Fuji, pays de neige

visite conférence par Sylvie Ahmadian, conférencière au musée national des arts asiatiques – Guimet.

Avec sa silhouette conique aux neiges éternelles, le mont Fuji – inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO depuis 2013 – constitue l’un des lieux les plus sacrés du Japon. Il fut aussi une source d’inspiration majeure pour de nombreux artistes, maîtres de l’estampe japonaise ou photographes de la première heure, qui l’ont placé au cœur de leur création.
Comme dit précédemment, le mont Fuji est un lieu sacré, non seulement pour le Shinto, mais aussi pour le Bouddhisme et reste un lieu de pèlerinage important pour les Japonais. Une peinture du 17ème s. figure Ko-no-Hana, la déesse du Mont Fuji, debout, devant la montagne encadrée du soleil et de la lune. Dans le Shinto, les éléments naturels sont habités par des kamis et Ko-no-Hana est la kami du sanctuaire Fujisan Hongū Sengen-taisha.
Pour arriver au sommet, il y a quatre chemins ponctués, chacun, de dix étapes. Une estampe monochrome de Okumura Masanobu (1686-1764) représente un Moine itinérant observant le mont Fuji (1740). Le personnage, assis sur un buffle, se retourne pour contempler le mont qui émerge des nuages. On attribue à cet artiste l’introduction du format vertical des estampes, rappelant celui des kakemono. Un surimono de Yashima Gakutei (1786-1868) réalisé vers 1823 reprend le thème du Pèlerin devant le mont Fuji. Les surimono sont des estampes luxueuses. Éditées à peu d’exemplaires et à titre privé, elles servaient à accompagner un cadeau ou un vœu. De format généralement carré, la finesse, la délicatesse et la richesse (poudre d’argent ou d’or) de l’exécution en font des œuvres très recherchées. Dans ce cas, le papier a même été gaufré pour donner un raffinement supplémentaire. Ce surimono provient de l’ancienne collection d’Isaac de Camondo (1851-1911).

Ko-no-Hana, la déesse du Mont Fuji. Encre et pigments sur papier. 17ème s.

Moine itinérant observant le mont Fuji. Okumura Masanobu.Vers 1740. Sumizuri-e.

Pèlerin devant le mont Fuji. Série des Cerisiers pour le cercle Katsushika. Vers 1823. Surimono. Impression polychrome (nishiki-e) et poudre d’argent.

Bol à thé décoré du mont Fuji. Cachet de Raku IX Ryonyu. 1811-1834. Terre cuite (raku).

Le mont Fuji a aussi inspiré les artistes céramistes et un très beau raku (bol pour la cérémonie du thé) de Ryonyu (1756-1834) est orné de la silhouette du mont qui est rappelée par une échancrure conique sur le pied. Ryonyu était le neuvième d’une dynastie de potiers renommés.
Une estampe verticale, très étroite, attribuée à Suzuki Harunobu (1725-1770) représente le Moine Saigyō rêvant du mont Fuji. Le traitement des vêtements du moine dans un style calligraphique vigoureux apporte un effet particulier à cette estampe polychrome.
La série des trente-six vues du mont Fuji est certainement le cycle le plus célèbre de Katsushika Hokusai (1760-1849). Avant lui, le paysage n’était pas absent de l’art des estampes mais figurait plutôt comme un arrière-plan de la scène principale. Avec Hokusai, il devient le sujet d’une série dont le succès fut immédiat. Utilisant différents cadrages et toutes les ressources techniques de l’estampe, il va décliner le plus haut sommet de l’archipel nippon en fonction des saisons et  des moments de la journée. Hokusai est aussi un des premiers à utiliser le bleu de Prusse (appelé bero-ai) importé d’Europe à partir de 1820 pour créer des estampes dans des dégradés de bleu (aizuri-e). Ainsi Vent frais par matin clair (1831) est l’impression originelle, en bleu, de la vue dite «Fuji rouge». Ce bleu est essentiellement dévolu à la représentation du ciel et de l’eau, car il permet toutes les nuances et les intensités. Le succès fut tel que l’éditeur demanda à Hokusai des estampes supplémentaires et, en fait, il y a quarante-six vues.
Felice Beato (1832-1909) est le premier à avoir photographié le mont Fuji vers 1863. Le mont Fuji vu depuis Murayama (1864-1866) n’est pas sans évoquer les estampes avec son cadrage, les nuages se détachant en blanc sur le cône gris de la montagne et le premier plan très foncé. Il y aura une sorte de dialogue dans la fin du 19ème s. et le début du 20ème s. entre la photographie et l’estampe. Felice Beato a aussi demandé à des maîtres de l’estampe de coloriser certaines photographies. Le résultat en est beaucoup plus discret et raffiné que les clichés colorisés occidentaux

Vent frais par matin clair. Série des Trente-six vues du mont Fuji. Katsushika Hokusai. 1831. Estampe, impression monochrome en bleu (aizuri-e).

Le mont Fuji vu depuis Murayama. Felice Beato. 1864-66) Épreuve sur papier albuminé.

Un dessin préparatoire d’Hokusai permet de comprendre le processus qui aboutit à une estampe. Le Fuji sous un orage nocturne (1834) est tracé au pinceau et à l’encre de chine avec quelques indications en rouge pour situer les nuages. Ce dessin sera remis au graveur qui va exécuter le premier bois, «le bois de traits», qui permettra de réaliser des impressions en noir et blanc. A partir de celles-ci on réalisera autant de bois que de couleurs. Il faut se rappeler que les estampes sont le fruit de la collaboration de quatre personnes: l’artiste, le graveur, l’imprimeur et l’éditeur qui pouvait aussi en être le commanditaire.
Le Mont Fuji attribué à Sukoku (1730-1804) est une remarquable estampe qui évoque la technique de l’encre sur papier. Le mont est évoqué de manière minimaliste et le poème écrit sur la partie gauche renforce l’impression d’une œuvre peinte.
L’estampe Traversée de la rivière Rokugo près du relais de Kawasaki sur le Tōkaidō (1810-1820), par Shōtei Hokuju (actif de 1789 à 1818) qui fut l’un des meilleurs élèves d’Hokusai, se caractérise par un essai d’utilisation de la perspective occidentale. Même s’il avait une connaissance des principes, l’absence d’ouvrages techniques (prohibés à l’époque) font qu’il y a souvent des approximations comme plusieurs points de fuite. En plus de cette singularité, Hokuju donne à ses montagnes des formes géométriques triangulaires, presque cubistes. Il fut aussi le seul à mettre l’ombre des personnages sur la route dans ses estampes paysagères.
Pour Hara, l’un des cinquante-trois relais du Tōkaidō (1850-51), Utagawa Hiroshige (1797-1858) met en scène un premier plan peuplé de petits personnages qui semblent écrasés par la majesté du mont Fuji dont le sommet déborde du cadre à l’arrière-plan.

Mont Fuji attribué à Sukoku. 19ème s. Estampe nishiki-e.

Traversée de la rivière Rokugo près du relais de Kawasaki sur le Tōkaidō. Shotei Hokuju. 1810-20. Estampe nishiki-e.

Dans Le pavillon Sazai, temple des Cinq-cents rakan (1830-32), Hokusai change complètement le cadrage. Les personnages du premier plan nous tournent le dos et l’un deux pointe son doigt vers l’horizon. Ce n’est que dans un second temps qu’on comprend l’objet de cette contemplation: le cône du mont Fuji apparaît tout petit, derrière un second plan de village et de barrières beaucoup plus proches. Le génie d’Hokusai est d’avoir varié les points de vue, les ambiances et les cadrages, ce qui évite la monotonie dans cette série des trente-six vues du mont Fuji.
Le mont Fuji a aussi inspiré un artiste laqueur qui a réalisé sur une boite en bois laqué ( première moitié du 19ème s.) un décor illustrant les cinquante-trois relais du Tōkaidō.

Artiste s’installant pour dessiner le mont Fuji. Katsushika Hokusai. Dessin préparatoire aux Cent vues du mont Fuji (vers 1834). Encre de chine et couleur rouge sur papier.

Artiste s’installant pour dessiner le mont Fuji. Katsushika Hokusai. Impression monochrome du bois de trait.

Artiste s’installant pour dessiner le mont Fuji montre un dessin préparatoire d’Hokusai pour les Cent vues du mont Fuji (vers 1834) à côté de l’impression du «bois de traits». Là encore, l’artiste donne des indications au graveur qui va les interpréter d’une manière moins stylisée.
Une courtisane de la maison Asahimaruya (1775-1780) par Isoda Koryusai (actif de 1764 à 1788) illustre la vie des grandes courtisanes (tayū ou oiran) qui étaient souvent à la pointe de la mode. On y voit une oiran à qui ses deux suivantes présentent un nouveau modèle de tissu orné d’une image du mont Fuji. La finesse et la précision des motifs textiles est remarquable.
Femmes riant de Kitagawa Utamaro (1753-1806), exécutée en 1798, montre un groupe de femmes devant un écran orné du mont Fuji.
Dans Les premiers jours du printemps de la série des Gloires des douze mois (1772-1781), Koryūsai représente un couple endormi sur un jeu de go et faisant le même rêve : un pèlerinage au mont Fuji illustré dans la bulle en haut de l’estampe. C’est une évocation poétique de l’amour unissant une homme et une femme.

Les premiers jours du printemps de la série des Gloires des douze mois (1772-1781). Isoda Koryusai. Estampe nishiki-e.

Le moine Nichiren marchant dans un paysage enneigé de la série Illustrations de moines célèbres (1835-36). Utagawa Kuniyoshi. Estampe nishiki-e.

Le moine Nichiren marchant dans un paysage enneigé de la série Illustrations de moines célèbres (1835-36) de Ishiyusai Kuniyoshi (1797-1861), montre ce moine très contesté, de l’époque Kamakura (1185-1333), qui fonda une nouvelle école bouddhiste. Il est seul, marchant dans une tempête de neige, sur un fond de paysage en bordure de mer. L’œuvre est très épurée et le jeu des couleurs, blanc pour la neige, bleu de Prusse intense pour la mer, gris pour le ciel et orange pour les vêtements, accentue l’impression de solitude et de touffeur. La composition est très dynamique grâce aux plans obliques de la montagne et du premier plan.
Pour Le poète chinois Su Dongpo de la série Miroir de vers chinois et japonais (1834), Hokusai a utilisé le bleu de Prusse pour le ciel et pour l’eau et il n’y a aucune séparation entre les deux espaces (des canards flottent sur l’eau au niveau du chapeau de paille du moine). Le bleu met en évidence la blancheur de la neige qui est en réserve.
Suzuki Harunobu (1725-1770) est célèbre pour ses portraits féminins et l’invention des «estampes de brocart» où l’œuvre est magnifiée par le gaufrage, les poudre d’or, de mica ou d’argent. Pour la Parodie de l’histoire des  «arbres en pots» (1765-70), Harunobu fait allusion à une pièce de Kabuki. Comme pour Jeune femme dans le neige, parodie d’un rôle de théâtre kabuki (1765-70), certains détails sont gaufrés pour un effet encore plus raffiné.

Jeune femme dans le neige, parodie d’un rôle de théâtre kabuki. (Détail). (1765-70). Suzuki Harunobu. Estampe nishiki-e.

Les champs de Susaki à Fukagawa de la série des Cent vues des lieux célèbres d’Edo (1857). Utagawa Hiroshige. Estampe nishiki-e.

Triptyque Montagne et rivière sur la route de Kiso, de la série Neige, lune, fleurs (1857). Utagawa Hiroshige. Estampe nishiki-e.

Les champs de Susaki à Fukagawa de la série des Cent vues des lieux célèbres d’Edo (1857) de Hiroshige présente une vue plongeante sur le paysage enneigé, parachevée par la présence de l’aigle en vol qui couronne l’estampe. Ce système de vue à vol d’oiseau était très employé aussi en peinture depuis des siècles.
Hiroshige illustre un instant précis dans Le sanctuaire de Gion sous la neige de la série des Lieux célèbres de Kyoto (1837-38): deux femmes abritées sous une ombrelle se retournent pour regarder une troisième qui est en train de perdre l’équilibre sur la neige.
Le grand triptyque de Hiroshige Montagne et rivière sur la route de Kiso, de la série Neige, lune, fleurs (1857) montre une vue plongeante panoramique du paysage avec de tout petits personnages pour suggérer la monumentalité des montagnes.

Triptyque Sept courageux soldats, éclaireurs de la marine, débarquant sur la plage de Weihaiwei (détail).Mizuno Toshikata. 1895. Estampe nishiki-e.

Soir de neige à Terajima (1920). Kawase Hasui. Estampe nishiki-e.

Neige sur le temple Zojoji (1953). Kawase Hasui. Estampe nishiki-e.

Une série de triptyques illustre des épisodes de la guerre sino-japonaise (1894-95).
La seconde moitié du 19ème s. a vu un certain déclin dans l’art de l’estampe et il faut attendre la première moitié du 20ème s. pour voir un renouveau du procédé qui sera très influencé par la photographie. Kawase Hasui (1883-1957) est l’un de ceux qui ont fortement contribué à ce renouvellement. Il peint des paysages urbains avec peu ou pas de personnages. Soir de neige à Terajima (1920) montre une ville moderne avec des poteaux électriques et la lumière dans les maisons. La seule petite silhouette humaine, vue de dos, se trouve à l’intersection des axes médian et devient le centre de la composition. Dépouillement, ambiance assez sombre et grande solitude seront la marque la plus constante de Hasui. Cependant, sa dernière grande estampe, Neige sur le temple Zojoji (1953) séduit par sa vivacité et sa maestria. Le cadrage décentré et l’intensité chromatique de la porte, en contraste avec le blanc de la neige, renoue avec l’art classique de l’estampe. Ici, l’influence de la photographie est évidente dans la précision de l’architecture, la présence des fils électriques et les personnages vêtus de pardessus. C’est grâce à cette dernière œuvre que Hasui reçut en 1953 le titre honorifique de «trésor national vivant».

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