Les grands courants bouddhiques japonais

Conférence par  Frédéric Girard, directeur d’études émérite de l’EFEO.

Le bouddhisme s’est acclimaté au Japon sous plusieurs formes, populaires et savantes, en symbiose avec les religions japonaises. Les principales en sont la foi dans les Terres Pures (Jōdo), les pratiques du Zen et le ritualisme du tantrisme, à côté des traditions d’études doctrinales qui ont proposé de structurer ces ensembles religieux. Le projet est de brosser un tableau des principales manifestations de la religiosité japonaise qui ont pour système de référence la religion bouddhique, en souligner les particularités est une tâche difficile qui risque de simplifier la réalité. Par-delà les écoles instituées, des courants de fonds en rendent mieux compte.

L’enseignement bouddhique situe l’homme dans la temporalité, à l’encontre des religions environnantes (le brahmanisme), démonte les mécanismes causaux enserrant dans des cercles vicieux passionnels de la transmigration motivés par la possessivité et, ce faisant, donne accès à la libération, c’est-à-dire à l’Éveil et au Nirvāṇa qui est l’état stable de cet Éveil. Le bouddhisme japonais réduit la transmigration à deux ou trois existences, cette vie et (le cas échéant la précédente) et à celle suivante. L’être humain et son esprit sont un continuum discontinu, composé d’être et de non-être ou plutôt à équidistance d’être et de non-être. Éveillé, il atteint l’état de Buddha, se distingue par la mise en œuvre de son Intelligence éclairée, la Sapience Prajñā, et de son action altruiste, relevant de la Compassion, qui assurent le salut de tous. Elles sont symboliquement représentées par des Bodhisattva qui prêchent l’enseignement. Les activités universelles du Buddha se situent au plan phénoménal de la temporalité mais le Grand Véhicule donne naissance à des écoles qui substantialisent l’état de Buddha et font du monde empirique une émanation de cet état devenu figé dans son éternité. Les écoles japonaises se divisent en écoles phénoménistes, celle gnoséologique du Hossō-Yuishiki et du Milieu Sanron, et celles substantialistes qui font émaner le monde phénoménal d’une nature de Buddha ou d’un état de Tathāgata en puissance, les écoles Tendai, Kegon et Shingon. En réalité, lorsqu’on met l’accent sur la «mise en œuvre» de cette nature de Buddha, elle se réduit au phénoménal en se concrétisant et quand on laisse la notion de nature Buddha être un but à atteindre ou une potentialité, quand on ne la met pas en pratique par pure négligence ou laxisme, elle reste un «principe abstrait». Le bouddhisme japonais s’est orienté vers la deuxième tendance en voulant s’adapter aux croyances locales et ses mouvements de réforme ont voulu restituer la première qui est conforme au bouddhisme originel dont il se réclame en tant que religion universelle. L’école tantrique ou ésotérique rejoint la première tendance qui a dominé car, moins exigeante, elle situe les désirs comme point de départ d’un processus salutaire grâce à la sublimation. Ce renversement des valeurs explique le succès de ce tantrisme au Japon qui a pénétré presque toutes les écoles.

Le bouddhisme japonais se singularise par cette tendance qui est jugée cycliquement hétérodoxe. Le motif de sa prévalence tient au fait que parmi la communauté bouddhique, constituée de moines et de moniales, de laïcs et de laïques, c’est le laïcat qui a prévalu et même parmi la communauté de moines, nombreux étaient ceux qui, en réalité, n’observaient pas le célibat ni les tabous alimentaires. En effet il existe une division sociale depuis l’Antiquité (7ème -12ème  siècles) entre un haut clergé préposé au savoir et aux prières pour le salut des grands de ce monde, et un bas clergé (Zen et Nenbutsu de la Terre Pure) préposé aux tâches impures. Ces derniers ont vu leurs activités interdites dans les montagnes qui étaient le lieu d’activité des chamanes féminines et des retraites d’été et d’hiver. C’est dans ce contextes que se développent les deux sectes de l’époque Heian (fin 8ème -fin 12ème siècles), Tendai qui réunit en un seul lieu les moines pratiquants et le clergé savant, et Shingon qui les garde dissociés. C’est le modèle du Tendai de Saichō qui s’est géographiquement étendu afin de garder le clergé sous la tutelle de l’État impérial, tout en répandant un Code disciplinaire mettant à égalité clercs et laïcs, tandis que les doctrines du Shingon de Kūkai ont pénétré la totalité des écoles japonaises.

C’est le bas clergé qui, au moyen-âge (fin 12ème -16ème siècles), lorsque le pouvoir militaire est devenu aussi important que le pouvoir impérial, est à l’origine des nouvelles sectes professant un salut universel, en premier lieu dans les grandes villes. Les nouveaux prédicateurs prêchent en effet directement à l’individu qui a quitté les associations religieuses locales, familiales et claniques. Les moines authentiques étaient ceux qui vivaient en ermites en dehors du clergé trop attaché à l’État ainsi que des congrégations religieuses trop attachées à leurs : ils ont constitué de nouvelles sectes dont ils sont les «patriarches», Hōnen pour la secte de la Terre Pure d’Amida, Shinran pour celle Authentique de la Terre Pure d’Amida, devenue plus tard secte Ikkō de Rennyo, Yōsai pour le Zen Rinzai, Dōgen pour le Zen Sōtō, Ippen pour la secte Ji amidique teintée de Zen, Nichiren pour le Lotus. Le Zen Sōtō s’est développé parmi les guerriers dans les provinces, le Zen Rinzai est devenu la secte officielle du gouvernement militaire. Parmi elles, celles Sōtō, Jōdoshinshū (et Ikkōshū) et Nichiren placent la Loi.

A l’époque moderne à partir du Siècle Chrétien (16ème-17ème siècles), afin de dépister les chrétiens, le gouvernement shôgunal a contraint la population à fixer les cultes ancestraux dans des temples, ce qui a conduit renforcer l’église bouddhique et à figer les sectes en courants et en branches. C’est de cette époque que datent les sectes bouddhiques proprement dites qui définissent leurs doctrines jugées orthodoxes. Lors de l’ouverture du Japon et la restauration du pouvoir impérial en 1868, le bouddhisme a été un temps proscrit et son clergé sécularisé. Ces évènements ont entraîné une perte de la puissance des temples et une transformation de son clergé qui est devenu presque entièrement laïcisé et sécularisé. L’on peut pourtant observer que le bouddhisme fait partie intégrante de la civilisation japonaise et que de nombreuses habitudes culturelles s’enracinent en lui. Sans avoir toujours des croyances précises ni des credo définis les Japonais sont néanmoins immergés dans une religiosité qui s’en inspire plus ou moins consciemment. Les constitutions japonaises successives ont adopté la liberté de croyance et ont promu les religions, dont le bouddhisme, à titre d’élément éducatif susceptible de relever le niveau moral. Les croyances amidiques dans la Terre Pure restent importantes dans la population, de manière parfois seulement diffuse et indéfinie ; la forme radicale et purement spirituelle et laïcisée qu’elles revêtent chez Shinran (la Terre pure est intériorisée et non pas géographiquement située) a développé l’idée d’une grâce infuse qui rappelle les valeurs et les pratiques du protestantisme. Le Zen s’adapte très bien aux systèmes de pensée occidentaux en raison de l’absence de divinité suprême dans ses conceptions, et d’une dialectique évoquant la philosophie occidentale, comme chez Dōgen. Le tantrisme a intégré les croyances locales et s’est illustré par un système de pensée rationalisé chez Kūkai. Il est remarquable que plusieurs philosophes japonais se réclament peu ou prou de certains de ces courants.

  1. Foi dans les Terres Pures
  • Les pré-paradis de l’époque des tumuli (kofun)
  • Les paradis
  • Les purismes du moyen-âge
  • Les symbioses de l’époque prémoderne
  1. Les pratiques du Zen
  • Le Zen et le Yoga magique: les zenji
  • Le Zen classique à la chinoise
  • Le Zen du moyen-âge
  • Dōgen et Sōtō provincial et militaire
  • Le Rinzai, un bouddhisme d’Etat
  • Rinke, les monastères forestiers
  • Gozan, la hiérarchie des Cinq Montagnes
  • Le Zen et le Nenbutsu de l’époque prémoderne
  • Les oeuvres sociales
  • Les mouvements marginaux
  • La réforme de Hakuin et Tōrei contre la corruption du système des kōan
  • Le Zen comme purisme à l’époque Meiji
  1. Le ritualisme du tantrisme
  • Tantrisme-ésotérique yoguique mixte
  • Tantrisme pur de Kūkai
  • Tantrisme et Nenbutsu de Kakuban
  1. Les élaborations doctrinales
  • Kegon du Tōdaiji et du Kōzanji
  • Tendai et la doctrine de l’Éveil foncier
  • Shingon synthétique de Kūkai
  • Les syncrétismes shintō-bouddhiques (Shūgendō)
  1. Conclusions
  • Les sectes comme innovations graduelles du bouddhisme d’Etat
  • Les grandes tendances du Zen et du Nenbutsu par-delà les sectes
  • Le tantrisme comme fonds dominant et reconnaissance des passions
  • Les courants philosophiques modernes puisant dans le Zen, le Kegon, le Shingon.
  • Le laïcisme disciplinaire du Tendai, du fidéisme du Jōdoshinshū, de l’Eveil foncier pan-bouddhique (Shingon et Tendai, du Yuishin (Kegon, Yuishiki, Tendai, Shingon, Zen), la reconnaissance du primat des passions.
  • Une religiosité diffuse puisant dans la doctrine de la purification du Shintō élaboré par le nativisme et le spiritualisme du bouddhisme. Le concept de shin en est la clé.
  • Le bouddhisme comme élément culturel majeur.
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