour accueillir les Rohingyas aujourd’hui.
L’empire des Indes britanniques annexe peu à peu la Birmanie. En 1826, la communauté musulmane en Arakan, se situe aux alentours de 15% de la population. Dans l’ancien royaume d’Arakan, les Britanniques inversent le flux migratoire, encourageant l’installation de la main-d’œuvre bengalie, jugée plus apte à effectuer le travail des champs. Cette main-d’œuvre est en grande partie composée de saisonniers qui rentrent chez eux une fois les mois de travail achevés. Mais le temps passant, la part de travailleurs décidant de s’installer croît, provoquant le mécontentement des populations rakhines (nom moderne donné aux habitants de l’Arakan). L’utilisation de Rohingyas comme supplétifs dans l’armée britannique lors de la première guerre anglo-birmane, de 1824 à 1826, fait que cette population est considérée comme traître par les Birmans. Ces tensions vont s’exacerber au cours de la Seconde Guerre mondiale. Les Japonais envahissent le pays sous l’œil favorable d’un certain nombre de Birmans, qui y voient la possibilité de s’affranchir du colonisateur britannique. Un État birman fantoche est d’ailleurs créé par les Japonais entre 1943 et 1945. En Arakan, des milliers de musulmans sont tués au Sud. En retour, les bouddhistes sont massacrés au Nord. Les deux populations fuient pour se réfugier dans des zones plus favorables, les bouddhistes vers le sud et les musulmans vers le nord, se concentrant dans les zones où vivent toujours les actuels Rohingyas.
Après le retour de la puissance britannique en 1945, les Rohingyas reviennent s’installer en Birmanie. L’indépendance birmane, en 1948, vient de nouveau bouleverser les règles de la région. Les musulmans, assimilés à la période coloniale, sont alors considérés comme des citoyens de seconde zone, même s’ils possèdent alors le droit de participer à la vie politique. Dans les années 1970 et 1980, le régime militaire va peu à peu les mettre au ban de la société, en en faisant des apatrides et en durcissant leurs conditions de vie et provoquant des vagues d’exode. Cet exil se poursuit au cours des années suivantes. Certains embarquent dans des navires de fortune, abandonnés par des passeurs peu scrupuleux, et se retrouvent ballottés entre divers pays, aucun État de la région ne souhaitant les accueillir.
ARSA:
Face aux persécutions, l’ARSA (Armée du salut des Rohingyas de l’Arakan) prend, en 2016, la suite du Harakah al-Yaqin, «Mouvement de la foi» fondé en 2012. Cette armée d’environ 1000 hommes est dirigée par Ata Ullah Abu Amar Junjuni né à Karachi et élevé en Arabie saoudite. L’objectif du mouvement est de faire progresser les droits de la minorité musulmane rohingya persécutée. L’ARSA, opposée à l’armée birmane, crée une tension qui pourrait faire à terme de la Birmanie un nouvel abcès de fixation djihadiste.
Il faut rappeler que 70% des Birmans sont bouddhistes et se demander quel rôle est joué par les 500 000 moines ? Bien qu’ils n’aient pas le droit de vote ils sont un des facteurs de l’ultranationalisme. Le bonze Ashin Wirathu, le fondateur de «l’Association pour la protection de la race et de la religion» fut emprisonné pour incitation à la haine mais amnistié en 2010. Il est le leader du mouvement 969, mouvement politique bouddhiste nationaliste et islamophobe. Originellement, ces trois chiffres représentaient les 24 attributs des trois joyaux du bouddhisme : les 9 attributs du Bouddha, les 6 du Dharma et les 9 du Sangha. Depuis, ces trois chiffres ont été instrumentalisés sous forme du slogan, «Acheter 969», c’est-à-dire acheter bouddhiste et sont devenus une incitation à boycotter les commerçants musulmans. Ceci est en réaction au chiffre 786, traduction numérique «au nom de Dieu», utilisé par les musulmans pour signaler une alimentation halal. L’armée s’est servie de ce mouvement qui est perçu par les Birmans comme garant de l’identité nationale.
135 ethnies:
Si les médias occidentaux se sont focalisés sur les conflits dans l’Arakan, il ne faut pas oublier que d’autres foyers d’insurrections existent en Birmanie. La politique antimusulmane et antichrétienne est aggravée par des disparités sociaux-économiques ; victimes de discriminations raciales et d’assimilation forcée, les régions périphériques sont devenues le théâtre d’affrontements. Il ne faut pas oublier que la Birmanie comporte 135 ethnies et que si la plaine centrale est bien habitée par les Birmans d’origine, il y a les Shans, les Karens (surtout chrétiens), les Mons, etc. Cette situation est très déstabilisatrice pour le gouvernement qui peine à conjuguer unité nationale et diversité ethnique.
La colonisation a été aux sources de la déstabilisation car, après l’annexion de la Birmanie par l’empire britannique, les Birmans furent systématiquement tenus à l’écart du pouvoir. Les hauts postes de l’administration furent confiés aux Indiens et ceux de l’armée aux minorités ethniques. La plaine centrale et le delta étaient directement administrés par le gouvernement britannique alors que les zones périphériques conservaient le système traditionnel de chefferies, créant ainsi un ressentiment au sein des élites birmanes. Après l’indépendance de 1948, le premier ministre U Nu instaure une démocratie parlementaire, mais le coup d’État militaire du général Ne Win en 1962 modifie la situation. Celui-ci dirige le pays d’une main de fer pendant vingt-six ans, introduisant des réformes socialistes brutales. En 1988, un important mouvement de protestation populaire permet à un groupe de généraux de renverser Ne Win et d’établir une nouvelle junte militaire, le Conseil d’État pour la restauration de la Loi et de l’Ordre. Il met en place une violente politique de birmanisation. S’ensuit une réaction de certaines ethnies qui vont former des groupes armés à visées séparatistes.
La politique économique:
La junte exploite les ressources naturelles des provinces périphériques à son seul profit. L’Arakan reste un des états les plus pauvres du pays malgré sa richesse en ressources naturelles. En 2013, 44% de la population y vit en-dessous du seuil de pauvreté contre une moyenne nationale de 26%. Le gaz naturel des côtes arakanaises est envoyé par gazoduc en Chine, générant annuellement 1 500 000 $ de revenu pour l’État central mais sans retombées à l’échelle locale. L’Arakan est aussi un lieu stratégique: les Chinois y ont installé un oléoduc qui achemine directement le pétrole venu du Golfe persique vers le Yunnan. L’ouverture économique de la Birmanie ne se fait pas suffisamment au bénéfice des états périphériques. La société birmane est traversée par trois lignes de fracture: ethnique (birmans contre minorités), religieuse (bouddhistes contre musulmans et chrétiens), économique (régions bénéficiaires de l’ouverture contre régions exploitées).
Aung San Suu Kyi:
L’icône de l’opposition et du retour à la démocratie, est maintenant accusée de ne pas prendre parti en faveur des Rohingyas. Après son élection, en 2015, les Occidentaux avaient pensé que la démocratie était enfin établie en Birmanie et ne comprennent pas sa position aujourd’hui, lui reprochant de trahir les valeurs qu’elle défendait autrefois. Le 12 décembre 2019, elle défend elle-même son pays, accusé de génocide, devant la cour de La Haye en réfutant les accusations, répondant que le rapport est incomplet et trompeur. Une explication pourrait être qu’elle n’est que conseillère d’État et que l’armée a conservé la mainmise sur trois ministères clés (l’Intérieur, la Défense et les Frontières). De plus, 25% des sièges du Parlement sont réservés aux militaires et l’armée peut continuer d’agir en toute impunité. Elle reconnaît que ce qu’a fait l’armée est condamnable mais pas l’armée elle-même. Elle n’est pas une politicienne mais une spirituelle (Gandhi est son modèle) et espère toujours que la réconciliation de tous est encore envisageable avec de la persévérance.
Question du retour:
Dhaka avait comme projet d’installer 100 000 réfugiés sur une île déserte, Bhasan Char, située dans le Golfe du Bengale. Bien que l’île soit inondée à chaque mousson, le gouvernement du Bangladesh a demandé aux Britanniques et aux Chinois de construire des hébergements. Les Rohingyas ne s’y précipitent pas de même qu’ils redoutent un rapatriement: ils n’ont aucun intérêt à revenir en Arakan pour être parqués dans des camps sans avoir obtenu une quelconque reconnaissance de leurs droits. La majorité de la communauté se trouvant au Bangladesh, ils n’ont aucun désir de retourner en Arakan.
Enjeux actuels:
Comme il a déjà été dit, les États périphériques sont convoités et exploités pour leurs ressources naturelles. L’Arakan joue un rôle primordial comme pivot dans le Golfe du Bengale. Face à l’entreprenante politique des routes de la Soie, le Japon organise de concert avec l’Inde et l’Australie une stratégie d’associations dans l’Océan Indien pour occuper le terrain. Il est devenu un partenaire majeur de la sécurité régionale. Il a lancé une stratégie Indo Pacifique Libre et Ouverte. La partie se joue entre la Chine, le Japon, l’Inde et le Bangladesh. La marine militaire chinoise a, en particulier, installé des points d’appui le long de sa principale voie d’approvisionnement maritime vers le Moyen-Orient (dont Sittwe, capitale de l’Arakan, Chittagong, le port principal du Bangladesh, Bentota au Sri Lanka, etc.). Cette manœuvre, visant aussi à encercler l’Inde, est surnommé la stratégie du collier de perles.
Un autre problème est la diffusion par les medias, réseaux sociaux, de propagandes antimusulmanes et antibouddhistes, accroissant les rancœurs. La souffrance des Rohingyas a été amplifiée par tous les réseaux sociaux et les médias occidentaux. Chaque camp n’hésitant pas à faire de la désinformation, cela a entraîné une sorte d’hystérie médiatique. Plus la communauté internationale soutient la cause des Rohingyas, plus elle les rend suspects aux yeux des Birmans.
En conclusion:
Faut-il renvoyer la Birmanie au ban des nations ? Accuser le gouvernement birman de génocide et de purification ethnique ne fait qu’envenimer la situation. C’est d’une guerre qu’il s’agit, déclarée par la montée des haines ethno-religieuses locales qui s’amplifient depuis des années. Le problème des Rohingyas a pris un ton international car il est amplifié par sa composante religieuse et appuyé par tous les musulmans. Il doit être résolu de concert avec celui des autres minorités (Mon, Karen, Kachin, etc.) qui sont aussi en rébellion car elles n’ont pas été écoutées. Au lieu d’attiser les ressentiments, il faut essayer d’apaiser les tensions ancrées depuis des décennies et chercher des solutions pour la réconciliation et la coexistence, comme autrefois, de communautés différentes. La pression internationale risque de rapprocher la Birmanie et la Chine qui y joue déjà un rôle majeur (visite du président Xi Jinping en janvier 2020).
La Birmanie, victime lointaine des divisions léguées par le colonialisme britannique qu’elle n’a pas réussi à résoudre, victime actuelle de visées djihadistes qui viennent envenimer une situation instable, est aussi la prochaine victime des appétits économiques et territoriaux de ses grands voisins.
Comprendre, ce n’est ni juger ni excuser, c’est surtout le moyen de ne pas envenimer les choses sous prétexte d’indignation et de compassion, mais de situer les difficultés là où elles se trouvent pour trouver une voie vers un apaisement durable.