Mère, courtisane, moniale, médium ou déesse : le féminin dans le confucianisme, le bouddhisme et le taoïsme

Conférence par Catherine Despeux, sinologue, professeur honoraire de l’INALCO.

En Chine, le féminin est exprimé selon le modèle cosmologique du yin et du yang. Ces deux principes sont complémentaires mais cependant inégaux. Le yang, c’est le ciel, la légèreté, la lumière, le monde des dieux, l’homme. Le yin, c’est la terre, l’ombre, l’obscur, le monde des démons et la femme. La femme, yin, comporte une part d’ombre et de démoniaque.
Dans la Chine traditionnelle, les modèles de différentiation des sexes sont sous l’empreinte d’un fort patriarcat. Cela ne signifie pas que la femme joue un rôle mineur dans la société car elle y est omniprésente: dans la famille, aux champs, sur les marchés, dans les harems, dans les couvents et dans les ermitages.
L’image de la femme est façonnée dès l’antiquité à travers les rites qui établissent une distinction précise entre les sexes et des comportements bien définis pour l’un et pour l’autre. Le Livre des rites du grand Dai (Dadai liji) énumère sept transgressions de la femme: ne pas obéir au père et à la mère ; ne pas avoir d’enfant mâle ; être licencieuse ; être jalouse ; avoir une mauvaise maladie ; être trop médisante ; épier et voler.
Le féminin a de nombreuses facettes: mère, épouse, partenaire sexuelle (épouse, concubine ou courtisane), moniale (sortie de la famille), médium (intermédiaire entre les humains et les dieux), mais aussi femme sacralisée, ou divinité féminine.
Suivant les courants religieux, la femme peut être perçue différemment.

 La mère.

Selon les canons du confucianisme, la femme acquiert un pouvoir et commence à exister vraiment dès qu’elle a engendré un fils. Elle est garante de la bonne éducation des enfants, tel l’exemple de la mère de Mengzi (372-289 av. J.C.) qui déménagea trois fois pour donner à son fils un environnement propice à l’étude.

La femme et la mère ont une image plutôt négative dans le bouddhisme. Le sexe y est déterminé en fonction des actes passés (karma) et un individu renaît dans un corps de femme en raison d’une insuffisance d’actes méritoires. Par ailleurs, c’est comme si la femme était coupée en deux: la partie supérieure avec la poitrine et la face qui correspondent à la mère protectrice et nourricière ; la partie inférieure démonisée par ses pouvoirs de reproduction avec les menstruations et le sang de l’accouchement considérés comme des substances mauvaises, la condamnant à tomber dans un enfer spécial, celui de l’Étang de sang.

Dans le taoïsme, le Dao est la mère de tout sous le ciel. L’homme à la recherche du Dao nourrit en lui un fœtus d’immortalité et devient ainsi une mère symbolique. Ce faisant, il usurpe la fonction maternelle réservée à la femme qui n’est plus son complémentaire, puisque l’homme a en lui le potentiel masculin et féminin. Être une mère réelle n’est donc pas un idéal pour la taoïste, au contraire, pour réaliser la Voie, celle-ci doit renoncer à cette fonction de mère, essentielle dans la société confucéenne. Les pratiques de culture de soi rendent le corps de la femme semblable à celui d’un homme, un corps de pur yang, où tout yin a été éliminé. Dans ce contexte, l’image de la femme, et plus particulièrement celle de la mère, est valorisée pour sa fonction nutritive, mais ne l’est pas quant à son statut social.

 

L’épouse.

Le mariage, au cœur de la stabilité sociale, est régi par des règles très précises qui fixent les devoirs de la femme et son rôle dans l’organisation confucéenne de la famille. Le système de parenté patrilinéaire implique qu’elle mette au monde un fils pour être respectée ; dans le cas contraire, elle peut être répudiée et faire l’objet de mauvais traitements. La conduite exemplaire de la femme: obéissance au père, puis au mari, et enfin au fils aîné. Elle respecte le mari, le soutient, voire le réforme. Elle peut être tenue responsable de la mauvaise conduite de l’homme et joue un rôle essentiel dans son éducation, car elle peut, comme la terre, transformer. La gloire du clan repose donc en partie sur la femme qui doit défendre l’honneur de la famille dans laquelle elle s’est mariée et montrer pour cela une nature héroïque. En revanche, on se méfie de sa vulnérabilité aux émotions et de son côté sombre. On déplore chez elle la jalousie, l’un des travers les plus décriés, parfois considéré comme une maladie. On condamne une mauvaise conduite sexuelle qui ferait oublier au chef de famille ses devoirs.

L’espace social et les tâches étaient précisément réparties entre les sexes: la femme tissait et le mari labourait. La réalité fut plus complexe et des femmes furent à l’origine d’inventions technologiques ou furent femmes de lettres. Les vertus attendues d’une femme l’emportaient sur ses origines sociales ; de hautes personnalités, y compris des empereurs, pouvaient se marier à d’anciennes chanteuses ou courtisanes. À partir des Song (960-1279), les femmes de la haute société ont eu les pieds bandés et sont encore plus devenues «femmes d’intérieur» par rapport aux hommes, «êtres d’extérieur».

On perçoit les menaces qui pèsent sur celles qui sont incapables de s’intégrer dans le schéma familial. En raison d’un horoscope néfaste, d’une infirmité ou de leur laideur, elles ne peuvent trouver de mari et restent un élément isolé de la société, donc menaçant pour cette dernière. Si elles n’enfantent pas d’héritier elles peuvent être répudiées. Une fois veuve, elles deviennent une charge pour la famille de leur époux et peuvent être chassées. Pour toutes ces femmes, mises au ban de la société, les structures monacales du bouddhisme et du taoïsme ont pu être des refuges.

Dans les formes laïques du taoïsme, notamment dans l’école du Maître céleste, dont la structure communautaire est fondée sur la famille, l’épouse apparaît avec toute son importance, spécialement la femme du chef de la communauté, qui seconde son époux dans l’enseignement et la transmission des rites et des méthodes en tant que «maître féminin». À l’image du «maître féminin», toute femme de cette communauté reçoit des initiations, des registres, des talismans, des textes et des méthodes de culture de soi, en particulier lors des rites sexuels avec son époux. Elle a ainsi une place honorable dans un couple dont la conduite participe à l’harmonie de la communauté et du cosmos.

La partenaire sexuelle.

L’épouse se doit d’enfanter un fils et, pour ce faire, des manuels de sexologie fournissent des techniques précises devant favoriser l’épanouissement, mais moins dans une recherche du plaisir que dans le but de procréer un enfant mâle puissant, en bonne santé, techniques qui concernent autant l’homme que la femme. Les hommes de l’aristocratie pouvaient avoir plusieurs épouses et fréquenter des courtisanes.

La sexualité joue un rôle majeur dans le taoïsme, mais pour des raisons différentes. C’est ici, la référence aux conceptions cosmologiques qui prime: l’échange entre le yin et le yang est nécessaire, à la fois pour concourir à la bonne marche de l’univers et pour harmoniser son microcosme, le corps. Dans l’école du Maître céleste, la sexualité est codifiée et fait l’objet de rites initiatiques. Le courant de la Pureté supérieure, qui se développe à partir du 4ème s., présente une attitude ambiguë: la sexualité n’est pas proscrite, mais l’abstinence sexuelle donne accès aux êtres transcendants et au sacré. La sexualité avec partenaire est remplacée par une sexualité intériorisée et imaginée ; l’adepte entre en union avec une divine lumière compagne ou procède à l’union, en lui, des énergies féminine et masculine. Dans les diverses pratiques taoïstes de culture de soi qui se développent à partir du 11ème s., la sexualité peut devenir, comme dans le tantrisme bouddhique, une méthode de réalisation et d’accès à la longévité.

Ainsi dans le taoïsme, la femme prend bien des aspects selon la place que lui accordent les divers courants et selon les époques: elle devient, pour les uns, une servante et, pour les autres, une compagne. L’importance de la sexualité dans certaines écoles a eu pour corollaire la fréquentation des lupanars et l’accès de certaines courtisanes au statut de taoïste. La femme peut être adorée comme une beauté idéale sans qui l’accès à l’intériorité, à l’imaginaire et au divin est impensable, mais c’est ce qui permet à l’homme de s’affranchir de la femme réelle.

La littérature bouddhique condamne la sexualité pour les deux sexes ; les textes de vinaya (interdits et préceptes) sont très précis sur le sujet dans le cadre du monachisme. Tout commerce charnel conduit à l’exclusion de la communauté, hormis l’homosexualité. Le toucher et tout ce qui suscite le désir érotique est proscrit. La faute de la femme est d’être plus sujette au désir que l’homme (ce qui fait que les interdits et préceptes qui la concernent sont plus nombreux et plus détaillés que pour l’homme). Elle est dangereuse car plus apte à séduire. Cependant, étant donné que dans le bouddhisme l’intention prime sur l’acte, cela permet d’accorder des circonstances atténuantes à une femme égarée par les passions. Le bouddhisme du Grand Véhicule, très accessible aux laïcs, développe l’idée de vacuité selon laquelle le bien et le mal sont une dualité qu’il faut dépasser ; une attitude de détachement permet de minorer les effets néfastes des liens charnels, pour les laïcs comme pour les moines de certaines écoles chinoises dont le Chan (Zen). Cette attitude culmine dans l’école ésotérique du tantrisme, où les relations charnelles entrent dans la panoplie des méthodes permettant d’accéder à l’éveil. Cependant, de même que dans le taoïsme, si la rhétorique concernant l’homme et la femme est égalitaire, elle présuppose néanmoins l’infériorité de la femme: la femme extérieure est ultimement dépréciée au profit de la femme intérieure. Le pratiquant tantrique ne dit-il pas : «Qu’ai-je besoin d’une autre femme ? J’ai en moi-même une femme intérieure».

La moniale.

Si, dans la culture chinoise, la norme pousse la femme à acquérir le statut marital, quelques-unes restent célibataires et d’autres, plus nombreuses, choisissent la vie monacale. Le statut monacal est méprisé et réservé de fait aux laissées pour compte de la société et à celles, rares, ayant une vocation mystique ou spirituelle. Il procure néanmoins à ces femmes l’occasion d’acquérir une place et un rôle, ce qui est possible dès lors qu’elles expriment leur propension à l’amour pour autrui et au charisme qui leur permet d’intervenir auprès des plus démunis. Le renoncement au rôle d’épouse et de mère leur confère des pouvoirs semblables à ceux des hommes, tels que la gestion des monastères ou des activités importantes dans et pour la société, comme certains rituels.

Les monastères taoïstes peuvent être mixtes, c’est la différence essentielle avec le bouddhisme qui n’accepte pas la mixité. L’école taoïste Quanzhen, prônant le monachisme, a établi des préceptes spécifiques pour la femme, traduisant l’influence du bouddhisme et du regard confucéen sur la femme. On la met en garde contre la coquetterie, la jalousie, le désir d’avoir des servantes et l’on insiste sur les qualités attendues de la femme dans la société chinoise comme la docilité et l’humilité. On la détourne des pratiques des cultes locaux populaires et chamaniques.

Si la place de la femme est bien affirmée dans le monachisme taoïste, elle a dû être gagnée dans le bouddhisme. Les règles placent les moniales sous l’autorité des hommes: elles doivent demander deux fois par mois les règles disciplinaires aux moines, être ordonnées devant une assemblée de moines et de moniales, faire retraite dans un lieu où des moines sont présents, clore rituellement leur retraite en présence de moines ; elles ne peuvent admonester officiellement les moines, alors que l’inverse est permis ; elles doivent se confesser deux fois par mois devant les deux assemblées ; enfin elles sont tenues, quels que soient leur âge et leur ancienneté, de saluer les moines, même ceux qui viennent juste d’être ordonnés. Dans ces circonstances, la femme quitte le joug des hommes dans la société confucéenne pour se retrouver sous celui de la communauté bouddhique masculine.

Entrer dans la vie monacale n’allait pas de soi. Si certaines choisissaient cette solution en suivant leur foi, d’autres pouvaient chercher dans ces structures à améliorer leur éducation. Cependant, la plupart était motivée soit par des problèmes d’insertion dans la société (fille désirant échapper à un mariage, veuve ne pouvant se remarier, fille devenue orpheline), soit par des problèmes de santé, ou encore la menace d’intrigues ou de troubles politiques. Un cas intéressant est le choix d’entrer dans un monastère effectué, non pas par l’intéressée, mais par ses parents qui font don de l’enfant dans l’espoir d’améliorer le destin de la famille ou de l’enfant.

La femme médium.

Pour une femme marginalisée dans le monde confucéen, une alternative au monachisme est la médiumnité. La Chine a connu une longue tradition chamanique, dans laquelle les femmes jouaient un rôle important, servant l’invisible par le chant et la danse ; elles invitaient les esprits à descendre en elles et entretenaient avec ces derniers une véritable relation amoureuse. Ces médiums ont existé tout au cours de l’histoire de la Chine, mais ont perdu leur statut dès lors que le taoïsme les a intégrés tout en s’en démarquant. Dans la tradition chinoise, la femme a une plus grande facilité que l’homme à intercéder auprès du monde divin. C’est elle qui sert d’intermédiaire entre les divinités et le monde humain, elle qui transmet les textes et les méthodes révélés, le plus souvent parce qu’elle a renoncé à s’allier avec le masculin. Il est évident qu’elle joue un rôle privilégié dans la médiumnité. Possession et médiumnité sont d’ailleurs dans nombre de cultures à dominance mâle un moyen pour les femmes d’améliorer leur position et d’exprimer leurs griefs et leur antagonisme envers les hommes.

Dans le bouddhisme, la médium ou prophétesse dotée de pouvoirs visionnaires frise l’hétérodoxie, elle relève plus de la religion populaire que de la doctrine orthodoxe qui condamne ces pratiques, même si ces pouvoirs peuvent dériver d’une longue pratique de la méditation bouddhique ; ils doivent être alors considérés comme un épiphénomène auquel il convient de ne pas s’attacher, encore moins de l’exploiter. Un recueil d’hagiographies de nonnes bouddhistes a néanmoins conservé des témoignages de femmes médium comme Nizi (490-505) qui révéla au monde vingt et un nouveaux sûtras. Elle fermait les yeux et récitait des textes qu’elle était, selon ses dire, allée chercher au ciel ou qu’elle avait reçus d’une divinité.

 

La déesse, femme inaccessible et initiatrice.

Aussi bien dans le taoïsme que dans le bouddhisme, la femme idéalisée et divinisée tient une place prépondérante. Les divinités peuvent être des principes cosmiques comme la Reine mère de l’Ouest, des principes vertueux comme Guanyin, déesse de la compassion, des femmes ayant joué un rôle important dans les lignées de maîtres comme Wei Huacun (252-334), des femmes divinisées et objet d’un culte comme Magu ou Tanyang zi, des femmes victimes de malemort comme Mazu, patronne des pêcheurs. Messagères des plus hautes puissances sacrées, elles exaucent les vœux des humains et soulagent leurs souffrances, elles sont adulées et chantées par les hommes, vénérées et prises comme modèles par les femmes.

 

En conclusion, il est essentiel de distinguer entre le statut réel de la femme dans la société, le symbolisme du féminin et l’imaginaire qui l’entoure dans les diverses religions de Chine. Le statut de la femme n’est guère plus enviable selon le taoïsme ou selon le confucianisme ; en revanche, il est plus défavorable dans le bouddhisme. La femme ayant une propension à la médiumnité et pouvant être facilement en relation avec le surnaturel, peut s’avérer ange et démon à la fois. Des institutions religieuses offrent une porte de salut à la femme et valorisent le féminin grâce à certaines structures qui intègrent celles rejetées par la société ou en marge de celle-ci. Une femme peut sacrifier sa vie par son rôle de médium pour la communauté, dont elle résout des problèmes par ses transes. Enfin, le religieux glorifie l’image de la femme qui, par son pouvoir d’être mère et de se situer à l’origine de la vie, par son aptitude à communiquer avec le divin, devient déesse.

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