A la cour du Prince Genji, mille ans d’imaginaire japonais
Visite-conférence par Sylvie Ahmadian, conférencière au MNAA-GUIMET.
Cette exposition est consacrée à l’un des chefs-d’œuvre de la littérature japonaise, le Genji Monogatari ou le Dit du Genji, considéré comme le premier roman psychologique de la littérature mondiale. Écrit au début du 11ème siècle par une dame d’honneur à la cour, Murasaki Shikibu (vers 973-vers1014-1025), l’ouvrage évoque avec subtilité et poésie le raffinement de la cour impériale de l’époque de Heian (794-1185) et témoigne d’une période artistique particulièrement riche et prolifique, souvent désignée comme l’âge d’or de la culture et de l’art japonais. Par bien des aspects, l’œuvre est une critique incisive et complète des mœurs de la cour de Heian, mais avec un regard intérieur, intime. On y trouve la femme bafouée, le mari jaloux, la courtisane, le séducteur impénitent, la fascination du pouvoir, les différentes classes sociales, l’argent…
Ce monument littéraire fut – et demeure encore aujourd’hui – une source d’inspiration majeure pour les artistes japonais, suscitant au fil du temps une iconographie extraordinairement riche et diversifiée.
L’époque Heian voit le Japon s’éloigner des modèles chinois qui étaient prédominants à l’époque de Nara (710-794) et créer un art insulaire propre. En particulier, les nobles lettrés inventent un système d’écriture syllabaire simplifiée appelé hiragana. En plus d’être utilisés en poésie, les hiragana permirent la prolifération d’ouvrages en prose à partir du milieu du 11ème siècle.
Pendant la période de Heian, les membres de la famille Fujiwara établirent un système de régence héréditaire. Ils dominèrent non seulement la scène politique mais aussi culturelle, ils ont été de remarquables mécènes. Ils sont aussi probablement à l’origine de la décision impériale de déplacer la capitale de Nara à Heian-kyō, l’actuelle Kyotō.
Nous ne possédons aucun témoignage de l’architecture civile de cette époque, car les constructions en bois ont été remplacées au cours des siècles suivants ou détruites durant les guerres civiles. On peut toutefois s’en faire une idée avec le pavillon du Phoenix du Byōdō-in (1052) à Kyotō, qui fut transformé par les Fujiwara en monastère. Le pavillon central, relié aux deux ailes par deux galeries couvertes, est ouvert vers un jardin agrémenté d’un bassin orné de lotus. C’est une évocation de la Terre pure d’Amida (Amitābha) où les âmes renaissent dans des lotus. Ce courant de la Terre pure connaît un grand essor et Amida est l’un des bouddhas les plus populaires au Japon.
Une sculpture monumentale d’Amida en bois est l’une des rares pièces de l’époque Heian conservées au MNAA-GUIMET. La particularité de cette œuvre est qu’elle est monoxyle (sculptée dans un seul tronc d’arbre) ; elle devait, à l’origine, être laquée et dorée. Amida est assis en position du lotus et fait de la main droite le geste de l’absence de crainte tandis que son visage exprime une grande intériorité.
Une paire de paravents attribuée à l’atelier de Sotatsu (1570-1643), Éventails flottants sur la rivière, évoque la rivière d’Uji, lieu associé à l’intrigue du Genji Monogatari. Les éventails évoquent la pratique de l’improvisation poétique instituée dans l’entourage impérial au 11ème siècle.
Un ensemble d’une table et de son écritoire, en bois laqué du début de l’ère Meiji (1868-1912), évoque, lui aussi, Uji symbolisée par son pont (un des trois plus anciens du Japon) et qui était un lieu de retraite et de villégiature de l’aristocratie. Les derniers chapitres du Genji Monogatari se déroulant à Uji, cela fait un motif parfaitement adapté au décor d’un mobilier destiné à l’écriture.
Un coffret à encens, à décor de fleurs des quatre saisons, en bois laqué maki-e (décor poudré d’or et d’argent) et incrusté de nacre, d’argent et d’or, évoque le raffinement de la cour à l’époque Heian. Au 11ème siècle, des compétitions étaient organisées à partir d’essences mélangées appelés awaseko. Dans le Genji Monogatari, Murasaki Shibiku décrit ces compétitions autour des parfums chez les nobles de l’époque. Ces rencontres pouvaient se transformer alors en réceptions mondaines et en jeux d’argent. De plus en plus raffinés, ces jeux finissent par donner naissance au kōdō, cérémonie comparable à la cérémonie du thé. L’encens, s’il servait à parfumer l’atmosphère, permettait aussi d’imprégner les vêtements de ses senteurs.
Exclues des affaires politiques, les femmes aristocrates de l’époque Heian sont coupées du monde. Elles sont cultivées, musiciennes, peintres ou calligraphes. Llibres de leur temps, leur vie est tournée vers les arts. Remarquables observatrices de la cour impériale, elles vont analyser et décrire leur ressenti aussi bien que celui des autres. Il est intéressant de noter que leurs écrits qui se font en langue vernaculaire, donc considérés comme inférieurs, ont survécu et sont lus encore aujourd’hui, peut-être pour leur écriture introspective qui transcende l’histoire et les genres. La poétesse Ono no Komachi (825-900) est l’exemple d’une postérité étonnante: célèbre pour ses waka (courts poèmes) et pour sa beauté, considérée comme une des six génies de la poésie japonaise, elle est entrée dans la légende, inspirant poètes, dramaturges et peintres. L’exposition présente une peinture sur soie attribuée à Tosa Mitsunorii (1583-1638) la représentant, vêtue et coiffée selon la mode de l’époque Heian. Elle figure aussi sur des estampes du 19ème siècle, au même titre qu’une autre poétesse, Sei Shōnagon (966-1013). Murasaki Shibiku a, elle aussi, fait l’objet de très nombreuses représentations et une peinture sur papier de l’ère Kanbun (1661-1673) la figure tenant le pinceau et en train d’écrire. Une robe de cérémonie miniature montre la façon dont le vêtement féminin junihitoe (douze couches), qui apparaît à l’époque de Heian, superpose les robes en mariant les couleurs ; il pouvait peser jusqu’à 30 kilos. Murasaki Shibiku décrit, dans son ouvrage, un des passe-temps des dames de la cour qui consistait à choisir avec grand soin les harmonies de ces douze robes en fonction des évènements et des saisons.
Les cheveux des beautés de Heian étaient raides, brillants et immensément longs. Ils étaient séparés par le milieu et tombaient librement sur les épaules en grandes cascades noires. L’idéal était qu’ils tombassent jusqu’aux pieds.
Un paravent à six volets des 16ème-17ème siècles illustre un épisode du Dit du Genji, La Tempête (Nowak) et, bien que peint cinq siècles plus tard, il évoque les costumes et l’esthétique de Heian. Ce type de peinture (yamato-e) se caractérise par un très grand raffinement et l’emploi de couleurs vives ; les scènes sont traitées selon un procédé appelé «toit enlevé» qui permet de voir la scène à l’intérieur d’un bâtiment en plongée.
Le Genji Monogatari, roman fleuve en 54 chapitres ponctués de 800 waka, a connu, dès le départ, un grand succès et est devenu un modèle pour apprendre le waka. On raconte que Toyotomi Hideyoshi (1537-1598), unificateur du Japon, a, de lui-même, recopié le livre de commentaires sur le Dit du Genji qui appartenait à l’une des servantes de son épouse. L’ouvrage est devenu, au fil du temps, un modèle de composition et est devenu un symbole de la culture de la noblesse. Il n’a cessé d’être recopié et illustré et même imprimé, comme l’exemple xylographié du 19ème siècle qui est exposé. L’école Tosa, en particulier va s’emparer du thème et l’illustrer. Un rouleau, encre polychrome sur papier et feuille d’or, du 19ème siècle, évoque des scènes inspirées du roman. L’une d’entre elles montre une répétition de danse accompagnée de musiciens jouant du shō (orgue à bouche). Utagawa Hiroshige (1797-1858), un des plus grands représentants de l’estampe japonaise, livre une série de cinq estampes sur le thème du Genji Monogatari qui a contribué à renouveler l’imaginaire autour du roman. Il est intéressant de noter que l’artiste reprend et respecte l’esthétique du 12ème siècle.
Une boîte hexagonale en laque à décor de jeunes filles dans un jardin est remarquable par la qualité des incrustations de métaux précieux, de laque rouge et noire sur un fond de poudre d’or mais aussi parce qu’elle a fait partie de la collection de la reine Marie-Antoinette (1755-1793) et a survécu à la Révolution.
Un triptyque de Kitagawa Utamaro (1753-1806), spécialisé dans la représentation de belles femmes et de courtisanes interprète, en la parodiant, une scène du livre 4 (la Belle-du-soir) du Genji Monogatari, dans le triptyque Le double oreiller. Il faut noter que les personnages sont ici vêtus à la mode contemporaine du 19ème siècle japonais.
Le Dit du Genji continue aujourd’hui d’inspirer les artistes et on le retrouve même dans les manga, comme celui de Waki Yamato (né en 1948), Asaki yume mishi-Genji Monogatari, qui a été publié dans les années 1980 ou le Genji Monogatari de Eiko Hanamura (1929-2020) paru en 2019.
Un palanquin de la fin du 18ème siècle, aux armes du clan Tokugawa (trois pétales tournés vers l’intérieur), est entièrement couvert de laque noire avec un décor floral extérieur exécuté à la laque d’or. L’intérieur, tapissé de papier peint présente des scènes du Dit du Genji réalisées sur fond or. Ce type de palanquin luxueux était réservé à la plus haute aristocratie de l’époque d’Edo (1600-1868).
L’histoire du tissage Nishijin-ori remonte à l’époque de Heian avec un atelier de tissage rattaché à la cour impériale. Les tissus Nichijin-ori ont toujours bénéficié de techniques de tissage les plus avancées au cours des siècles.
La complexité et la sophistication des structures de tissage, la densité des motifs ou la variété et le nombre de fils de couleur sont autant de techniques traditionnelles d’un niveau inégalé. Durant l’ère Meiji (1868-1912), des tisserands japonais se sont initiés, en France, à la technique du métier à tisser jacquard en 1872. Le métier Jacquard, mis au point par l’inventeur français Joseph-Marie Jacquard (1752-1834), est un métier à tisser mécanique programmable à l’aide de cartes perforées. Cette machine permettait de tisser rapidement des motifs complexes. Ces métiers Jacquard augmentèrent considérablement la productivité et contribuèrent à moderniser l’industrie textile japonaise, ce qui entraîna le développement du nishijin-ori.
Le Maître tisserand Yamaguchi Itaro (1901-2007), à la veille de ses soixante-dix ans, décida de ne tisser que pour son plaisir et consacra les dix dernières années de sa vie à la création de quatre rouleaux illustrant le Dit du Genji, reproductions tissées de ceux peints, conservés dans deux musées japonais et trésors nationaux. Il décida de faire don de ses quatre rouleaux tissés du Dit du Genji à la France en gage de sa reconnaissance pour le sauvetage du nishijin-ori grâce à la technologie française des métiers Jacquard. Les premier et deuxième rouleaux furent donnés en 1995, suivis en 2002 du troisième, tandis que le quatrième et dernier rouleau fut offert en 2008 après le décès du Maître.
La dernière salle est consacrée aux œuvres du Maître Yamaguchi dont les quatre rouleaux du Dit du Genji. Un rideau écran inspiré par ceux de l’époque de Heian montre la virtuosité du Maître, mêlant fils de soie et d’or avec un décor broché. Ce type de rideau-écran monté sur un support en bois portatif permettait de scinder les pièces à l’époque de Heian. Leurs grands décors peints ou tissés décoraient les intérieurs de l’aristocratie. Hauts de 90 cm à 120 cm, ils étaient censés dissimuler les personnes, les nobles se tenant toute la journée assis sur les nattes ou tapis. De même, un kimono de cérémonie, au décor broché de fleurs de pêcher, marie fils de soie, fils d’or et feuilles d’or. Ces pièces remarquables ont été tissées sur un métier mécanique jacquard.
Pour la réalisation des quatre rouleaux, Maître Yamaguchi choisissait les fils de soie teints dans une infinité de dégradés de couleurs afin d’obtenir les effets désirés. Il faisait un ou plusieurs dessins préparatoires reproduisant la peinture originale, puis accomplissait la mise en carte avant de procéder au piquage des cartons pour réaliser le tissage. De même, pour certains rendus comme l’effet de transparence, il réalisait de nombreux essais. Il a utilisé un métier jacquard combiné à un métier à la «lève-baisse» classique et amélioré plusieurs méthodes de tissage venues du monde entier qu’il a essayé de pousser vers leur perfection. Pour lui, «l’histoire du nishijin-ori est une quête de la perfection, la volonté de synthétiser les meilleurs procédés et de les mener à leur paroxysme».
Comme sur les rouleaux peints, les dix-neuf scènes et textes calligraphiés sont reproduits avec une précision et une finesse incroyables. De plus, Maître Yamaguchi a dû imaginer les couleurs telles qu’elles étaient peintes à l’origine car, sur des rouleaux ayant mille ans, les couleurs se sont un peu fanées.
Le quatrième rouleau montre Le poste de garde de la barrière (Sekiya) ou le cortège de Utsusemi et le cortège du Genji se rencontrent accidentellement à la barrière d’Osaka. Les personnages et les montagnes aux feuillages automnaux semble baigner dans une brume dorée due au fils d’or sous-jacents.
L’épisode suivant, Le Chêne 1 (Kashiwagi 1), est extrêmement construit et coloré alors que l’attitude des personnages traduit une tristesse suffocante: l’épouse du Genji, Onna San no Miya, vient de mettre au monde un enfant illégitime et son père, habillé de noir, au centre de la composition, se lamente tandis que le Genji, en bas du triangle formé par les trois protagonistes, s’interroge si ce n’est pas un châtiment du destin pour ses erreurs de jeunesse. Pour suivre.
Le Chêne 2 (Kashiwagi 2) montre Kashiwagi, le père de l’enfant, sur son lit de mort, se confiant à un ami. La scène, bien qu’oppressante, est illuminée par la multiplicité des tissus (stores, rideaux, paravents, costumes des dames de compagnie) dont Yamaguchi a rendu les différents aspects et textures.
Le troisième rouleau témoigne d’innovations en matière de tissage avec un effet de transparence remarquable. Pour Le Grillon-grelot 1 (Suzumushi 1) on voit Onna San no Miya, devenue nonne, en train de psalmodier. Elle est vêtue d’une robe blanche sur laquelle elle porte un autre vêtement transparent et les plis de la robe de dessous transparaissent et montrent des reflets différents selon l’angle de vue. Ceci a été possible grâce à une couche de surface confectionnée avec un fil torsadé en platine dans une densité moins élevée pour un rendu tout en finesse.
La Rivière aux bambous 1 (Takekawa 1) du premier rouleau, montre Kaoru, fis du Genji, attendant à l’extérieur d’une résidence dont le jardin est orné d’un jeune prunier en fleurs sur une branche duquel, une fauvette lance son premier chant ; nous sommes donc au printemps. Ici les rideaux-écran sont vus à la fois dépassant et à travers le brise-vue en lamelles de bambou, jouant ainsi avec la transparence de ce dernier.
Dans la scène suivante La Rivière aux bambous 2 (Takekawa 2), on voit deux jeunes princesses jouant au jeu de go tandis qu’elles sont épiées depuis l’extérieur par un jeune homme. Un cerisier en pleine floraison occupe tout le centre de la composition et son rendu peut apparaître blanc ou rosé selon l’angle de vue.
Dans Les sarments de vigne vierge 1 (Yadorigi 1) du deuxième rouleau, l’empereur est montré jouant une partie de go en compagnie d’un jeune homme, avec pour enjeu le mariage d’une de ses filles. L’appartement est agrémenté de meubles en laque ornés d’incrustations de nacre et, pour créer un effet de brillance, une très fine feuille de nacre a été tissée dans la trame. La scène, Les sarments de vigne vierge 2 (Yadorigi 2) illustre le moment où Niou Miya est subjugué par la beauté de Naka no Miki. La profusion de personnages, tous plus richement vêtus les uns que les autres, et la somptuosité du décor indiquent une résidence prestigieuse
La scène, Les sarments de vigne vierge 3 (Yadorigi 3), est imprégnée d’une certaine froideur accentuée par la blancheur de la balustrade et le fond beige du sol. Niou Miya joue du biwa pour réconforter Naka no Miki mais l’expression des personnage est plutôt empreinte de tristesse et l’ensemble évoque un jour froid d’automne.
Du même rouleau, Le Pavillon 2 (Azumaya 2) montre Kaoru, assis sur la véranda extérieure ; la palissade en bambou tressé a été tissée sur un papier feuille d’or pour créer des irrégularité et un effet de lumière en contraste avec la texture de la porte en bois.
Autour de la salle, sont exposés des agrandissements de dessins du maître sur papier millimétré montés en paravents. Une dernière vitrine expose la loupe et l’écritoire de Maître Yamaguchi.