Une des provinces du Rococo. La Chine rêvée de François Boucher

Visite-conférence au musée des Beaux-Arts et d’archéologie de Besançon.

 Le musée des Beaux-Arts et d’Archéologie de Besançon, qui conserve depuis deux siècles les dix projets de François Boucher (1703-1770) réalisés en 1742 pour la manufacture de Beauvais, présente une exposition ambitieuse, forte de cent trente prêts nationaux et internationaux.

Si François Boucher a collectionné des œuvres d’Extrême-Orient tout au long de sa vie, sa production artistique longue d’un demi-siècle ne connaît un goût pour les sujets chinois (peintures, dessins, gravures) que de 1735 à 1745.

L’exposition ouvre sur une remarquable tapisserie de Beauvais L’Audience du Prince, commandée par le duc du Maine (1670-1736), fils légitimé de Louis XIV et de madame de Montespan vers 1690. La suite de L’Histoire de l’empereur de Chine (dont le premier tissage comprenant des fils d’or est perdu) connut un réel succès jusqu’à l’épuisement des cartons devenus illisibles vers 1727. Cette suite, est considérée comme la première chinoiserie de grande ampleur avec le Trianon de porcelaine. Elle ne relate pas des évènements mais décrit les occupations du souverain telles que rapportées par les jésuites ou des récits de voyage. La tapisserie présentée, provenant des collections du Louvre, était la pièce maîtresse de la suite, celle qui eut le plus de succès et on en connaît pas moins de vingt-cinq exemplaires. Assis sur un trône décoré de plumes de paon (que lui seul avait le droit de porter comme le collier d’ambre ceignant son cou), l’empereur reçoit quatre personnages prosternés devant lui. La scène s’inspire du récit de Nieuhoff relatant le voyage des ambassadeurs hollandais et lui emprunte des détails: la présence de l’éléphant, le trône d’or et de pierres précieuses, les appuis de ce dernier qui figurent deux dragons, etc.

L’Audience du prince (détail). D’après Guy-Louis Vernansal, Jean-Baptiste Belin de Fontenay et Jean-Baptiste Monnoyer. Tapisserie de Beauvais. Laine et soie. H. 400 cm – L. 508 cm. Musée du Louvre. Paris.

Paravent à douze feuilles. Chine. Dynastie Ming (1368-1644). Bois, laque peinte. H. 251 cm. Musée des Tissus. Lyon.

Deux feuilles d’une suite de six à décor chinois montrant la production du thé et la fabrication de la porcelaine. Chine. Canton. 18e s. Papier collé sur toile et gouache. Musée du Louvre. Paris.

Depuis le début du 17ème s., les compagnies européennes des Indes orientales importaient des porcelaines, des objets en laque, des papiers peints, etc. À partir de la fin du siècle, ce sont les marchands merciers qui proposent aux riches clients un éventail d’objets exotiques dont des paravents en laque. Si la préférence des amateurs va aux laques japonais, les grands paravents chinois sont appréciés. L’exemple exposé, de douze feuilles, est orné d’un décor  dit d’exportation sur fond noir représentant un paysage habité. Le fait qu’il nous soit parvenu intact est remarquable car la plupart furent démontés, dépecés et découpés pour être intégrés dans des lambris ou des meubles.
La carte-adresse publiée par Edme-François Gersaint en 1740 est la deuxième collaboration entre le marchand et François Boucher. La gravure de l’artiste reflète bien le type d’objets vendus par Gersaint à cette période. Un cabinet en laque du Japon, monté sur un piètement en bois sculpté d’époque Régence occupe le centre de l’image ; il est entouré de boîtes, de porcelaines, d’accessoires et de curiosités naturelles. Un magot assis sur le cabinet apporte une note d’humour et pourrait être un portrait du marchand.
Un cabinet portatif japonais ressemblant à celui de la gravure est exposé à côté. Il est orné d’un paysage aquatique sur sa façade et de branches fleuries sur les côtés et l’intérieur, ce dernier présentant un ensemble de petits tiroirs. Très prisés, ces cabinets, souvent par paires, ornaient les pièces et servaient à ranger des curiosités ou des médailles.
Antoine Watteau (1684-1721) avait réalisé un décor «à la chinoise» pour le château de la Muette en 1709. De cet ensemble, ne subsiste que deux petites peintures, le Viosseu, représentant un joueur de vielle écouté par une femme accoudée et une scène de jardin avec une jeune femme et un enfant. Si le décor, (en particulier les rochers, le traitement de la végétation et la palette claire qui évoque la porcelaine) évoque le ton chinois, les personnages ont un caractère très européen. Cet ensemble fut démonté peu de temps après et on ne le connaissait que par des gravures de Boucher.

A la Pagode. Carte-adresse de Gersaint. 1740. Eau-forte du Comte de Caylus d’après François Boucher. H. 27,9 cm – L. 18,5 cm. BNF. Paris.

Cabinet portatif. Vers 1640-1680 (période d’Edo 1603-1868). Bois laqué noir, or, aventurine, étain et cuivre gravé. H. 42 cm – L. 62,2 cm – P. 36,5 cm. Musée des Beaux-Arts. Dijon.

Kouei Tcheou ou Femme chinoise. Antoine Watteau. Vers 1710. Huile sur toile. H. 23,4 cm – L. 18,2 cm. Collection particulière. New York.

François Boucher fut aussi un grand collectionneur d’asiatica. On connaît la composition de sa collection par le catalogue de la vente réalisée après son décès. Sept cent un objets étaient répartis en trois cent vingt lots. La porcelaine occupe la place la plus importante mais il y avait des laques, des peintures et des miniatures chinoises, des ivoires, des curiosités en argent, des «pierres de Larre» (stéatite), des bronzes et des pagodes en pâte des Indes (statuettes en terre crue peintes avec certaines parties mobiles). Une partie de l’exposition illustre ce qui pouvait se trouver dans cette collection qui fut pour l’artiste une source d’inspiration. Ainsi une statuette en «pierre de Larre» de Dongfang Shuo, divinité taoïste, est reprise dans un ensemble de gravures de Boucher et est intitulée Botaniste chinois.
Les tableaux de Boucher regorgent d’objets (paravents, porcelaines, magots, etc.) évoquant l’engouement des classes aisées pour les asiatica. Le pot-pourri en «porcelaine truitée»  (grès à décor Kyōyaki de Kyōto) avec une monture en bronze doré ressemble beaucoup à un pot-pourri qu’on peut apercevoir dans plusieurs peintures. Une paire de vases en porcelaine céladon (époque Qianlong-1736 – 1795) avec monture en bronze doré aux tritons est à rapprocher du lot N° 807 de la vente Boucher.

Dongfang Shuo. Chine. Dynastie Qing (1644-1911). Stéatite. H. 19,2 cm. Musée des Beaux-Arts. Rennes.

Le Botaniste chinois du Recueil de diverses Figurines chinoises du Cabinet de Fr. Boucher Peintre du Roy Dessinées & Gravées par lui-même. François Boucher. Eau-forte et burin. Bibliothèque des Arts décoratifs. Paris.

Pot-pourri à fond «ventre de biche» orné des trois amis de l’hiver (pin, prunus, bambou). Grès à décor Kyōyaki. Kyōto. Japon. Monture en bronze doré. Paris vers1760-1770. H. 21,7 cm. Coll. Particulière.

Catalogue de la vente de 1771 du Cabinet de feu M. Boucher, Premier peintre du Roi. Musier père. Frontispice de Simon Fokke (1713-1784). Bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l’art. Paris.

Jean-Baptiste Oudry (1686-1755) qui était le peintre officiel de la manufacture de Beauvais, puis de celle des Gobelins, étant surchargé de travail fit appel à François Boucher. Parmi les nombreux projets fournis par ce dernier, le musée des Beaux-Arts et d’archéologie de Besançon possède les peintures sur toile qui ont servi de modèles pour La Tenture chinoise tissée à Beauvais (1742-1746). Cette tenture fut commandée pour remplacer celle de L’Histoire de l’empereur de Chine dont les cartons étaient trop usés. De plus, Oudry profitait de l’engouement pour la Chine qui se développait à cette époque à Paris.

Le Repas de l’empereur de Chine. François Boucher. Huile sur toile. H. 40,7 cm – L. 65cm. Musée de Beaux-Arts et d’Archéologie. Besançon.

Le Repas de l’empereur de Chine (détail). Manufacture royale de Beauvais. Tapisserie de basse lisse. Laine et soie. H. 370 cm – L. 498 cm. Galerie Armand Deroyan. Paris.

L’intérêt de l’exposition est de mettre en relation ces projets peints et les tentures elles-mêmes. Boucher a proposé huit esquisses au salon de 1742, mais seulement six furent retenues pour la Tenture chinoise. On remarquera l’inversion des sujets sur les tapisseries par rapport aux esquisses et quelques modifications apportées dans la composition. Les tapisseries exposées sont de deux provenances, trois appartiennent au Palazzo Reale de Turin et les trois autres à la Galerie Arman Deroyan et Maison Machault, ces dernières étant aux armes de France. Cinq suites furent commandées par Louis XV pour offrir en cadeaux diplomatiques et c’est ainsi qu’une suite fut envoyée à l’empereur Qianlong (1711-1799) en 1766. Les dernières recherches montrent que Boucher n’a pas seulement créé une aimable fantaisie mais qu’il s’est inspiré de nombreuses sources, aussi bien des motifs décoratifs chinois que des estampes européennes qui étaient les seules images disponibles décrivant la Chine. Ainsi, les six tapisseries illustrent La chasse chinoise, La Danse chinoise, La Pêche chinoise, Le Repas de l’empereur de Chine, Le Jardin chinois, La Foire chinoise, proposant ainsi une thématique variée pouvant plaire aux divers commanditaires.
Il est à remarquer que les esquisses de Boucher ont été peintes «de verve», sans dessin préparatoire, et que l’artiste y utilise une palette réduite: sur un fond gris, il brosse ses sujets avec seulement cinq couleurs (blanc, noir, bleu, rouge et jaune). Les repentirs, assez nombreux, révèlent des changements dans la composition de presque toutes les toiles.

La suite de l’exposition développe la Chine galante telle que François Boucher l’intégra dans ses œuvres. Quelques tableaux illustre la façon dont le peintre inclut des asiatica dans ses peintures.

La Toilette (détail). François Boucher. Huile sur toile. 1742. Museo Nacional Thyssen-Bornemisza. Madrid.

Le Chinois galant. François Boucher. Huile sur toile en camaïeu bleu. 1742. H. 104 cm – L. 145 cm. David’s Samling. Copenhague.

Encoignure de la Comtesse de Mailly à Choisy. Matthieu Criaerd. Chêne, placage de bois fruitier, vernis Martin, Bronze argenté. Marbre bleu turquin. H. 92,7 cm. Musée du Louvre. Paris.

Dans La Toilette, un paravent à motifs de fleurs et d’oiseaux occupe l’arrière-plan droit, un service à thé en porcelaine bleu et blanc est posé sur une petite table, un brûle-parfum en céladon monté en bronze doré trône sur la cheminée, l’écran pare-feu est orné d’une soierie chinoise et un éventail, peut-être en ivoire, se trouve aux pieds de la jeune femme qui attache sa jarretière. Dans Femme sur son lit de repos dit aussi Portrait présumé de Madame Boucher, on retrouve le même service à thé posé sur une étagère ainsi qu’un magot de porcelaine. Un paravent chinois occupe la partie droite de l’œuvre.
François Boucher a aussi peint des «chinoiseries» pour orner des appartements telle La Marchande de fleurs, Le Thé à la chinoise ou Le Chinois galant. Ces deux derniers, dessus-de-porte, sont en camaïeu bleu et ont probablement été créés pour la chambre bleue de la comtesse de Mailly (1710-1751) au château de Choisy dans les années 1741-1743. Bien que les personnages soient assez occidentalisés, le décor comporte une végétation exotique, des constructions en forme de pagodes et l’encadrement de rocailles peint comporte des bambous. Pour compléter cet ensemble, deux meubles peints provenant de la chambre bleue sont aussi exposés. La commode et l’encoignure sont décorées de vernis Martin à décor bleu et blanc pour imiter les laques et évoquer la porcelaine. Les bronze argentés sont une autre particularité de ce mobilier (rarissimes car difficiles à entretenir) et l’utilisation de marbre bleu turquin qui complète cette parfaite harmonie conçue par le marchand mercier Thomas-Joachim Hébert (1687-1773).

Famille dans un bateau avec deux coques. François-Antoine Aveline d’après F. Boucher. Eau-forte et burin. H. 51 cm-L. 41 cm. Musée des Arts décoratifs. Paris.

La Pêche. Cartons de Jean-Joseph Dumons (1687-1779). Manufacture royale d’Aubusson. Tapisserie de basse lisse. Laine et soie. Vers 1755-1770. H. 230 cm-L. 275 cm. Galerie Armand Deroyan.

Un seau à bouteille ordinaire. Décor monochrome La pêche au cormoran d’après la gravure de Gabriel Huquier d’après F. Boucher. Porcelaine tendre. Manufacture de Vincennes. 1750-1752. H. 19,7 cm. Cité de la céramique. Sèvres.

Boucher a dessiné et fait graver une grande quantité de chinoiseries et certaines de ces œuvres serviront de modèles à d’autres artistes. Les graveurs François-Antoine Aveline (1718-1787) et Gabriel Huquier (1695-1772) participeront à la diffusion et à la renommée du peintre. Ainsi, Famille dans un bateau avec deux coques est reprise par les deux en gravure et réinterprétée sur une tapisserie de la manufacture royale d’Aubusson dans les années 1755-1770.
Les sujets chinois de Boucher trouvèrent très vite un écho dans le domaine des arts décoratifs. En matière de porcelaine, l’influence de l’artiste dépassa très tôt les frontières et Meissen acheta dès sa parution, en 1742, la célèbre suite d’estampes des Scènes de la vie chinoise à l’intention de ses sculpteurs. En France, la manufacture de Vincennes a également recours aux sujets de Boucher dès 1745-1746. Ainsi, une soucoupe de Vincennes reprend  exactement une gravure d’après Boucher, Le jeu d’echets chinois, et un ensemble de seaux à bouteille est orné de scènes monochromes copiées des gravures de Huquier d’après Boucher. L’inspiration chinoise dérivée des œuvres de Boucher ne disparut pas après le déménagement de la manufacture royale à Sèvres et connut même un regain de popularité. Les faces principales d’une paire de pots-pourris «girandoles» de la manufacture de Sèvres, datés de 1761, sont ornées de cartouches directement inspirés de l’œuvre de Boucher gravée par Huquier.
Si la récupération des gravures de Boucher dans le mobilier est plus rare, un exemplaire d’une commode à trois tiroirs en placage de bois précieux, de Christophe Wolff (1720-1795), reproduit cinq estampes.

L’esthétique décorative conçue par François Boucher connut une extraordinaire diffusion en Europe et a joué un rôle déterminant dans les arts décoratifs bien après que l’artiste ait cessé de peindre des chinoiseries.

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