La peinture vietnamienne au 20ème siècle

Conférence par Anne Fort, Conservateur du patrimoine chargée du Viêtnam et de l’Asie centrale.

La tradition picturale avant le 20ème siècle.

 Avec l’établissement des premières écoles de beaux-arts par le gouvernement français au début du 20ème siècle, la notion d’artiste dans l’acception occidentale s’impose au Vietnam. Auparavant, les représentations picturales étaient principalement destinées au culte des Ancêtres et à la dévotion religieuse. Un grand panneau figurant le roi Lý Nam Đế et la reine, datant de la fin du 17ème s. ou du début du 18ème s. illustre la dévotion autour du monarque ayant fondé un royaume indépendant au 6ème siècle.  Des représentations de déités ou de héros nationaux étaient exécutées pour les temples. Les portraits des défunts étaient destinés aux temples des ancêtres. La peinture décorative de tradition chinoise existait aussi, de même que la calligraphie de poème. Pour les bourses plus modestes, les estampes populaires reprenaient les thèmes des héros et des vœux de bonheur.

 Le goût de la modernité au tournant du 20ème siècle.

 Alors que l’intérêt pour la culture occidentale gagne le Japon et la Chine, quelques Vietnamiens poussés par la curiosité, s’essayent à la peinture à l’huile, technique tout à fait nouvelle. Lê Văn Miến (1873-1943), fils de mandarin, est envoyé par la cour de Huế à l’École Coloniale de Paris pour y étudier l’administration. Parallèlement, il suivra les cours de l’École des Beaux-Arts de Paris. De retour au Vietnam, il laissera quelques rares tableaux.

Au début du 20ème s., il existait des écoles d’arts appliqués en Cochinchine: Thủ Dầu Một (1901), Biên-Hoà (1903) ou Gia Ðịnh (1913). Ces trois écoles furent fondées dans le but d’encourager l’artisanat traditionnel vietnamien, tout en lui évitant l’écueil d’une production répétitive qui n’obéirait plus qu’à la demande d’une clientèle européenne croissante, plus avide d’exotisme que d’esthétisme.

Thang Trần Phềnh (1895-1973) se forme en autodidacte à la peinture à l’huile. Il peint des scènes historiques, des scènes de la vie courante, des décors de théâtre.

Nguyễn Nam Sơn (1890–1973) est un esprit curieux qui apprend le dessin à l’école auprès de ses professeurs français. De lui-même, il étudie la peinture chinoise, japonaise et occidentale. Il commence sa carrière par l’illustration d’articles de presse et de manuels scolaires. En 1921, il fera la connaissance de Victor Tardieu (1870-1937) et avec lui fondera l’École des Beaux-Arts de Hanoï en 1925.

Le roi Lý Nam Đế (détail). Pigments sur bois. Dynastie des Lê postérieurs. 17ème-18ème s. Musée des Beaux Arts de Hanoï.

Portrait d’un lettré. Nam Sơn. 1923. Huile sur toile. Khai Trí Tiến Đức.

La partie de cartes. Thang Trần Phềnh. 1950. Couleurs sur soie. Collection of National Heritage Board, Singapore.

Un nouveau système éducatif : les écoles des Beaux-Arts (1925-1945).

 Victor Tardieu, peintre français à qui l’on doit quelques grands décors académiques dans les mairies des Lilas et de Montrouge, reçoit le Prix d’Indochine en 1920. Le prix s’accompagne d’une bourse qui lui permet de séjourner en Indochine. Sur place, il reçoit la commande d’un grand décor pour l’amphithéâtre de l’université de Hanoï qui l’amène à prolonger son séjour. Il rencontre alors Nam Sơn et ensemble, ils s’attèlent à créer une véritable école supérieure dédiée à l’enseignement des Beaux-Arts, sur le modèle de l’école des Beaux-Arts de Paris. L’enseignement mêle les principes académiques du dessin, de la perspective, du modelage, de la composition, selon les codes occidentaux, et une ouverture sur les techniques extrême-orientales comme la peinture sur soie et la laque. Victor Tardieu veut permettre à ses élèves de créer un style nouveau, synthétisant l’apport français et l’apport local. Ce nouveau style indochinois, né en contexte colonial, sera le creuset de l’émergence de la figure de l’artiste, individu libre dans sa création et ses idées.
L’École des Art Appliqués de Gia Ðịnh a été fondée en 1913 par l’architecte André Joyeux (1871- ?) non loin de Saigon. Le but de cette école pratique est de former de futurs professionnels dans les domaines de la cartographie ou du dessin technique ou d’illustration. L’idée d’en faire des artistes ne naîtra qu’en réaction à la création de l’école des Beaux-Arts de l’Indochine à Hanoï, en 1925. Le nouveau directeur de l’école, Jules-Gustave Besson (1868-1942), en modifie alors le cursus pour augmenter la part de l’instruction académique.
Les débouchés sont rares pour les artistes formés dans les écoles des beaux-arts car ce type d’œuvres très nouvelles ne touche qu’une clientèle occidentale et intéresse peu les vietnamiens aisés.
Pour soutenir la création de ses étudiants, Jules-Gustave Besson entreprend en 1935 l’édition d’un ambitieux projet, La Monographie dessinée de l’Indochine, un ensemble de plus de 700 planches imprimées à partir d’une sélection des travaux des élèves de l’école.
Des expositions sont également organisées au Vietnam, en Europe et au Japon pour promouvoir les travaux des artistes diplômés de ces écoles et de leurs professeurs.

Femme au pantalon noir. Trần Duy Liêm. 1937. Fusain, aquarelle et gouache sur papier. ©Musée Cernuschi.

Maternité. Lê Phổ. 1937. Encre et couleurs sur soie. © Aguttes

Baignade. Mai Trung Thứ. 1962. Couleurs sur soie. ©Musée Cernuschi.

Trần Duy Liêm (1914-1994) est un artiste qui a poursuivi sa carrière au sud du Vietnam, dans l’illustration d’ouvrages, notamment, et y a régulièrement exposé. Plusieurs de ses œuvres se trouvent dans les collections du musée Cernuschi.

La quête de l’indépendance : années 1930-1940.

 Les artistes s’épanouissent dans des thèmes nouveaux, paysages, scènes populaires. La figure de la jeune fille, largement prédominant, véhicule non seulement l’exaltation de la beauté, mais également le nouveau statut accordé à l’artiste, qui peut désormais exprimer dans un portrait les états d’âmes de son sujet, ou ses propres réflexions dans ses compositions. L’individualisme de l’artiste fleurit, malgré des œuvres au style encore sage.  Parallèlement, parmi l’élite intellectuelle, naissent des mouvements de pensée nationalistes qui travaillent à l’indépendance du Vietnam. Ces mouvements littéraires sont connus des artistes qui bien souvent y sont sensibles : ils se retrouvent tiraillés entre la reconnaissance qu’ils ont pour leurs professeurs français et leur enseignement, et leur aspiration à la souveraineté de leur pays.
Un choix parmi de nombreux artistes permet d’avoir un aperçu de leurs différentes trajectoires.
Lê Phổ (1907-2001), Vũ Cao Đàm (1908-2000) et Mai Trung Thứ (1906-1980), tous trois diplômés de la première et seconde promotion de l’École des Beaux-Arts de l’Indochine de Hanoï, décident de quitter le Vietnam en 1937, à l’occasion de l’Exposition Universelle de Paris. Comme la plupart des diplômés de l’EBAI, ils occupaient des postes de professeurs de dessin, mais voulant élargir leur horizon artistique, ils s’établiront définitivement en France pour y vivre de leur art. Ils s’attacheront à peindre des scènes d’un Vietnam idéal, où la figure de la jeune fille sera toujours prédominante, que ce soit sur soie ou à l’huile, ou encore sculptée, dans le cas de Vũ Cao Đàm qui était aussi sculpteur.

Les années de guerre : 1945-1954-1975 : le réalisme socialiste.

Après le bombardement de Hanoï en 1943 par les américains, l’EBAI déménage sur trois sites différents et, à partir de 1945, le programme est allégé. Le 2 septembre 1945, la République  Démocratique du Viêtnam est proclamée par Hồ Chí Minh et, le 8 octobre de la même année, l’École des Beaux-Arts de la Résistance remplace l’EBAI. Après la défaite de Điện Biên Phủ, en 1954, l’École Supérieure des Beaux-Arts du Vietnam propose un cursus de deux ou trois ans qui passera à sept ans à partir de 1960.

Automne. Trần Văn Cẩn. Peinture sur laque.1960. ©Singapore Art Museum.

Jeune femme en train de se peigner. Nguyễn Phan Chánh. 1933. Couleurs sur soie. ©Musée Cernuschi.

Les villageois. Nguyễn Gia Trí. 1938. Détail d’un paravent. Bois laqué. ©La Gazette Drouot.

Tô Ngọc Vân (1906-1954), diplômé en 1931 de l’EBAI, dirigera l’école à partir de 1945. Pendant la guerre d’Indochine (1946-1954), l’école deviendra École des Beaux-Arts du Việt Bắc. La pénurie de matériel est constante dans cette école de la résistance. De petits dessins évoquent la vie des soldats. La peinture sur laque et l’estampe sont favorisées car les techniques sont traditionnelles et la matière première disponible. Tô Ngọc Vân sera tué en 1954 lors de la bataille de Điện Biên Phủ.
Trần Văn Cẩn (1910-1994), diplômé de l’EBAI en 1936, prendra la relève de Tô Ngọc Vân et dirigera l’École rétablie à Hanoï de 1954 à 1964. Tô Ngọc Vân et Trần Văn Cẩn embrassent la cause indépendantiste vietnamienne et accueillent la nouvelle idéologie du réalisme socialiste imposée par le Parti. Les thèmes doivent désormais montrer des figures héroïques choisies parmi les paysans, les soldats ou les ouvriers. La frêle jeune fille au regard perdu dans ses rêveries disparait.
Nguyễn Phan Chánh (1892-1984), diplômé de l’EBAI en 1930, s’inspire du monde rural et privilégie la peinture sur soie. Son œuvre se caractérise par une tonalité ocre et l’application de la couleur en larges aplats. Contrairement à Tô Ngọc Vân et Trần Văn Cẩn, il ne change pas de style avec l’avènement de la norme du réalisme socialiste. Dès l’époque indochinoise, ses scènes de genre s’attachent à dépeindre sobrement des gens simples. Cela lui permettra de traverser les années de troubles et de devenir l’un des peintres vietnamiens les plus prisés.
Diệp Minh Châu (1919-2002) montera du Sud vers le Nord en 1945 pour rejoindre la résistance anti-française. En 1950, il passe six mois auprès du président Hồ Chí Minh qu’il met en scène dans plusieurs huiles sur toile. Les portraits d’Hồ Chí Minh sont un sujet largement traité par les artistes du Việt Bắc.
Nguyễn Gia Trí (1908-1993), diplômé de l’EBAI, est considéré comme le maître de la peinture à la laque, un genre pictural nouveau, né dans les années 1930, synthèse de l’ornementation artisanale à la laque avec la peinture de chevalet à l’occidentale. Nguyễn Gia Trí quitte Hanoï en 1954, lors de la partition du Vietnam, pour se réfugier au Sud, en République du Vietnam.
Lê Văn Đệ (1906-1966) fuira également le régime communiste en 1954 et fondera l’École des Beaux-Arts de Saigon. Au sud, le style des artistes et leurs thèmes prolongent l’époque indochinoise : les scènes lumineuses dépeignent encore la légèreté et la joie de vivre.

Désenchantement : les quatre piliers «Nghiêm Liên – Sáng – Phái».

 Certains artistes ont été reconnus officiellement comme majeurs et se sont vus attribués le titre de «pilier», en référence aux «quatre piliers qui soutiennent la maison», une manière de désigner les quatre plus importants conseillers à la cour, traditionnellement. Nguyễn Tư Nghiêm (1922-2016), Dương Bích Liên (1924-1988), Nguyễn Sáng (1923-1988) et Bùi Xuân Phái (1920-1988) sont les quatre artistes de la seconde génération d’artistes vietnamiens qui incarnent le mieux le désenchantement qui gagnent certains artistes ayant rejeté l’idéologie du réalisme socialiste, après l’avoir embrassé dans leur jeunesse. On doit à Nguyễn Sáng de grands panneaux laqués où il exalte avec ferveur les soldats, les ouvriers et les paysans. Ces artistes patriotes souffrent pourtant de plus en plus du carcan imposé par le gouvernement. Leur créativité s’essouffle à respecter les nombreux interdits. Dans les années cinquante, un vent de contestation se lève parmi les intellectuels et les artistes. Mais il sera réprimé. Les artistes se retirent de l’appareil d’état et perdent tout statut. Ils vivent chichement, soutenus par leurs amis, peignant sur de mauvais cartons. Bùi Xuân Phái est connu pour ses figures d’acteurs et ses rues de Hanoï désertes, peintes avec une matière rugueuse formant des empâtements. Dương Bích Liên peint essentiellement des figures féminines, de même que Nguyễn Sáng, célèbre également pour ses chats vigoureusement brossés à l’aide d’un épais cerne noir. Ces trois amis mourront tous la même année. Nguyễn Tư Nghiêm, lui, tout en délaissant le réalisme socialiste, ne cède pas au désespoir. Il propose des thèmes inspirés des légendes populaires traitées dans un style cubiste fait de blocs structurés par les lignes internes.

Maisons de Hanoï. Bùi Xuân Phái. Huile sur toile. ©Sotheby’s.

Chats. Nguyễn Sáng. Aquarelle sur papier. ©Sotheby’s.

Le Đổi Mới: ouverture économique à partir de 1986 – effusion créative.

Après la réunification de 1975, le gouvernement entame des réformes mais c’est autour de 1986 que l’ouverture économique annonce l’assouplissement du contrôle des productions artistiques.  Les artistes sont alors gagnés par une sorte de frénésie créative pour exorciser les années de guerre. Les livres d’art sont avidement recherchés et les artistes adoptent des styles inspirés des tendances les plus diverses de l’art du 20ème siècle en Occident. Avec parfois un demi-siècle de retard, l’on voit fleurir des tendances cubistes, abstraites, expressionnistes, hyperréalistes… La qualité est inégale et certains artistes cèdent aux goûts d’une nouvelle clientèle étrangère. Les galeries sont peu nombreuses dans les années 90, et l’appareil d’état contrôle encore fermement les productions artistiques. La censure guette les artistes jugés irrévérencieux tant dans les expositions d’état que dans les manifestations privées. L’ouverture se fait ainsi peu à peu, apportant avec elle une certaine dispersion des styles et la tentation de plaire à une nouvelle clientèle internationale, en même temps que la liberté et une créativité renouvelée.

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