Les liens artistiques et culturels entre l’Inde et le Japon (vers 1890-1940)
Mercredi 12 décembre 2018: Les liens artistiques et culturels entre l’Inde et le Japon (vers 1890-1940) conférence par Christine Shimizu, conservateur général honoraire du patrimoine.
Christine Shimizu commence par rappeler que le milieu artistique dont elle va parler se situe à Calcutta (Bengale) qui est alors la capitale du Raj britannique et ce jusqu’en 1912. Cette province est la plus grande du Raj. En 1905, elle est divisée en deux parties par Lord Curzon, Vice-roi des Indes, afin d’en affaiblir les revendications politiques. Cette création de deux états, l’un à majorité hindoue et l’autre musulmane, a pour résultat de susciter un mouvement nationaliste: le Swadeshi (mouvement pour «l’autosuffisance» de l’Inde).
Durant cette période, la bourgeoisie bengalie se fait construire de somptueuses maisons à Jorasanko, le quartier nord de Calcutta. La famille Tagore est l’une d’entre elles. Elle joue un rôle déterminant dans les relations entre le Japon et l’Inde et a une grande influence dans le mouvement de «Renaissance du Bengale». En plus de Rabindranath Tagore (1861-1941), le célèbre poète et prix Nobel, la famille est un milieu intellectuel riche de musiciens, d’écrivains et de peintres. En 1877, R. Tagore lance une revue littéraire et artistique Bharati où seront notamment reproduites des peintures de l’avant-garde de la modernité indienne.
Un autre personnage qui joue un rôle important dans ce milieu culturel de Calcutta est Margaret Noble (1867-1911), connue sous le nom de Sœur Nivedita. Cette Irlandaise, qui a suivi le gourou Swami Vivekananda (1863-1902), lui-même disciple de Ramakrishna, arrive à Calcutta en 1898. Femme exceptionnelle, elle se consacre à la cause indienne et, travailleuse sociale, à la cause des femmes. Très proche des milieux littéraires indiens de Calcutta et de Rabindranath Tagore, elle est opposée à l’influence britannique et soutient que l’histoire de l’Inde doit être écrite par des Indiens et que le renouveau artistique et littéraire doit prendre ses racines en Inde.
Fin 1901, Sœur Nivedita présente Okakura Kakuzō (1862-1913) de passage en Inde à Rabindranath Tagore. Après cette rencontre, Rabindranath Tagore montrera toujours une passion pour la culture et l’art japonais comme en témoigne l’aménagement de sa demeure à Jorasanko. Okakura est le directeur de l’école des beaux-arts de Tôkyô, fondée en 1889. Avec son livre The Ideals of the East («Les Idéaux de l’Orient») publié en 1883, il se pose en précurseur du mouvement pan-asiatique. La première phrase de son livre, Asia is one, souligne sa volonté de voir l’Asie retrouver ses valeurs face à l’Occident. Ainsi, veut–il que la peinture Nihonga, peinture utilisant les techniques traditionnelles japonaises, occupe une place centrale dans l’éducation face à la peinture Yōga, peinture à l’huile de style occidental. Selon lui, l’art japonais contemporain doit être le prolongement de l’art ancien. Dans son école, Okakura demande aux élèves de copier les peintures et sculptures anciennes afin de s’imprégner de la civilisation japonaise. Il devra démissionner en raison de divergences d’opinion et fondera sa propre école en 1898. Les idées tranchées d’Okakura trouvent un écho dans la cause indépendantiste indienne et Sœur Nivedita en signant la préface de son livre du nom de «Nivedita de Ramakrishna-Vivekananda» inscrit l’ouvrage dans la mouvance du mouvement politico-religieux indien.
Okakura a aussi une grande influence artistique en Inde par ses enseignements qui prônent une créativité artistique basée sur l’art traditionnel et la nature comme modèle. Dans cette optique, nombreux seront les artistes indiens à visiter les grottes d’Ajantâ récemment découvertes et dont les peintures seront publiées en 1896. Nandala Bose est ainsi l’un des peintres à faire partie d’un voyage organisé par Sœur Nivedita en 1909 pendant lequel il copie pendant trois mois les peintures murales.
Un autre personnage clé dans cette quête de l’identité indienne est Ananda Coomaraswamy (1877-1947): il est le fondateur de l’histoire de l’art indien à partir d’un point de vue indien et non pas anglais. Né à Ceylan, il visite l’Inde pour la première fois en 1909 et fait la connaissance de R. Tagore. Tout comme le livre d’Okakura, celui de Coomaraswamy intitulé Swadeshi and Art (1911) est un pamphlet contre l’occidentalisation de l’Inde et la perte de ses valeurs artistiques. Il se dresse contre les modes occidentales en architecture, en peinture et pour la défense des arts traditionnels.
Ces nouveaux courants de pensée développés à Calcutta trouvent un lieu d’expression dans une petite école expérimentale fondée en 1901 par R. Tagore sur des terres qu’il possède à 180 kms de Calcutta. En opposition au système éducatif anglais reposant sur la discipline, l’enseignement y est basé sur des activités créatrices et une grande liberté accordée aux élèves. Ce type d’éducation s’inspire des «écoles des forêts» où des ascètes prodiguaient dans les temps anciens leur enseignement autour de leur ashram. En 1919 y est créé le Kala Bhavan, département d’art de l’école où sont étudiés peinture murale, gravure, sculpture, poterie et tissage et dont le directeur est le peintre Nandala Bose. En 1921, cette école est transformée en une université, Visva Bharati, encore active de nos jours.
La peinture en Inde à la veille de la venue des peintres japonais à Calcutta est enseignée à l’école gouvernementale d’art et d’artisanat, créée en 1854 et où est inculqué «le bon goût occidental». Mais en 1896, le nouveau directeur, Ernest Binfield Havell (1861-1934), tente de réformer l’enseignement et de mettre en avant les traditions indiennes. Pour lui, «En Inde, la peinture doit être indienne dans son esprit et dans sa forme». Il publie en 1911 The Ideals of Indian Art, allusion directe au livre d’Okakura The Ideals of the East. Avec Coomaraswamy, il favorise un enseignement pro-indien et anticolonialiste. Cette poussée nationaliste conduit quelques artistes à illustrer l’histoire et les mythologies indigènes vers 1880-1900 dans des mytho-paintings produites par l’atelier Calcutta Art Studio (conduit par des anciens élèves de l’école gouvernementale d’art). Si le sujet est indien, le style reste réaliste et les techniques occidentales, comme chez Raja Ravi Varma (1846-1906).
Des transformations picturales radicales de cette peinture indienne apparaissent avec la venue de deux artistes japonais appartenant au courant Nihonga: Hishida Shunsō (1874-1911) et Yokoyama Taikan (1868-1958), des élèves d’Okakura. En 1902, Rabindranath Tagore demande à Okakura de lui envoyer des artistes japonais pour décorer le palais du royaume indien de Tippera (actuel Bangladesh), où Tagore est conseiller du prince. Malheureusement à leur venue en janvier 1903, le projet est annulé et les deux artistes, qui comptaient sur ces gages pour poursuivre leur voyage vers l’Occident, se trouvent bloqués à Calcutta. Durant ce séjour, ils initient les peintres de l’entourage de Tagore aux techniques de la peinture japonaise. Mais ils découvrent aussi la tradition indienne et Taikan réalise des copies des peintures murales d’Ajantâ. Ainsi, la théorie d’Okakura sur l’unité de l’art pan-asiatique reposant sur un socle bouddhique se trouve confortée. Avant leur retour au Japon, R. Tagore organise une exposition de 40 de leurs peintures à Calcutta. Une autre exposition de peintures japonaises sera organisée en 1910 par les deux neveux de R. Tagore, Abanîndranâth (1871-1951) et Gaganendranath (1867-1938), peintres et fondateurs de l’Indian Society of Oriental Art.
Outre la peinture à l’encre et au pinceau japonais (sumi-e), Taikan et Shunsō transmettent aux peintres indiens du cercle des Tagore leur nouveau travail des couleurs sans contours pour rendre l’atmosphère en lavis colorés et dégradés: ce style est appelé morotai («brumeux») en raison de l’impression de flou qui s’en dégage. Ce style japonisant marque la première production de l’École du Bengale. Il est particulièrement bien représenté par Abanîndranâth Tagore et Gaganendranath Tagore. Ce dernier illustre plusieurs œuvres de son oncle, Rabindranath, comme Jeevansmriti («Mes souvenirs», publié en 1912), ainsi que des poèmes de celui-ci et la chronique Chaitanya Charitamala (avant 1914) présentée dans une exposition à Paris. Abanîndranâth, quant à lui, est recruté en 1905 par B.Havell comme vice-principal de l’école des beaux-arts de Calcutta et est considéré comme le père de la peinture moderne indienne. Deux de ses peintures les plus célèbres sont exécutées dans le style morotai. Asoka qui par la blancheur de sa renommée a rendu l’univers immaculé s’inscrit dans la suite de la peinture de Taikan intitulée Kutsugen: symbole de l’idéal nationaliste (d’une part, Asoka est le premier unificateur de l‘empire indien, d’autre part, il s’agit d’un portrait d’Okakura sous les traits de l’homme d’état chinois Qu Yuan alors qu’Okakura est obligé à démissionner de ses fonctions de directeur de l’école des beaux-arts), rappel du souci d’Okakura qui posait la question «comment rendre l’air ?». De même, Bharat Mata (Mère Inde, 1905), montre une femme indienne enveloppée dans un sari de couleur safran et tenant un livre, une gerbe de riz, un tissu et un chapelet, objets symboliques: c’est la personnification de l’autosuffisance prôné par le mouvement Swadeshi et symbole de la résistance contre le pouvoir étranger. Nandala Bose (1882-1966) adopte aussi ce style morotai dans sa célèbre peinture Satî, symbole de l’idéal de la femme indienne par son sacrifice de soi et sa dévotion d’épouse: elle prend une apparence éthérée aux contours imprécis, bien différente des peintures académiques réalistes de style européen. Cette image est devenu l’emblème du sacrifice de soi dans le nationalisme indien.
Si les Japonais influencent les artistes indiens, l’influence est réciproque et les peintres japonais trouvent dans l’exotisme des coutumes indiennes de nouvelles thématiques, telle que Ryūtō (« Les Lanternes sur l’eau », 1909) de Taikan inspiré par une cérémonie à Bénarès dont il ne retient que les figures de trois femmes au bord du Gange. Hishida Shunsō exécute en 1903 Sarasvati, exemple de pan-asianisme, puisque cette divinité indienne trouve son pendant dans la divinité bouddhique japonaise Benzai–ten. Le peintre Katsuta Yoshio, quant à lui, illustre en 1906 un épisode du Râmâyana , Râma, Sîtâ et Lakshmana dans la forêt.
Après son diplôme de l’école des beaux-arts de Tôkyô, Katsuta Shôkin (1879-1963) se rend en Inde pour étudier la peinture bouddhique. Invité par Rabindranath Tagore, il enseigne pendant deux ans (1906-1907) à Santiniketan partageant avec les artistes indiens. Shâkyamuni quittant le palais (1907) associe une recherche d’atmosphère ensoleillée autour du futur Bouddha dans le style morotai et un goût pour les détails vestimentaires indiens.
A la demande de R.Tagore, Arai Kanpo (1878-1945) réalise et apporte en Inde des copies d’œuvres de Hishida Shunsō et de Yokoyama Taikan que le poète souhaite posséder. Kanpo travaille lui aussi à Santiniketan pendant deux ans (1916-1918) pendant lesquels il côtoie Nandalal Bose (1882-1966) avec lequel il visite l’Orissa. Tous deux en réalisent des peintures.
Christine Shimizu termine sa présentation par les peintures de Nosu Kosetsu (1885-1973) qui voyage en Inde en 1918 après avoir obtenu son diplôme à Tôkyô. Pendant son séjour, il rencontre Arai Kanpo qui lui propose d’être son assistant pour copier les peintures d’Ajantâ. En 1932, il retourne en Inde pour décorer le Mulagandha Kuti Vihara à Sarnath, construit sur le site présumé du premier sermon du Bouddha. Kosetsu a été désigné par le gouvernement japonais pour en réaliser les peintures murales intérieures. Après avoir discuté des thèmes à aborder avec R.Tagore, il exécute dix-sept peintures illustrant les jâtaka et la vie du Bouddha historique. Ces œuvres qui lui prennent quatre ans témoignent de l’affirmation du pan-asianisme cher à Okakura.