Les musées orientalistes parisiens pendant la Seconde Guerre mondiale

Conférence par Ambre Genevois, Doctorante contractuelle Paris Sorbonne.

En 1939, quatre établissements constituent ainsi le cœur de l’activité muséale parisienne consacrée aux arts d’Extrême-Orient: le département des arts asiatiques du musée du Louvre, le musée Guimet, le musée Cernuschi et le musée d’Ennery. La représentation de ces œuvres dans les collections publiques, nationales et municipales, résultent alors majoritairement d’initiatives privées et relèvent autant d’une ambition universaliste, d’une recherche d’exotisme, que d’une considération esthétique et d’un intérêt scientifique.

A la veille de la guerre, se dessine une réorganisation de grande ampleur des collections orientalistes parisiennes, vers une émancipation de l’art d’Extrême-Orient à travers un regroupement des institutions dédiées. Ce projet prend forme dans un contexte paradoxal de dispersion des collections face au conflit qui révèle plus que jamais l’individualité des établissements dont il est question, à travers différentes stratégies de protection des œuvres, d’acquisitions nouvelles et de gestion des évènements.

Le département des arts asiatiques du musée du Louvre, malgré seulement treize années d’existence, apparaît comme une étape cruciale du processus de légitimation de l’art d’Extrême-Orient en France, en tant que patrimoine à part entière. La collection du département reste éclectique puisqu’elle repose autant sur des objets d’art dit musulman que sur des œuvres rattachées à l’Extrême-Orient, mais son envergure et son importance artistique l’érigent de facto comme un enjeu à part entière pour le musée confronté à la Seconde Guerre mondiale.

Historiquement représenté dans les collections du musée du Louvre par le prestigieux ensemble d’une centaine de laques du Japon ayant appartenu à Marie-Antoinette, l’art asiatique prend une place de plus en plus importante au sein du Musée Naval à partir de 1827 et de sa galerie d’Ethnographie à partir de 1850, jusqu’à se voir consacrer une salle chinoise puis un Musée Chinois dans le Musée Impérial du Louvre sous le Second Empire. En 1894, le don Ernest Grandidier, une collection de porcelaines de Chine et du Japon, donne naissance au «Musée Grandidier» installé à l’entresol de la Grande Galerie. En 1912, sous l’impulsion de Gaston Migeon (1861-1930) le Louvre compte un authentique «Musée de l’Extrême-Orient», toujours à l’entresol de la Galerie du Bord de l’eau. L’enrichissement des collections d’Extrême-Orient du Louvre est en effet continu grâce aux libéralités de collectionneurs et de marchands. Du fait de cette évolution, le plan de l’établissement dressé en 1926 associe sous l’unique appellation d’«Arts asiatiques» le «Musée de l’Extrême-Orient» et le «Musée des arts musulmans». Suivant cette dynamique et devant l’importance artistique, historique, scientifique, ethnographique, d’une telle collection, le Département des Arts Asiatiques du musée du Louvre voit le jour en 1932. Il réunit les arts d’Extrême-Orient et musulmans sous la direction de Georges Salles (1889-1966), nommé conservateur du département, et de Jean David-Weill (1878-1972), conservateur adjoint avant qu’il ne soit démis de ses fonctions par les lois du régime de Vichy. A la veille de la Seconde Guerre mondiale, le département des Arts Asiatiques du musée du Louvre compte ainsi près de 10.000 pièces, tandis que les collections d’Extrême-Orient sont elles-mêmes constituées en majorité d’objets du Japon et de la Chine, un ensemble synthétisant les ambitions de scientifiques, marchands et amateurs en un véritable patrimoine.

Musée ethnographique du Louvre. ©Gallica.fr.

Périple des caisses MNG 23,27 et 31. ©Ambre Genevois.

Dès le début des années 1930, avec la montée des tensions internationales, apparaît la nécessité d’élaborer un plan de protection des collections nationales : il fut décidé de choisir comme lieux de dépôt des châteaux situés loin des villes et des voies de circulation pour mettre les œuvres à l’abri des bombardements, d’établir des listes de priorité et de préparer tout le matériel nécessaire. Au Louvre, des listes d’objets précieux sont établies dès 1933 en vue d’une évacuation éventuelle. Le DAA détaille ainsi, dans une liste A, «les objets particulièrement précieux», et dans une liste B «les objets fragiles et de grande dimension». Le musée ferme ses portes le soir du 25 août 1939. L’état des lieux alors effectué résonne comme une sentence: salle Delort de Gléon «vide», collection Grandidier «vide», salles Pelliot et Foucher «vides». Les œuvres qui font l’objet d’une évacuation sont emballées dans des caisses en bois marquées LA (Louvre Asiatique), numérotées et répertoriées:  240 caisses sont évacuées, un chiffre qui comprend 144 caisses dédiées à la collection Grandidier. A partir du 28 août, elles prennent la route par camion vers le château de Chambord, dépôt central qui constitue une première étape avant la répartition des collections nationales dans les différents dépôts de la Sarthe. A la mi-octobre 1939, les caisses LA ont ainsi rejoint le château de Valençay. Les trésors du département des Arts Asiatiques bénéficient d’une surveillance accrue et cohabitent avec d’autres chefs-d’œuvre du Louvre comme la Vénus de Milo ou la Victoire de Samothrace. Aucun incident majeur ne semble en effet atteindre les œuvres jusqu’en 1945, date à laquelle s’opère une réorganisation d’ampleur des musées nationaux: le musée Guimet absorbe les œuvres d’art d’Extrême-Orient du DAA pour devenir le nouveau département des arts asiatiques. Après la guerre, alors qu’il accède au poste nouvellement créé de directeur des Musées de France, Georges Salle initie en effet le décret du 31 août 1945 qui entérine la fusion des collections d’art d’Extrême-Orient du Louvre au musée Guimet, un projet évoqué dès 1927, qui octroie donc à ces œuvres une considération de patrimoine à part entière au sein des collections nationales françaises.

Cette fusion fait figure d’étape dans l’évolution constante de l’institution que l’industriel lyonnais Émile Guimet (1836-1918) façonne selon l’idéal d’«Un Musée qui pense, un Musée qui parle, un Musée qui vit». Inauguré le 30 septembre 1879 à Lyon, puis 10 ans plus tard à Paris, le musée Guimet donne tout d’abord à voir des collections égyptiennes, gréco-romaines, indiennes, chinoises ou japonaises rapportées pour servir le projet d’un musée des religions de l’Égypte, de l’antiquité classique et des pays d’Asie. Du vivant même du fondateur, les très nombreuses contributions qui enrichissent l’établissement façonnent néanmoins un musée de plus en plus tourné vers les arts asiatiques. Rattaché à la Direction des Musées nationaux en 1927, le musée Guimet, désormais dédié à l’histoire des religions extrême-orientales et aux arts d’Orient, bénéficie, au même titre que le musée du Louvre, du plan de sauvegarde des œuvres des Musées nationaux pour faire face à la Seconde Guerre mondiale. L’établissement adopte cependant une stratégie de préservation de ses objets très différente tout en continuant d’enrichir sa collection. C’est cette démarche qui détermine le rôle central de l’institution dans la réorganisation muséale mise en œuvre au sortir de la guerre et dans le changement de condition de l’art d’Extrême-Orient.

Fiche concernant l’ «éléphant Camondo». Musée du Louvre.

Fiche pour un Bodhisattva de Yu-Kang. Guimet.

Le musée ferme ses portes le 1er septembre 1939, 48 heures avant la déclaration de guerre. Les éléments en exposition rejoignent leurs caissons : celui du Paravent des Portugais (MG18653), en sapin, coûte par exemple 32.000 frs et mesure 1,85 x 0,75 x 0,50 cm. La grande majorité des objets, restée sur place, est répartie dans la salle de conférence en sous-sol et au sein des nouvelles réserves et abris, fruits de la mise en place de nombreuses mesures de défense passive dès septembre 1939. Des sacs de sable protègent encore les œuvres qui demeurent dans les salles. Le conservateur Philippe Stern (1895-1979) exprime en effet des réticences quant au fait que Chambord serve de dépôt pour l’évacuation des œuvres: il met en évidence un lieu unique, connu et visible, donc vulnérable, et souligne le manque de maniabilité des œuvres dans le château. Devant l’insistance de la commission des Musées nationaux, le musée Guimet évacue finalement malgré les doutes renouvelés de Stern qui souhaite le dépôt des œuvres «le plus loin possible», dans deux lieux différents et réaffirme sa crainte de l’humidité. Devant l’engorgement des dépôts déjà combles des caisses des musées ayant suivi la procédure de manière régulière, deux choix s’offrent à lui: Chambord, dont il écrit : «Je vous avoue que j’ai une objection assez forte contre Chambord» ; ou Valençay : «J’aurais encore préféré, je l’avoue, un autre château, plus petit, moins connu et avec moins de voisinage prestigieux […] Je ne suis pas snob, je le crois du moins, je ne tiens pas expressément à ce que mes pièces fassent remise avec Mme de Samothrace (Victoire) ou Mme de Milo (Vénus)». Si le conservateur souhaite répartir les caisses entre les deux châteaux qui lui sont proposés, la neige empêche la mise en place de cette stratégie et les œuvres restent à Chambord. En tout, 32 caisses et 5 paquets d’inventaires sont évacués et reçoivent les plus grands soins: la salle dédiée aux sculptures de Guimet est même climatisée pour éviter les brusques changements d’atmosphère.

Fiche concernant la «Tigresse». Musée Cernuschi.

Catalogue de vente. Liquidation de la Galerie Bing, 10 et 11 mai 1943, Hôtel Drouot, Paris: Villain et Bar, 12p.

Mais le sommeil apparent du musée Guimet cache en réalité une activité foisonnante. Entre 1942 et mai 1945, l’inventaire MA répertorie 64 nouvelles entrées dans les collections de l’établissement: 15 relevant de legs, 5 correspondant à des dons, 36 achats auprès de marchands et de particuliers et 8 adjudications en vente aux enchères publiques et ce alors même que le marché de l’art de la période apparaît aussi opaque que dynamique. De ce fait, nos musées abritent encore aujourd’hui des objets à la provenance parfois obscure, acquis sur un marché de l’art que l’on peut considérer comme douteux par bien des aspects: 972 numéros d’inventaire sont achetés par les Musées nationaux entre 1939 et 1945. Le retour des œuvres du musée Guimet s’effectue, lui, en décembre 1945 tandis qu’une nouvelle disposition est mise en place au sein de l’établissement pour présenter les nouvelles collections entièrement dédiées à l’art asiatique, les objets méditerranéens et égyptiens ayant rejoint le musée du Louvre.

En parallèle de ce chantier, dans le cadre de la réorganisation des collections à l’échelle nationale, naît, dès 1941, le projet de parfaire le regroupement des musées orientalistes parisiens en réunissant les musées Guimet et Cernuschi sous une direction scientifique commune, celle du conservateur en chef de Guimet, pour éviter chevauchements et doubles emplois dans les collections. Si cette initiative paraît aujourd’hui avoir été avortée, les musées Cernuschi et Guimet fonctionnant indépendamment l’un de l’autre, René Grousset (1885-1952) dirige de fait conjointement les deux établissements de 1944 à 1952. «Durant l’invasion, Grousset fut égal à lui-même. D’autres, restés à ses côtés, diront comme il sut tenir tête, dépister les recherches, sauver les trésors confiés à sa garde et défendre utilement ceux de son entourage menacés ou emprisonnés» écrit l’orientaliste Robert Fazy. Musée des arts asiatiques de la Ville de Paris, la réaction de l’établissement face au conflit est tout à fait dissociée des mesures adoptées pour les collections nationales et ce malgré la réunion envisagée avec le musée Guimet. La mémoire de l’activité du musée pendant la Seconde Guerre mondiale reste cependant fragmentaire du fait de lacunes bibliographiques et archivistiques.

Le musée demeure fermé aux visiteurs entre 1939 et 1940. Il s’efforce néanmoins de rester un centre d’études orientalistes avant d’ouvrir de nouveau ses portes en septembre 1940 sur demande de la Ville de Paris en exposant des objets de second ordre ou empruntés à des collectionneurs. Des mesures de protection des œuvres sont appliquées dès août 1939 et reposent sur des listes établies dès 1937 à partir de codes couleurs: vignette rouge-rouge (valeur exceptionnelle) ; rouge (œuvre très importante) ; rouge-bleu (objet exceptionnel mais intransportable) ; bleu (2e valeur)… Les caves voûtées qui s’étendent sous le musée abritent une partie des œuvres, notamment les céramiques et porcelaines, et cachent également des collections particulières menacées par les lois raciales et antisémites. La Direction des Beaux-Arts assure quant à elle le transport d’au moins treize paquets estampillés d’indications diverses liées à leur contenu et à leur provenance, et d’un nombre indéfini d’autres caisses sans inscription, vers le château de la Gidonnière dans la Sarthe. Un rapport établi en 1942 par les conservateurs des musées municipaux souligne cependant le contraste entre les conditions de dépôts des musées de la Ville de Paris et celles des collections des musées nationaux. On peut ainsi imaginer, sans avoir toutefois la certitude que l’objet a bien été évacué durant la période, la Tigresse (MC6155) du musée Cernuschi, objet classé exceptionnel, dans son caisson de 31x31x40 cm, exposée aux risques de vol, d’incendie et de dégradation évoqués ici.

Arrivée de l’escalier au premier étage du musée Cernuschi. ©Gallica.fr.

Réouverture du musée Guimet dans « l’Amour de l’Art ». 1946. N° 12.

Entre 1942 et 1943, 32 numéros font par ailleurs leur entrée sur le registre d’inventaire à l’issue de dons de la part de 8 bienfaiteurs différents. En 1997, le Musée Cernuschi effectue une première recherche sur l’origine des œuvres entrées dans ses collections entre 1940 et 1950, se félicitant qu’il ne s’agissent que de dons et legs de prestigieux collectionneurs, conclusions quelque peu hâtives qu’Ambre Genevois s’efforce d’approfondir dans le cadre de ses recherches. Par ailleurs, Paris-Musées se penche désormais sur la question de la provenance de ses œuvres : l’institution sensibilise ses conservateurs sur les biens entrés dans les collections entre 1933 et 1945 et envisage de se doter d’un chercheur de provenance pour sécuriser ses futures acquisitions notamment.

La période 1939-1945 met donc en évidence une évolution de la considération des arts d’Extrême-Orient et entérine sa patrimonialisation dans les collections muséales françaises. Cette institutionnalisation des arts asiatiques est par ailleurs soutenue par les acquisitions effectuées par les musées pendant la guerre, un enrichissement qui est aujourd’hui à étudier et à questionner sous le spectre des spoliations. Si les conditions de protection des collections muséales diffèrent alors, notamment selon le statut de l’établissement qui les abrite, ces ensembles restent en effet tout à fait privilégiés, en comparaison avec le destin des objets d’art possédés par les marchands et particuliers, laissés à la merci des vicissitudes de la période.

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