Les métamorphoses du Shintô
Mercredi 9 mars 2016 : Les métamorphoses du Shintô par Alain Rocher, Directeur d’études à l’Ecole pratique des hautes études (EPHE).
Le Shintô est considéré par certains comme la religion la plus ancienne du Japon ou, par d’autres, comme un agrégat codifié et fixé à l’époque féodale, vers le XIIIe s. La vérité semble se situer entre ces deux thèses extrêmes. L’on ne peut nier l’existence d’un vieux fond chamanique et animiste que l’on appellera «proto-shintô», qu’il importe de distinguer du shintô organisé élaboré au Moyen-Age par les familles Watarai et Yoshida.
Le Shintô n’est pas quelque chose de donné entièrement dès le début mais une religion qui se construit au fil de l’histoire, d’abord en assimilant les autres courants religieux et philosophiques rivaux venus du continent (Bouddhisme, Taoïsme, Confucianisme) et en se construisant par opposition à eux.
Le proto-shintoïsme est presqu’évanescent et pourrait se définir par ce qu’il n’est pas : il n’a pas de fondateur, n’a pas de textes canoniques et il n’y a pas de corps sacerdotal structuré. Il serait difficile de lui assigner un dogme particulièrement construit. Le proto-shintoïsme n’a pas non plus de panthéon organisé. Le mot même de shintô,qui signifie littéralement la voie des dieux (shen-esprits et dao-voie) n’apparaît qu’en 586 dans les Annales du Japon et serait directement emprunté au Yijing (livre des mutations). Une caractéristique du Shintô est l’acceptation positive de tout ce qui est vivant (la naissance, le mariage, la reproduction, etc.) et tous les avatars de la vie sont considérés comme positifs, voire sacrés. Ce vitalisme va de pair avec la tendance animiste qui a été longtemps associée au shintoïsme : à l’origine, il n’y a pas vraiment de grands dieux mais une multiplicité d’esprits (kami). Ces dieux existent aux confins du monde d’une manière évanescente et ce n’est que lorsque les hommes font appel à eux qu’ils entrent dans un objet matériel (rocher, arbre, objet, etc.) dans lequel ils vont s’installer le temps de la cérémonie et on les renverra à leur état diffus après. Une autre caractéristique qui a peut-être des racines anciennes est une vision du monde étagée et articulée sur le plan vertical et horizontal. Sur le plan vertical, l’espace est considéré comme un étagement : la «Haute Plaine Céleste » d’où sont originaires certains dieux, les aristocrates et les empereurs et où ils retourneront après la mort, dessous se trouve la Terre, «Pays médian du Champs de roseaux» et enfin le Pays des Racines, un au-delà insaisissable, un peu sombre, ni enfer ni paradis. Parallèlement à cette vision verticale, il existe une vision horizontale qui ne connaît pas de frontière radicale et qui imagine au-delà de la Terre un horizon continu où se situerait un paradis ultra-marin ou sous-marin, équivalent japonais de l’île des Immortels taoïstes. Certains éléments comme l’obsession pour les rites de purification remontent probablement avant la constitution de l’Etat au Japon ainsi que les rites de Pacifications de l’esprit qui coïncident avec le solstice d’hiver. Le Shintô n’existe pas dans l’abstrait et n’est pensable que dans et par une inscription sociale de tous les jours : calendrier des fêtes extrêmement dense, association avec les activités économiques comme la riziculture au printemps et en été, chasse ou pêche en hiver. Autre forme de son inscription sociale, le shintoïsme est un peu le garant de la continuité générationnelle car, dans le système de clans patrilinéaires, le chef de clan était considéré comme le descendant d’un dieu. De même que le shintoïsme ne peut exister sans un corps social qui le fait vivre, il ne peut exister sans une géographie : il ne peut fonctionner qu’ici ou là, dans un lieu particulier et contrairement aux autres grandes religions il n’a jamais cherché ou jamais pu s’universaliser. Cette tendance est si profondément ancrée dans la pensée japonaise qu’elle a déteint sur la culture et même sur la littérature : on ne peut citer un lieu (ville ou village) sans lui attacher une particularité toponymique connue depuis toujours.
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Tout change avec l’introduction du bouddhisme au milieu du VIe s. Lorsqu’il pénètre au Japon, le bouddhisme possède une organisation ecclésiale, un dogme appuyé sur un ensemble de textes qui font autorité. Au contact de ce formidable adversaire le Shintô, qui aurait dû disparaître, va progressivement se doter d’une architecture, d’un art, d’un ensemble de textes et d’un corps sacerdotal. Bien qu’il soit à l’origine aniconique, le shintoïsme va développer avec le temps un art spécifique, sorte de démarquage ou caractère inversé de l’art bouddhiste. Ainsi, en architecture, les toits des temples seront couverts de bardeaux plutôt que de tuiles, pour souligner l’aspect fruste et naturel. Le proto-shintoïsme va assimiler les éléments de son grand rival mais en inversant les signes. Le Japon va progressivement non seulement fusionner ou rapprocher le proto-shintoïsme et le bouddhisme mais il va produire des outils intellectuels pour justifier ce «mariage» : on va apparier un boddhisattva avec un kami (dieu du vent, du soleil, de la lune, etc.) en s’appuyant sur la notion indienne d’avatar. Ce syncrétisme extrêmement complexe va produire sa propre théologie et le proto-shintô va ainsi s’enrichir au contact du bouddhisme ésotérique. La binarité des deux mandalas (Mandala de la Matrice-côté matériel et Mandala du Diamant-côté invisible) va être projeté sur le panthéon shintô et même sur l’architecture puisque certaines parties des temples figurent le Mandala de la Matrice et d’autres celui du Diamant. L’intégration entre les deux religions est telle qu’un templion shintô va se trouver à l’arrière d’un temple bouddhiste et inversement un petit temple bouddhiste se trouve dans l’enclos d’un grand sanctuaire shintô, de même que les deux séries de dieux, boddhisattvas et kami, sont souvent intégrées dans le bâtiment principal. Durant les treize siècles de l’histoire intellectuelle japonaise, bouddhisme et shintoïsme ont vécu plus en osmose que comme deux religions distinctes.
A partir du milieu du moyen-âge, dans les grands sanctuaires et les milieux sacerdotaux des clans, vont se créer des théologies locales qui vont revendiquer une autonomie du shintoïsme par rapport au bouddhisme et vont inverser la hiérarchie. Yoshida Kanetomo (1435–1511), fondateur d’un courant shintô, va jouer de ses protections politiques pour déposséder certaines familles sacerdotales de leur légitimité religieuse, va se proclamer seul représentant authentique du vrai shintô et décréter que les dieux du shintô représentent l’essence, l’invisible et les bouddhas vont être renvoyés dans le phénoménal. A partir de ce moment, le shintoïsme va s’émanciper et voler de ses propres ailes. Pour donner un exemple de détournement de notions, dans le bouddhisme, tous les êtres ont en eux la «nature de bouddha», ils sont des bouddhas en devenir, les théologiens shintô vont reprendre le concept et le remplacer par la «nature de kami » : ainsi tous les humains possèdent intrinsèquement une sorte d’étincelle divine, une parcelle de divinité. Alors que «la nature de bouddha» permet d’atteindre l’éveil et de s’émanciper, la «nature de kami» induit la notion que l’homme est potentiellement divin. De la même manière, on voit se généraliser la divination des objets religieux. Alors que le proto-shintô n’avait pas de texte sacré, le clergé de certains grands sanctuaires va inventer des textes sacrés et découvrir des révélations secrètes. Ainsi en l’espace de quelques générations, fin XIIIe-début XIVe s., les grandes familles sacerdotales vont concocter un corpus proprement shintô qui est un mélange d’anciens mythes, de rituels de purification et de prétendues révélations de paroles prophétiques. C’est à cette époque que se constitue la sacralité de ces textes shintô à qui on attribue une grande ancienneté. Le Japon est aussi considéré comme un pays divin suite à la convergence de certains facteurs : les deux tentatives d’envahir le Japon par les Mongols ont échoué en partie grâce à une résistance farouche mais aussi grâce à des tempêtes miraculeuses (kamikaze-vent divin) et le développement d’une ritualisation magique par un bouddhisme ésotérique qui vise à protéger le pays contre les influences néfastes extérieures. Si le pays a échappé à l’envahisseur c’est qu’il est protégé des dieux et le shintoïsme va induire que l’archipel a été créé en premier et qu’il est une parcelle du corps des dieux.
Une autre forme d’évolution va se produire au XVIe-XVIIe s. quand le code du bouddhisme ésotérique va être remplacé par celui du néoconfucianisme. Le néoconfucianisme prétend se construire comme une sorte de métaphysique ambitieuse et postule qu’au sommet du monde il y a le «faîte suprême», sorte de clé de voûte de l’univers, parfois assimilé à une entité divine sans nom et sans forme. Les Japonais vont reprendre cette notion et les deux notions qui lui sont assujetties, la notion de souffle énergie (ki) et la notion de principe universel (li) dans le cosmos. Les Japonais n’adhéraient pas à la notion bouddhique de négation du cosmos (tout est illusion) et les milieux sacerdotaux shintô vont d’abord faire un travail de syncrèse à l’intérieur de leur panthéon et arriver à un quasi monothéisme. Le dieu suprême du shintô existe en tant que non encore manifesté, le chaos qui est la source vivante de tous les phénomènes dynamiques, mais il peut se manifester et va alors enclencher la dynamique du monde, l’opposition masculin-féminin, les cinq phases, etc. Pour les Japonais, ce dieu suprême peut en même temps exister en tant que chaos et sous des formes identifiables. Le vitalisme du proto-shintô est maintenant théorisé. Le shintô va aussi emprunter au néoconfucianisme certaines de ses catégories éthiques.
Les familles sacerdotales ont formé des courants et des écoles, ont construit des réseaux de sanctuaires qui ont continué de fonctionner jusqu’au seuil de la période moderne. Le Japon a démontré ainsi qu’on pouvait construire un système hétérogène pour en faire quelque chose d’original et de viable.
Face à la modernité qui s’est installée au Japon en l’espace d’une génération à la fin du XIXe s., le shintoïsme est à la fois plus solide que les grands systèmes monothéistes par sa souplesse et son organicité mouvante lui permettant de se glisser dans toutes les activités. La faiblesse du shintô est qu’il ne peut exister que dans un tissu social situé dans un lieu particulier. La dépopulation des campagnes due à l’industrialisation va entraîner progressivement la disparition du shintoïsme villageois, de plus les kami sont attachés à un lieu précis et ne peuvent être déplacés. D’une certaine manière, le shintô a perdu une partie de ses caractéristiques foncières à la suite à la modernité.
L’équilibre a été rétabli lorsqu’il a trouvé les moyens de résoudre cette contradiction, en particulier avec la notion de fondateur charismatique qui va prétendre être le prophète ou l’interprète de tel ou tel kami dont il a reçu la confidence ou dont il est le descendant privilégié. Ce néo-shintoïsme, beaucoup plus populaire, abandonne certaines des élaborations théologiques anciennes mais se reconstruit en empruntant certaines techniques qu’on retrouve dans tous les courants néo-sectaires. Ce néo-shintoïsme prospère d’autant plus qu’il a eu l’habileté théologique de recycler à son compte les grands codes du discours écologique occidental et le pacifisme. Les sanctuaires se concentrent sur les gens ordinaires en les aidant à maintenir de bonnes relations avec leurs ancêtres et les kami.