La nature humaine et l’optimisme confucéen

Mercredi 15 octobre 2014 : conférence La nature humaine et l’optimisme confucéen par Frédéric Wang, Professeur à l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales (Inalco).

 Confucius ne s’est jamais considéré comme une source mais comme celui qui transmet. En effet il est celui qui a compilé et ordonné ce qui sera les canons classiques. Les Odes contenaient trois cents poèmes mais c’est Confucius qui les a compilées et transmises. Grâce à Sima Qian (145-86 av. J.C.), historien et annaliste, qui a écrit une biographie de Confucius, on sait qu’il a eu une carrière politique assez courte mais qu’il a surtout enseigné et transmis son savoir à des disciples de toute catégorie sociale (soixante douze grands disciples directs).
L’idée essentielle de son enseignement c’est une sorte d’éthique pour être l’homme de bien, l’homme noble au sens propre comme au sens figuré (noblesse du cœur). De son temps, les lettrés s’engageaient aussi militairement au service des grands dignitaires, des ministres et des princes.
La notion de l’homme de bien s’oppose à la notion de l’homme de peu (au sens moral du terme). Confucius enseigne ce que sont les qualités de l’homme de bien et la première est la notion de partage et de générosité, de la relation à autrui. Une autre qualité est l’étude et la connaissance des rites. On a tendance à opposer le ritualisme du confucianisme au taoïsme, mais la religion taoïste est aussi ritualiste.
La nature humaine n’a pas été une question fondamentale chez Confucius. Dans les Entretiens, il est dit au Chapitre V : «Zigong dit : L’enseignement de notre Maître nous initie aux arts et aux rituels, mais sa vision de la Nature Humaine et de la Voie Céleste nous reste inaccessible». Pour Confucius la Nature Humaine est une chose abstraite alors que son enseignement est essentiellement basé sur des choses concrètes. Mais Confucius a aussi dit «Deux seules catégories échappent à tous changement : les très sages et les très bêtes». On peut se poser la question si pour le Maître, seule la catégorie moyenne des gens pouvait évoluer ? Un texte excavé dans une tombe considérée comme étant du IVe siècle av. J.-C. dit : «Chez chaque homme, même s’il est doté d’une Nature, le cœur n’a pas une détermination, seulement en faisant écho à des objets le cœur s’émeut, seulement en éprouvant la joie le cœur s’émeut, seulement en pratiquant les choses apprises le cœur a une aspiration déterminée». La Nature est liée à la vie mais le cœur est lié à l’apprentissage et au contact avec l’environnement, et n’a pas une prédétermination. Avant Mencius (Meng Zi – 385 – 303/302 av. J.-C.), la question de la Nature Humaine reste assez ouverte.
On a confronté ce texte avec un texte attribué à Zi Si (483 ? – 402 ? Av. J.-C.), le Zhong Yong (le Milieu Rayonnant, l’Invariable Milieu ou la Régulation à Usage Ordinaire), ce qui a permis de penser que le texte excavé est une forme un peu plus primitive de ce qui deviendra le Zhong Yong.
Le Zhong Yong fait partie des quatre livres fondamentaux du confucianisme avec le Da Xue (La Grande Etude), le Lun Yu (Entretiens de Confucius) et le Meng Zi (le Mencius). Les deux premiers livres sont inclus dans le Li Ji (le Livre des Rites).
Le Zhong Yong dit : «Ce qui est investi par le Ciel est ce qu’on appelle nature (la nature de l’Homme est toujours liée à la Voie du Ciel). Suivre sa nature est ce qu’on appelle Dao (il n’est pas mentionné si la nature humaine est bonne ou mauvaise). Cultiver le Dao (la Voie) est ce qu’on appelle éducation».

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Confucius. Estampage d’une stèle de Qufu

Lun Yu (analectes)

Mencius va traiter de façon assez systématique la question de la Nature Humaine et avance qu’elle est bonne. La bonté foncière de la Nature Humaine amène Mencius à dire que tout homme peut devenir comme Yao et Shun, les empereurs mythiques auxquels Confucius fait aussi référence. Mencius dit aussi que «Shun, le sage empereur, était un homme tout comme lui». Pour Mencius «ce qui différencie l’homme de l’animal est infime, le commun des gens le délaisse, l’homme de bien le préserve. Shun (le sage) comprenait clairement les principes de toutes choses et discernait les règles des relations humaines. » Il suffit de garder cette infime différence qui différencie l’homme de l’animal pour être un homme de bien. Mencius dit aussi : «  Tout homme possède en lui un sentiment de commisération envers autrui. Les anciens rois possédaient ce sentiment et ils appliquaient en conséquence une politique emprunte de compassion. Gouverner l’empire leur était aussi aisé que de manipuler un objet dans la paume de leur main… Celui qui n’éprouve pas d’inquiétude n’est pas un homme, celui qui n’éprouve aucun dégoût du mal non plus, de même que celui qui est dépourvu de modestie et d’humilité ou celui qui est dénué de tout esprit de discernement… Le sentiment de commisération est le commencement de la bienveillance, le sentiment du dégoût du mal est le commencement du sens du devoir, le sentiment de modestie et d’humilité est le commencement des rites et l’esprit de discernement est le commencement de la sagesse. Pour l’être humain avoir ces quatre principes est comme avoir ses quatre membres. Celui qui possède ces quatre principes mais est incapable de les mettre en œuvre se vole lui-même. Quiconque a ces quatre principes doit les développer et les mener à la perfection». Ce qui est le fondement de la bonté de la nature humaine c’est la bonté du cœur laquelle est propre à l’homme. Mencius différencie le cœur, qui est la partie fondamentale du corps, des oreilles, des yeux, etc. considérés comme des parties mineures. Si les autres organes peuvent être trompés par des choses extérieures, le cœur a pour fonction de penser. Chez l’homme de bien, le rapprochement entre la Nature Humaine et le cœur est aussi formulé autrement «La Nature Humaine de l’homme de bien c’est que la bienveillance l’habite, le sens du devoir et le discernement sont enracinés dans son cœur. » En même temps, ce sentiment naturel qui constitue la Nature Humaine n’est qu’un état de germe ou de commencement (on n’a pas à parfaire sa nature mais l’homme est perfectible dans son devenir. Il faut développer pleinement le germe pour atteindre l’accomplissement. Ici Mencius rejoint Confucius : « c’est dans la pratique que les gens divergent », c’est l’éducation intérieure qui les différencie. Si le bien est une propriété intérieure, la bienveillance, le sens du devoir, le rituel et le discernement ne sont pas soudés en nous de l’extérieur, ils sont en nous originellement. Le mal vient des parties mineures du corps et de l’environnement extérieur.
Mencius réaffirme la nature commune des sages et des hommes du commun mais reconnaît une influence possible des conditions extérieures sur l’homme : le cœur de chacun possède les mêmes dispositions au départ mais peut être submergé dans le mal. «Celui qui déploie son cœur connaît sa nature, celui qui connaît sa nature connaît le Ciel. Préserver son cœur et nourrir sa nature c’est servir le Ciel». La voie de la sagesse est un travail introspectif, la préservation intacte du cœur. L’effort que l’homme doit faire ne consiste pas à corriger sa nature ou à chercher à l’améliorer mais simplement à promouvoir et à développer jusqu’au bout le potentiel positif qui est en tout homme et qui nous relie au monde.
«La bienveillance est le cœur de l’homme, le sens du devoir est la voie de l’homme. Abandonner sa voie sans la suivre, égarer son cœur sans le rechercher, quelle tristesse ! La voie de l’étude ne consiste en rien d’autre que de rechercher le cœur égaré». On peut se permettre des erreurs ou des fautes mais aller récupérer son cœur et le garder intact c’est être dans la voie de la sagesse.

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Mencius

Le Mengzi

Xunzi

 Le contradicteur de Mencius est Xunzi (312–230 av. J.C.) qui a formé deux grands légistes Li Si, premier ministre de Qin Shi Huangdi et Han Fei zi qui a été un théoricien du Légisme.

Xunzi se positionne à l’opposé de Mencius sur la Nature Humaine qui est pour lui foncièrement mauvaise, en revanche l’amour pour le profit et la cupidité sont, dans sa conception, propres à l’homme.
La Nature Humaine est mauvaise, ce qu’il y a de bon en elle est fabriqué. Dans ce que la Nature Humaine a d’inné il y a l’amour du profit. Si l’homme suit cette pente, alors apparaissent convoitise et rivalité, disparaissent déférence et modestie, dans l’inné il y a haine et jalousie. Si cette pente est suivie, apparaissent crime et infamie, disparaissent loyauté et confiance. Dans l’inné il y a les désirs des oreilles et des yeux, il y a le goût pour la musique et le sexe. Si cette pente est suivie, apparaissent excès et désordre, disparaissent rites et morale. Si donc on laisse libre cours à la Nature de l’homme, si l’on suit la pente de ses caractéristiques intrinsèques, on ne pourra que commencer par la lutte pour le bien pour suivre dans le sens contraire à la juste répartition et finir dans la violence. Il est donc nécessaire de faire intervenir la transformation opérée par les Maîtres et les normes (comme l’homme est mauvais ce sont les rites qui permettent de l’améliorer et les Maîtres qui permettent la transmission de ces normes) ainsi que le sens des rites et du sens moral pour pouvoir commencer dans la déférence et la modestie, aller dans le sens de la culture et de la structure et finir dans un état ordonné. En considérant les choses de cette façon, il est clair que la Nature Humaine est mauvaise et ce qu’elle peut avoir de bon est fabriqué. » Il y a opposition entre la Nature Humaine et ce qui est fabriqué.
Xunzi essaie cependant de concevoir ce qui est complémentaire entre ce qui est nature et ce qui est fabriqué “la nature c’est la racine originelle, la matière brute, le fabriqué c’est ce qui est développé jusqu’à l’épanouissement par la culture et les rites. Sans la culture le fabriqué n’aurait aucun support pour travailler, sans le fabriqué la nature n’aurait aucun moyen de se perfectionner. Ce n’est que lorsque naturel et fabriqué s’unissent que le sage atteint à une renommée unique et que les œuvres de l’univers entier se parachèvent. Voilà pourquoi il est dit que de l’union du Ciel et de la Terre naissent les dix mille maîtres, la rencontre du yin et du yang assurent changements et transformations, de la combinaison du naturel et du fabriqué est issu l’ordre dans le monde. » La nature humaine mauvaise chez Xunzi s’appuie sur la notion du Ciel amoral, mais cela n’empêche pas sa vision optimiste sur le devenir de l’homme et cela justement grâce au fabriqué, ce qui est le rituel et le modèle transmis par les Maîtres. « Les rites sont ce par quoi on rectifie sa personne, le Maître est celui qui rectifie les rites, sans ceux-ci comment rend-t-on droite sa personne ? Sans le Maître comment connaissons-nous l’exactitude des rites. Si l’on suit fidèlement nos sentiments on aura la paix. Si l’on répète fidèlement ce que dit le Maître, alors nos connaissances égalent les siennes. Si nos sentiments trouvent la paix dans les rites et que nos connaissances valent celles du Maître, alors on devient sage. Ainsi s’opposer aux rites c’est se trouver hors la loi. S’opposer au Maître c’est se priver du modèle, s’entêter sans Maître ni modèle ressemble à la perception des couleurs par un aveugle, des sons par un sourd, ce n’est pas ce que font les hommes qui délaissent le désordre et les illusions. C’est pourquoi l’étude consiste à prendre pour modèle les rites. Le Maître est celui qui est droit dans sa personne et qui met à l’honneur sa paix intérieure. Il est dit dans les Odes que sans se fier à sa propre connaissance il suit les règles du Souverain Suprême. L’homme de la rue qui aura accumulé en lui les qualités jusqu’à la perfection est appelé un sage (ici il rejoint Mencius malgré leurs divergences : si la nature est propre à chacun, la possibilité du devenir est aussi propre à chacun). Il a d’abord désiré puis a réalisé, il a d’abord agi puis a parachevé, il a d’abord accumulé ses qualités puis s’en est trouvé grandi, il a atteint la complétude puis il est devenu un Sage. C’est pourquoi le Sage est l’accumulation des qualités humaines”. Le sage est une accumulation par l’étude, l’expérience ou tout autre type de formation qui contribue à le faire devenir homme.
Sur le devenir, la différence entre Mencius et Xunzi disparaît complètement : être homme c’est à la fois se réaliser et à partir de sa propre réalisation propager cette valeur et faire réaliser les autres. L’essentiel du confucianisme c’est d’abord se cultiver et ensuite c’est de faire advenir les autres.

Même un penseur plus tardif comme Liu Zongzhou (1578–1645), ministre du dernier empereur des Ming et qui était le Maître de Huang Zongxi (1610-1695), a poussé à l’extrême une exigence morale et a attaché une grande importance à une notion qui est liée au Zhong Yong : la vigilance dans la solitude, la culture de soi qui est vraiment poussée jusqu’au bout dans une dimension presque religieuse. Pour lui «Un homme, même s’il commet un crime capital, sa conscience morale ne s’éteint pas, tout comme celle d’un sage». Cette bonté innée de la Nature Humaine, enseignée par Mencius, va devenir un credo à partir des néo-confucéens des Song, même s’ils envisagent deux dimensions pour expliquer l’origine du mal : il y a une nature du Ciel qui est intrinsèquement bonne, mais il y a une nature physique, individualisée. Ce qui marque l’optimisme des néo-confucéens c’est que tout le monde a cette capacité de faire atteindre chaque nature individualisée jusqu’à la nature du Ciel, c’est-à-dire faire coïncider de façon absolue ses deux natures distinctes. Liu Zongzhou préconise une ascèse, mais en même temps, de trouver notre humanité et de vivre pour révéler notre ultime bonté qui est le fondement de notre cœur et qui équivaut au faîte de l’homme : l’être suprême de l’univers peut être épousé par le faîte de l’homme.

Pour conclure, malgré des attitudes différentes à l’égard de la Nature de l’Homme, les confucéens ne perdent jamais cette confiance en l’Homme.

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