L’architecture des pavillons de thé : quête érémitique et mystique des premiers maîtres de thé

Mercredi 17 février 2016 : L’architecture des pavillons de thé : quête érémitique et mystique des premiers maîtres de thé, conférence par Nicolas Fiévé, Directeur d’études à l’EPHE.

Une réunion de thé, chanoyu, consiste en la rencontre de deux personnes, au moins, un maître de thé et un invité, réunis pour partager une tasse de thé. Le maître de thé officie : il prépare la rencontre, en fixe la date et l’heure, décore le pavillon d’une calligraphie et d’une fleur, choisit les ustensiles qu’il va spécifiquement utiliser pour cette rencontre. Ces ustensiles sont le plus souvent des objets de collection, meibutsu, dont l’appréciation par l’invité fait partie de la cérémonie. À la date et l’heure indiquée, l’invité se présente au pavillon. Il patiente à l’extérieur et y pénétrer que lorsque le maître l’y invite en sonnant une cloche.

Le thé utilisé se présente sous forme de poudre de jeunes feuilles de thé vert pilées, le matcha, que l’on mélange à de l’eau et que l’on bat à l’aide d’un fouet, chasen. Une rencontre de thé peut durer plus ou moins longtemps. Dans sa forme la plus longue, différents thés légers sont d’abord servis, puis un repas, kaiseki, enfin le bol de matcha. Ces étapes se font en silence, selon un rituel et une gestuelle codifiés par les maîtres de thé. Ce n’est qu’à l’issue de la rencontre que maître et invité échangent sur objets de collection et sur l’expérience ressentie lors de la performance. Enfermés dans un pavillon clos, le maître et son invité recherchent une expérience métaphysique, au cours de laquelle ils ressentent profondément le passage des saisons, la solitude de l’existence et la précarité de la vie.
Cette pratique se codifie aux XVe et XVIe siècles dans les hautes sphères de la classe des guerriers, à Kyōto. La conceptualisation établie alors par les maîtres, dont la plupart ont été éduqués dans des monastères bouddhiques, s’appuie sur un fond issu de l’Ecole de Méditation, zenshū. L’expérience de la pauvreté, de l’humilité, de la solitude et de l’impermanence des choses est à la source de cette pratique. La Voie du Thé, sadō, est une pratique spirituelle fondée sur l’idée bouddhique du dénuement matériel. Si l’usage de boire du thé s’est développé dans la sphère monacale, les élites de Kyôto en faisaient aussi usage et appréciaient les concours de thé, momo awase, joutes au cours desquelles il fallait reconnaître la provenance et l’essence des thés qui étaient servis. Ces rencontres raffinées étaient marquées par l’importance accordée à la présentation, au luxe, à l’élégance, aux beaux vêtements, au choix du décor d’architectures nobles et de jardins somptueux. Le paradoxe de la Voie du Thé est lié à la diversité de ces influences, fondement bouddhique et dénuement matériel, d’une part, divertissement et plaisir esthétique, de l’autre. Depuis le XVIe siècle, au fil des générations et des écoles, tantôt la pratique spirituelle, tantôt la recherche esthétique, dominent tour à tour cette forme d’expression, mais fondamentalement l’une et l’autre sont toujours demeurées complémentaires.
Jusqu’au XVIe siècle, boire du thé et concours d’appréciation se pratiquaient dans les pièces usuelles d’une habitation noble ou dans un pavillon destiné aux divertissements. Le plus souvent, on disposait un paravent dans la pièce pour délimiter un espace appelé kakoi, l’enclos. Au cours de l’époque de Muromachi (1336-1573), l’évolution de cette pratique conduit à la conception d’un espace singulier et à un style architectural qui se distingue fortement du décor des autres pièces d’un palais. Au cours de l’époque Edo (1603-1867), l’architecture du thé influence de manière conséquente l’ornementation et l’architecture de l’habitat noble.

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Service à thé de voyage, Japon, 19ème siècle. Museum no. M.39-1965, © Victoria and Albert Museum

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Intérieur de la salle de thé du Togudo. Ginkakuji. Kyoto.

C’est à partir du XVe siècle, que les recherches esthétiques des maîtres de thé vont prendre une orientation nouvelle : le luxe et l’ostentation sont délaissés au profit du naturel et de la simplicité. Lorsqu’il se retire, le shōgun Ashikaga Yoshimasa (1436-1490) entreprend la construction d’une retraite dans les faubourgs de Kyoto, sur les terres du temple Jōdoji, un temple affilié au monastère Enryakuji. De cette retraite, n’a subsisté que l’édifice dédié à Kannon (le pavillon d’Argent, 1487) et le pavillon de la Quête de l’Est (Tōgudō, 1485). Ce dernier pavillon revêt un intérêt particulier par le fait qu’une des salles arrière aurait accueilli les débuts du chanoyu. Cette petite pièce, d’une superficie de quatre tatamis et demi, possédait un foyer, équipé d’une bouilloire pour le thé. Elle était ornée d’un shoin, sorte de table de travail fixée au mur devant une fenêtre, et d’une étagère où étaient présenté un bol à thé, un pot pour la poudre de thé vert, un fouet, une cuiller, le tout disposé sur un plateau. Deux calligraphies du moine Musō Soseki (1275-1351) en ornaient les murs. Cette pièce serait l’œuvre de Murata Jukō (1422-1502), le maître de thé du shōgun retiré Yoshimasa. Tous les ouvrages anciens sur le chanoyu font de cette salle la première pièce à thé de l’histoire du chanoyu. Ses dimensions particulières de quatre tatamis et demi disposés en forme de svastika, un motif de bonne fortune véhiculé au Japon par le bouddhisme, sont devenues par la suite la forme orthodoxe du plan d’un pavillon de thé.
L’émancipation de la pièce à thé comme architecture autonome (le pavillon de thé) se fait sous l’impulsion de deux maîtres : Takeno Jōō (1502-1555) et Sen no Rikyū (1525-1591).
Il est écrit dans les Notes de Nanbō attribuées au moine Nanbō Sōkei : « Le pavillon de quatre tatamis et demi est une création de Murata Jukō. C’est un vrai zashiki (pièce de réception) dont les murs sont couverts d’un fin papier blanc de qualité supérieure. Le plafond est en bois de cryptomère et ne possède pas de bordure. La toiture est à quatre pentes, faites de petits bardeaux de bois. L’autel d’ornement mesure une travée et Jukō y a accroché une précieuse peinture de Yuan Wu [moine chinois du bouddhisme Chan, 1063-1165]. Il l’a décorée avec une étagère daisu. Il équipa cette pièce d’un foyer encastré. Dans l’ensemble, l’ornementation est celle d’un shoin, bien qu’on y trouve moins d’éléments ».
Selon ce document, Takeno Jōō apporte ainsi deux innovations majeures à l’architecture du thé. Il isole un espace spécifique du reste de l’étendue de la demeure et conçoit une pièce réservée à la cérémonie du thé. Libéré des contraintes que les usages imposaient à la décoration des intérieurs, il transforme le style pour le mettre en accord avec la simplicité et la modestie de son art. Le bambou naturel qui était proscrit dans l’habitat noble est désormais apprécié et remplace les pièces de bois bien taillées. Le torchis des murs est laissé apparent. Des éléments d’architecture habituellement laqués sont présentés en bois brut. Ces nouveautés stylistiques, symbole d’une architecture rurale, ont été une véritable révolution pour l’architecture des palais.

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Coupe à thé et son support. Céladon. Chine. 12ème siècle. ©Amore Museum.

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Sen no Rikyû par Hasegawa Tôhaku.

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Bol à thé. Fuji-san (Mount Fuji) par Honami Kōetsu, Edo, 17ème siècle. Céramique de Raku. Trésor national.

Avec Sen no Rikyū, les tendances se radicalisent et la cérémonie du thé devient une forme de pratique spirituelle, inspirée de la pratique de la méditation Zen. Tous les éléments qui la composent sont choisis par le maître qui met ainsi en place les éléments d’une performance, unique, mise en œuvre pour un invité particulier. Plutôt que le luxe et le goût des précieux objets, notamment les objets chinois de collection, ce sont les marques du temps qui a passé et même l’imperfection qui deviennent les critères de choix des objets et des matériaux utilisés dans le pavillon de thé. Avec Sen no Rikyū, la salle de thé devient un petit pavillon au toit de chaume, sōan chashitsu (sōan = chaumière, chashitsu = pièce fermée, lieu de repos – pour le thé). Le travail d’épuration des formes proposé par Rikyū se traduit par une limitation du nombre des objets et des ustensiles et par leur simplification : une simple calligraphie remplace la peinture de paysage, une unique fleur est substituée aux grands bouquets alors en vogue dans le décor des salons. Rikyū opte pour des pièces de plus en plus réduites et éclairées seulement par des fenêtres étroites. Il choisit des céramiques à l’aspect fruste, comme les pièces importées de Corée ou les bols en grès des fours de Karatsu. Il rejette le faste des beaux habits de soie colorés pour se vêtir de toile grossière, aux couleurs brunes et sombres comme les moines, un milieu dont il est issu.
Le Tai-an (ermitage de l’Attente), qui se trouve au temple Myōki-an, au sud de Kyōto, est une belle illustration de la recherche esthétique de Rikyū. Dans un espace réduit de deux tatamis ¾, auxquels s’ajoute le tatami de la pièce attenante utilisée pour le service, Rikyū a eu recours à une utilisation systématique de matériaux simples, pour ne pas dire grossiers (terre, paille, bois non-écorcé). Il remplace les habituelles portes coulissantes par une très petite porte, dont la taille réduite (environ 60 cm x 65 cm) impose aux visiteurs de se prosterner lorsqu’ils entrent et de ressentir pleinement la fonction séparatrice de la porte – ultime étape du passage du monde extérieur vers l’univers intérieur du pavillon.

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Plan du Pavillon Tai-an. Temple Myôkian. Kyoto.

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Entrée Tai-an. Temple Myôkian. Kyoto

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Intérieur du pavillon Jo-an. Inuyama. Aichi.

À partir de cette époque (fin XVIe siècle), les pavillons aux dimensions réduites deviennent l’architecture de prédilection de Rikyū. Il en conçoit un de deux tatamis pour Toyotomi Hideyoshi au château d’Ōsaka et un de trois tatamis dans sa propre maison à proximité du château. C’est dans ce lieu qu’il conçoit pour la première fois un « poteau central », naka-bashira, pièce de bois indépendante de la structure de l’édifice qui instaure une légère séparation entre maître et invités. Ce naka-bashira s’impose comme un élément architectonique majeur du pavillon, par la forme naturelle du tronc et par sa verticalité, dans une architecture qui privilégie les plans horizontaux. Peu de temps après avoir conçu le Tai-an, Rikyū introduit le toit de chaume dans l’architecture des pavillons de thé et parfait ainsi l’image d’une humble cabane d’ermite. Cette quête de minimalisme aboutira à la conception d’un pavillon d’un tatami et demi, qu’il se fait construire à la fin de sa vie dans sa demeure proche du château de Jūraku, à Kyōto.
Rikyū emploie fréquemment trois termes pour qualifier l’art du thé qu’il pratique : wabi, sabi et suki. L’homme de thé est un homme de suki, qui éprouve dans une cabane le wabi et le sabi. Le terme suki exprime l’idée de s’abandonner aux choses que l’on aime, de se laisser pénétrer par un art ou absorbé par une idée. Le terme prend de l’importance au point de désigner « l’homme de thé », sukisha et le pavillon de thé est appelé sukiya à l’époque de Rikyū. Ce dernier donne son nom au style architectural très en vogue au cours de l’époque Edo, sukiya-zukuri, mélange du style d’architecture en vogue parmi les guerriers et d’architecture de thé. Le terme wabi, sans doute le concept esthétique le plus important du vocabulaire de Rikyū est plus complexe. Il a à l’origine le sens de plaisir mélancolique, mais évoque aussi la recherche de la tranquillité et de l’isolement. Lorsque Rikyū exprime que dans sa modeste cabane il éprouve le wabi, il désigne l’expérience métaphysique par laquelle on ressent le passage du temps, le cycle des saisons, la fragilité de l’existence, à travers l’expérimentation de la pauvreté ou le dénuement matériel. Sabi, enfin, a le sens de silencieux, calme, c’est le repos solitaire. Sabi comporte l’idée de sérénité et de gravité. Il comporte aussi l’idée du temps qui passe grâce à son homophone qui signifie la patine, la rouille, la marque du temps. Pour Jukō, Jōō et Rikyū, le chanoyu est quelque chose de froid et de sec comme le bois mort. Afin d’exprimer le sens de leur art, Jōō et Rikyū montrent, à celui qui veut voir le printemps, non pas les fleurs de cerisiers, mais plutôt le paysage désolé d’un village sous la neige et la splendeur du printemps dans le premier brin d’herbe de l’année. Pour Rikyū, l’homme qui ne recherche le printemps que dans les fleurs de cerisiers ou l’automne dans les feuilles d’érables rougies, ne s’intéresse qu’au monde des formes et éprouve une émotion superficielle, somme toute commune.
Le jardin, roji, qui entoure le pavillon se différencie des autres jardins d’une demeure, dans la mesure où il assume une fonction concrète d’approche au pavillon et de préparation au chanoyu. Il est un dispositif spatial d’« isolement spirituel », un espace intermédiaire entre le monde quotidien et l’espace clos du pavillon, un lieu de recueillement et de purification qui conduit vers la voie du Bouddha. Ce jardin est constitué d’éléments nécessaires à l’accomplissement de la réunion et au recueillement avant de pénétrer dans le pavillon, mais il ne comprend aucun décor particulièrement remarquable. Un chemin de pierres (un pas japonais) permet d’organiser la progression selon un parcours déterminé. Le « pas japonais », qui devient un archétype du jardin de plaisance au Japon à l’époque moderne, est une création des maîtres de thé. Une vasque de pierre située à proximité du pavillon est remplie d’eau pure. Quant à la végétation qui orne le jardin, elle est essentiellement composée d’un ensemble neutre de plantes à feuillage persistant, excluant tous les arbustes d’ornementation, toutes les fleurs et arbustes à fleurs. À l’époque de Rikyū, le jardin de thé n’est qu’un modeste cheminement pour accéder au pavillon, d’une dizaine de mètres de long. Au cours des XVIe et XVIIe siècles, le jardin de thé est parfois considérablement agrandi. Il s’enrichit d’éléments architecturaux nouveaux : une haie qui isole le roji du reste de la propriété et une porte, surmontée d’une toiture de chaume, qui marque l’entrée dans le jardin ; à proximité de la porte, un kiosque où les invités peuvent attendre, un banc d’attente proche du pavillon et une lanterne de pierre. Ces éléments ont tous une fonction matérielle bien définie. Dans les grandes résidences des maîtres de thé des écoles Ura Senke et Omote Senke, le jardin de thé se divise en jardin extérieur, jardin intermédiaire et jardin intérieur. Dans ce cas, une porte intérieure marque la division spatiale, soulignant le fait de pénétrer plus avant vers l’espace isolé du pavillon de thé.
L’expérience métaphysique de la pauvreté matérielle que prônait Rikyū a conduit à une esthétique du minimalisme. Au cours des siècles qui suivent, les maîtres de thé remplacent peu à peu l’austérité par des recherches d’élégance et de raffinement plus en accord avec la société florissante d’Edo. Tantôt la simplicité des formes est adjointe à une préciosité excessive des matériaux, tantôt c’est un modeste matériau qui est choisi pour son apparence singulière. On apprécie tel tronc d’arbre non écorcé mais bizarrement torsadé, telle fenêtre aux simples barreaux de bambou mais à la forme des plus excentriques.

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Pavillon Jo-an. Inuyama. Aichi.

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Entrée du jardin de la villa de Katsura. Kyoto.

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Pavillon de thé. Temple Kodaiji. Kyoto.

Par ailleurs, bien que la conception des premiers pavillons de thé ait représenté une révolution dans l’architecture des classes dominantes, le style qui s’est formé va très vite influencer l’ensemble des architectures de l’habitat : les riches et solennelles constructions des palais intègrent peu à peu de nombreux éléments de l’architecture du thé, de même que l’austère architecture populaire des maisons de ville adopte la douceur de certains éléments de l’architecture du thé (matériaux simples, variété des formes, étroitesse et complexité des espaces, imbrication des édifices et des jardins). Quant à l’architecture liée au monde du divertissement, celle des quartiers des fleurs notamment, elle s’inspire profondément de l’architecture du thé, mais en développant avec une grande sensualité le raffinement et l’élégance de ces constructions.

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