LE RETOUR DU CONFUCIANISME DANS LA CHINE D’AUJOURD’HUI

Mercredi 26 novembre 2014 : conférence Le retour du Confucianisme dans la Chine d’aujourd’hui par Anne Cheng, Professeur au Collège de France, Chaire d’Histoire intellectuelle de la Chine.

Confucius, un représentant majeur de la pensée chinoise, a vécu de 551 à 479 avant notre ère, ce qui fait de lui un contemporain du Bouddha en Inde et des présocratiques en Grèce. Comme Socrate, Confucius n’a pas laissé d’écrits doctrinaux et son enseignement est connu par ses fameux Entretiens qui ont été transmis par ses disciples. Dans ces Entretiens il est question de la façon dont on devient un être humain à part entière. Apprendre, qui est le premier caractère par lequel commencent les Entretiens, est un mot clé dans la pensée confucéenne. Il correspond à sa conviction intime que la nature humaine est éminemment perfectible. Pour lui, l’homme est capable de s’améliorer et de se perfectionner à l’infini, c’est un être qui est destiné à apprendre. On peut parler d’un pari confucéen sur l’homme. Apprendre est une expérience qui engage la totalité de la personne dans sa vie entière et qui se partage avec les autres : apprendre, c’est apprendre à faire de soi un être humain. Notre humanité n’est pas un donné mais elle se construit et se fixe par les échanges entre les êtres et dans la recherche d’une harmonie commune. La cristallisation du pari de Confucius sur l’homme se résume dans un caractère 仁 Ren qui peut se traduire par humanité, qualité humaine ou qualité de la relation humaine. Ce caractère est composé du radical homme et du signe deux : l’homme ne devient humain qu’au travers de sa relation à autrui. Un grand exégète confucéen définit le mot Ren comme «le souci que les hommes ont les uns pour les autres du fait qu’ils vivent ensemble», ce qu’on appellerait aujourd’hui solidarité humaine. C’est donc cet enseignement de Confucius centré sur l’humain qui a été déterminant dans la conception chinoise de l’homme et de ses rapports au sein du corps socio-politique pendant près de 2 500 ans.

Les vicissitudes de Confucius dans la modernité chinoise passent par des phases de destruction d’environ un siècle entre les années 1860 (seconde guerre de l’opium) et les années 1960 (révolution culturelle). Le Japon, entré dans la modernité avec l’ère Meiji affirme sa montée en puissance en triomphant de la Chine impériale en 1895 et de la Russie tsariste en 1905. La prise de conscience par les élites chinoise de la suprématie Occidentale et, en Asie, de celle du Japon qui s’est lancé dans une politique de réformes est considérée comme un modèle à suivre. Une tentative de réforme sur le modèle Meiji en 1898 est avortée. En 1905, la Chine abolit le système des examens qui a été le soubassement du régime impérial pendant deux millénaires et ceci marque le début d’un processus de laïcisation moderne à la chinoise. Le régime impérial et la dynastie Qing s’écroulent définitivement pour laisser place en 1912 à la toute première république chinoise proclamée par Sun Yat-sen. La même année, la grande école mandarinale devient l’université de Beijing sur le modèle occidental et le premier recteur supprime du cursus tout l’enseignement traditionnel sur les classiques confucéens. Dès lors le confucianisme n’a plus de support scriptural puisqu’on a supprimé l’étude des classiques et il n’a plus de support institutionnel. La crise qui a le plus profondément et le plus durablement marqué les esprits est celle du mouvement du 4 mais 1919. La modernité chinoise se définirait par science et démocratie et se traduit par la violence dirigée contre la tradition chinoise identifiée comme confucéenne. On tient le confucianisme comme responsable de tous les maux dont souffre la Chine et de son arriération matérielle et morale. Il faut se débarrasser de la tradition confucéenne qui est assimilée à toute l’histoire impériale pour assurer la survie de la Chine dans le monde moderne. A l’issue du conflit sino-japonais et de la guerre civile entre le gouvernement nationaliste de Chiang Kai-shek et les forces communistes en 1949, celles-ci instituent la République Populaire de Chine. La fuite de Chiang Kai-shek à Taïwan s’accompagne de celle de nombre d’intellectuels hostiles au marxisme. La Chine maoïste connaît un paroxysme destructeur avec la Grande Révolution Prolétarienne lancée par Mao Zedong en 1966 qui apparaît comme une radicalisation du mouvement du 4 mais 1919.

Entre les années 1860 et 1960, la figure de Confucius a connu une descente aux enfers en passant d’abord par une perte de corporéité puis par une destruction intellectuelle pour finir par une destruction physique et matérielle au cours de la révolution culturelle. A partir de 1980 on observe un renversement spectaculaire qui se fait d’abord sentir à la périphérie de la Chine continentale. Les observateurs occidentaux expliquent l’essor économique spectaculaire des «quatre petits dragons» (Singapour, Taïwan, Hong-Kong et la Corée du Sud) par une interprétation culturaliste. Le confucianisme passe alors du statut d’obstacle à la modernité à celui de moteur central de la modernisation. En 1978, le confucianisme fait l’objet d’un premier colloque qui vise à sa réhabilitation. En 1984, une Fondation Confucius est créée à Beijing sous l’égide des plus hautes autorités du parti communiste chinois et, en 1992, lors d’un voyage dans les provinces du sud, Deng Xiaoping cite le Singapour confucianiste de Lee Kuan Yew comme modèle pour la Chine au moment où il lance l’Économie Socialiste de Marché. Le paradoxe est que les mêmes personnes qui ont participé à l’éradication de Confucius dans les années 1970 lui font ériger des statues un peu partout dans le pays.

Il y a autour de Confucius, dans les discours officiels, l’occasion d’exalter une éclatante revanche sur la suprématie occidentale qui est attendue depuis au moins un siècle par la Chine. Si le confucianisme n’a pas grand-chose à voir avec le développement économique il sert bel et bien les fins politiques des dirigeants autoritaires, que ce soit à Beijing, à Singapour ou à Séoul. Ces dirigeants autoritaires trouvent commode de reprendre à leur compte les valeurs confucéennes garantes de stabilité, de discipline et d’ordre social par opposition à l’Occident dont le déclin serait dû à son parti-pris d’individualisme et d’hédonisme. Depuis notre entrée dans le troisième millénaire le processus confucianiste est en train de prendre la forme d’un faisceau de phénomènes imbriqués et complexes qui touchent toute la Chine continentale. On peut distinguer quatre niveaux tout en sachant qu’ils sont loin d’être étanches : le niveau politique, les médias, la société en général et les milieux intellectuels. Dans la sphère politique, la priorité des dirigeants actuels est de maintenir la stabilité sociale afin de favoriser une croissance économique à long terme. En 2005, Hu Jintao a lancé le mot d’ordre de Société d’Harmonie Socialiste : il s’agit de puiser dans les ressources de la gestion confucéenne du code social pour proposer une alternative à la démocratie libérale occidentale. Ce mot d’ordre se décline sur tous les tons et sous toutes les formes, aussi bien dans les discours officiels que dans des discours commerciaux, publicitaires ou éducatifs. Le nom de Confucius est aujourd’hui porteur sur le marché économique mais aussi en terme de figure symbolique. Les Instituts Confucius qui se sont implantés partout dans le monde risquent de supplanter les départements d’études chinoises des universités. Ces Instituts Confucius sont en fait le bras armé de la propagande chinoise. Les Entretiens de Confucius font l’objet de diverses formes d’instrumentalisation sur tous les plans : politique, éducatif, intellectuel, etc. Pour ce qui est de la propagande politique, lors de la cérémonie d’ouverture des jeux olympiques de Beijing en août 2008, un tableau a présenté des aphorismes tirés des entretiens scandés à la manière de slogans par des soldats de l’Armée Rouge déguisés en lettrés confucéens. C’est particulièrement dans le monde éducatif que les Entretiens jouent un rôle central. Des mouvements pour le renouveau de la culture traditionnelle chinoise tendent dans des cadres parascolaires à promouvoir des méthodes de répétition mécanique et de récitation par cœur des classiques confucéens et ce, dès la plus petite enfance. Des cours, des séminaires ou des stages sont dispensés par des universités pour le monde des affaires et sont consacrés à la culture classique. Il y a aussi des initiatives privées prises par des activistes confucéens, aussi bien en milieu urbain qu’en milieu rural, qui trouvent en Internet un moyen de communication et de diffusion d’une ampleur et d’une efficacité sans précédent. Ce renouveau confucéen touche aussi les élites intellectuelles qui publient des lectures différentes des Entretiens : historiques, philosophiques, etc.

Un paradoxe intéressant est que l’image de Confucius utilisée le plus souvent est celle qui est due aux missionnaires jésuites.

14.12.15.LifeAndWorksOfConfucius1687

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