Le taoïsme, l’autre face de la pensée chinoise

Vidéoconférence par Rémi Mathieu, directeur de recherche émérite au CNRS (CRCAO).

Rémi Mathieu commence par poser la question: qu’est-ce que le taoïsme ? Ce terme est une transposition française qui en fait couvre deux expressions chinoises basées sur le mot Dào qui signifie la voie, le chemin: dàojiā «l’École du Dào» et dàojiào «l’enseignement du Dào».

Si le terme taoïsme n’existait pas au début, c’est à partir des Han (206 av. N.E.- 220 apr.) que les différentes écoles de pensées ont été classées: confucianisme, taoïsme, légisme, l’École des dialecticiens, l’École des cinq Éléments.
Les pères fondateurs de cette école sont Laozi, Zhuangzi et Liezi. On peut distinguer trois branches du taoïsme: le taoïsme philosophique qui est le plus important, les pratiques taoïstes qui visent à l’allongement de la vie, voire à l’immortalité, et le taoïsme religieux qui a débouché sur une pratique religieuse, une divinisation des pères fondateurs et la constitution d’une «église» taoïste.
Le taoïsme spéculatif date probablement du 6ème s. av. notre ère. Le taoïsme visant à l’allongement de la vie lui est, à la fois, antérieur, contemporain et postérieur. Le taoïsme religieux apparu aux environs de notre ère est, aujourd’hui, encore vivant aussi bien en Chine, où il est toléré et contrôlé, que dans la diaspora chinoise.

Le taoïsme spéculatif est un ensemble doctrinaire, relativement cohérent mais qui n’a pas vraiment donné naissance à une école. Laozi n’a pas eu, comme Confucius, de disciples mais plutôt des héritiers.
Il n’y a pas vraiment de philosophie en Chine et si, dans la pensée de Laozi, il y a une recherche d’une forme de sagesse qui permet de comprendre l’agencement des choses, il ne va pas chercher le sens des choses, le sens de la vie. Comme il n’y a pas de dessein de dieu, il n’y a pas de but final. Les êtres sont considérés en eux-mêmes sans faire appel à une puissance transcendante et ils trouvent spontanément leur place dans le monde, d’où le rapport du taoïsme avec la nature.

L’époque des Royaumes Combattants (771-256 av. N.E.) a été particulièrement féconde dans le domaine de la pensée. Tous ces penseurs étaient au service des princes afin de les conseiller dans le bon gouvernement mais aussi dans la gestion des problèmes politiques, économiques ou militaires. Il est à noter que le taoïsme va essaimer certaines de ses idées dans les autres courants de pensée comme le confucianisme, le légisme, etc.

Laozi et ses héritiers donnent au terme de Dào  plusieurs sens dont celui de suivre la Voie et celui d’enseigner la Voie. En en-tête du Laozi (ou Dao De Jing), il est dit «le Dào ne saurait exprimer le Dào Constant (immuable), le Dào Constant ne peut être énoncé». Ce terme n’est pas l’apanage du taoïsme mais est aussi utilisé par toutes les autres écoles de pensées. Ce mot n’est pas défini, et c’est la grande différence entre la philosophie chinoise et la philosophie gréco-latine. On ne peut définir le Dào car cela serait le restreindre. Si on veut en approcher au plus près, il faut penser à une énergie générante composée de deux forces antagonistes et complémentaires, le Yin et le Yang. Dans la cosmogonie taoïste, le Dào génère d’abord le vide, puis il engendre le déterminé et l’indéterminé. Il y a un Dào universel mais également des Dào individuels dans la mesure où chaque chose a son Dào. Il convient donc de respecter les deux pour que les mécanismes de la nature puissent fonctionner dans un mouvement cyclique sans fin. La notion de non-agir est aussi un élément important et central de la doctrine. Le non-agir n’est pas synonyme d’inaction, c’est un agir qui se déploie entre un sujet ou un objet, en respectant sa nature propre et en mettant son Dào individuel en harmonie avec le Dào universel. Cette notion trouve son origine dans le naturalisme qui est propre aux penseurs taoïstes et prône un geste spontané, qui ne demande pas de réflexion, un acte de soi-même par soi-même. Le support de l’existence est le souffle vital, le Ch’i ou Qi, et on peut imaginer que la théorie vient de l’École des Cinq Éléments, éléments qui se succèdent en s’éliminant mais aussi en se régénérant (le bois, le feu, la terre, le métal et l’eau).

Laozi pourrait n’avoir jamais existé, comme Confucius dont il aurait été le contemporain plus âgé. C’est au 2ème  s. que le grand historien Sima Qian (145-86) lui consacre une biographie qui met en place les éléments de la légende: sa position d’archiviste des Zhou au 5ème s. avant notre ère, la visite que lui rendit Confucius, son dégoût de la vie de cour et son voyage vers l’ouest à dos de buffle. Le texte du Laozi (ou Dao De Jing), a lui bien existé, car on en a trouvé une copie dans un site archéologique qui date du 4ème s. avant notre ère. Ce texte a été utilisé par tous les grands penseurs taoïstes.

Le Laozi est un ouvrage fondamental dès son origine et c’est vraiment le socle sur lequel se sont élaborées toutes les autres théories taoïstes. Le taoïsme n’est pas une pensée dogmatique mais qui se développe, qui incite plus à la réflexion qu’à offrir des solutions. On y dit, en préambule, que le Dào (la Voie) est invisible, inaudible, impalpable, incognicible intellectuellement et insaisissable par les sens. Il est jugé innommable (ce serait le restreindre) «le Dào  qui peut être nommé n’est pas le Dào Constant (immuable), ne connaissant pas son nom, je l’appelle Dào. Connaître le Constant c’est atteindre l’illumination. Connaître l’origine c’est connaître le Dào qui est inépuisé. Le Dào sans nom n’a pas de nom…». Le Dào sans nom est à l’origine du ciel et de la terre. Dans le Laozi,il y a tout un ensemble de manœuvres d’approche pour dire sans dire. Dans la logique de Laozi, il y a le choix du paradoxe et à la question, comment sais-je qu’il en est ainsi, il répond, par cela même. Il s’appuie sur l’intuition qui est une communication directe entre le monde des choses généré par le Dao et le Moi. D’où l’expérience du corps qui permet l’apprentissage direct sans intermédiaire. «Le Dao est partout, il est le Tout, il est à la fois Totalité et Vacuité qui permet l’éclosion de chaque choseLe Dào n’est pas lui-même engendré, il est sa propre sa propre cause, le Dào n’a d’autre modèle que lui-même». L’apologie du Dào, c’est aussi l’apologie du Vide qu’on trouve constamment dans la pensée taoïste, dans la mesure ou le Vide est à l’origine de tous les êtres et toutes les choses, c’est un soufflet de forge, à la fois vide mais plein de souffle et de force. Il est en quelque sorte une promesse de potentialité. Une autre pensée forte de Laozi est le mystère: «le mystère du Dào se révèle par son obscurité car le fond du Dào est l’obscurité. Obscurcir l’obscurité voilà la force de toutes les subtilités». Il faut que l’obscurité demeure pour pouvoir comprendre ce qui a été généré par le Dào. Un autre pilier du taoïsme est lié à l’efficience (efficacité) «L’efficience supérieure est sans efficience, c’est pourquoi elle est difficile. L’efficience supérieure n’agit pas et n’a pas de but. L’efficience inférieure agit et a un but , or les choses (les êtres) honorent l’efficience». Dans le taoïsme originel, l’efficience supérieure renvoie à la notion de pouvoir, de puissance qui émane d’un être et qui peut s’exprimer et préserver l’intégrité de sa personne. C’est en fait l’expression du Dào de l’individu dans ce qu’elle a d’efficace.

Pour revenir sur le non-agir, ce n’est pas l’inaction mais un accompagnement de l’action spontanée des choses. Cette action qui est une non-intervention, est l’accompagnement des processus spontanés qui sont à l’œuvre dans l’ensemble de la nature. «Par le non-agir, il n’y a rien qui ne se fasse, c’est toujours par le non-agir qu’on gagne le monde entier, … rectifie sans contraindre, discipline sans blesser. Car qui agit échoue, le sage n’agit pas donc n’échoue pas». L’intervention est porteuse d’échec. Ce point est important parce qu’il touche à la spontanéité des êtres et respecter leur spontanéité c’est respecter leur nature même. Cette idée du non-agir aura une influence sur les penseurs d’autres écoles qui se sont inspirées du taoïsme, en particulier les écoles qui sont relatives aux tactiques militaires.

Un autre aspect est l’enseignement sans parler. On voit chez Laozi et surtout chez Zhuangzi, une défiance de la parole. La parole est une tromperie pour celui qui l’emploie et aussi pour celui qui l’écoute. Le sage enseigne sans parole, «la parole vraie n’est pas agréable, la parole agréable n’est pas vraie. L’homme de bien ne discute pas, il n’argumente pas». La vraie communication est infralangagière, elle se fait par le corps et surtout par l’esprit. On voit bien que pour les taoïstes, l’intuition est le mode premier de communication entre les êtres, les animaux ou les choses.

Le taoïsme est aussi une pensée politique, comme toutes les écoles philosophiques de la période des Royaumes Combattants. Ce sont des doctrines qui essaient de proposer des solutions aux princes qu’ils conseillent de façon à ce que la société soit paisible, heureuse et sans guerre. Comme dans les autres écoles, les maître du Dào invoquent cette figure du prince sage. Laozi, comme Confucius, cherche à revenir à la société primitive, essentiellement rurale, où le peuple était dans l’ignorance, dans la simplicité, à l’état brut. Toutes ces écoles ne remettent jamais en question la structure et l’organisation politique dans les principautés qui constituent la Chine féodale. Le taoïsme ne se pose pas la question de la pensée morale, il est avant tout relativiste ; pour lui, les notions éthiques sont totalement artificielles car elles dépendent des environnements à la fois civilisationnels et temporels, susceptibles d’évoluer d’une époque à une autre. Il ne cherche pas à fonder une morale quelconque mais il cherche à ce que le désir qui est à l’origine de tous les troubles, à la fois individuels et sociaux, ne s’expriment pas. Il ne s’agit pas de réprimer ses désirs mais de ne pas en avoir. «Il n’y a pas de plus grande cause que d’approuver ses désirs, le sage désire le non-désir, il n’apprécie pas les biens difficiles à acquérir». Le désir est perçu comme ce qui va au-delà de la nature propre et entraîne l’erreur.

Chez Laozi, il y a une répudiation de la connaissance, de l’étude, voire de la sagesse qui sont les vertus les plus éminentes du confucianisme. Il écrit «Renonce à la sagesse, répudie la connaissance, renonce à l’étude. Plus on va loin moins on connaît. Sans franchir la porte, on connaît le monde entier, sans regarder par sa fenêtre, on voit la voie du Ciel, car le maître connaît sans voyager. Connaître c’est ne pas connaître, ne pas connaître c’est connaître. Celui qui sait n’est pas un érudit et un érudit n’est pas celui qui sait. Celui qui sait ne parle pas et celui qui parle ne sait pas».

L’autre branche du taoïsme très importante est celle qui a rapport avec les techniques ésotériques. Un des sens du Dào est méthode, moyen, pratique. Ces techniques visent à procurer une longue vie, voire l’immortalité. Il importe de cultiver le souffle par différents moyens et ces techniques sont très élaborées. L’idée est de retrouver le souffle fœtal en expirant les souffles anciens et en inspirant les souffles nouveaux. Ce peut être parfois pittoresque car le but du sage peut être d’imiter le comportement de certains animaux pour espérer être aussi puissant qu’eux, vivre aussi longtemps qu’eux, ou de posséder des capacités physiques ou mentales qui leur sont propres. Il s’agit de se déplacer comme des ours, de s’étirer comme des oiseaux, de barboter comme des canards, de bondir comme des gibbons, d’adopter des regards de hiboux ou de faire des yeux de tigres… Le principe de base de ces exercices est de rejeter de son corps les souffles viciés et d’absorber les souffles nouveaux en imitant le comportement de ces animaux. Ces pratiques ont vraisemblablement une origine chamanique mais qui se sont réglementées et systématisées au cours des siècles et à travers de nombreux ouvrages. Il y a aussi des pratiques alimentaires, il est souhaitable d’éviter certains aliments comme les céréales ou l’ail, etc. La gymnastique respiratoire consiste à conduire les souffles dans le corps jusqu’aux talons à travers une géographie du corps très artificielle. Certaines pratiques sexuelles concourent à cette recherche de la longue vie et ont donné naissance à une littérature qu’on a appelé «l’Art de la Chambre à Coucher» (fangzhongshu) qui est une catégorie littéraire à part entière. Ces techniques visent à permettre à chaque partenaire de préserver les énergies dont il dispose dans un but hygiéniste et non «pornographique».

On ne peut pas parler de religion taoïste au sens réel du terme mais de doctrine d’enseignement du Dào depuis le début de notre ère. Cet enseignement est apparu à la suite des troubles sociaux qui ont marqué la fin de la dynastie des Han (220). C’est à ce moment que le taoïsme est apparu comme une pratique religieuse, avec un culte basé sur l’organisation d’un clergé, avec des textes considérés comme sacrés et leurs auteurs divinisés, la fondation de temples et des comportements ritualisés. Cette pratique religieuse visait à procurer une longue vie, à la guérison des maladies, l’invulnérabilité et l’immortalité. Ce courant est venu en parallèle au courant philosophique et des lettrés ont continué à développer la doctrine taoïste.

Rémy Mathieu conclue que si son exposé peut sembler sommaire, il est très difficile de parler d’une doctrine aussi complexe, qui a duré aussi longtemps et qui continue d’évoluer encore aujourd’hui.

 

 

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