La cuisine japonaise: une invention du 19ème siècle ?

Conférence par Alexis Markovitch, doctorant contractuel à l’Inalco.

L’idée de cuisine japonaise est une invention du 19ème siècle et, si elle n’existait pas avant, elle s’est bâtie sur une base culturelle ancienne.
Lorsque vous demandez à Google des images de cuisine japonaise, apparaissent sushi, tenpura, rāmen et gyōza.

Les sushis se retrouvent dès le 8ème s. mais n’ont rien à voir avec ce que l’on peut consommer aujourd’hui ! À l’origine, le narezushi était une technique de préservation qui venait d’Asie du Sud-Est ; il consistait à conserver du poisson dans du riz vinaigré et était très fort en goût. C’est au début du 19ème s. qu’est apparu le nigiri-zushi, consistant en une boulette de riz vinaigré surmontée de poisson cru que l’on trempe dans le shōyu (sauce de soja).
La tenpura, qui est une friture de poissons, de crustacés ou de légumes, apparaît au 16ème siècle au contact des Portugais. Les marchands portugais consommaient la tempêro consistant en du poisson enrobé de pâte qui était plongé dans l’huile bouillante, pendant les période de jeun. Les Japonais se sont emparé de la recette en l’adaptant et en élargissant les possibilités (crustacés, légumes).
Le rāmen est un plat de nouilles de blé présentées dans un bouillon avec une garniture. À l’origine, c’est une recette chinoise qui n’est arrivé au Japon que dans les années 1910-1920.
De même, les gyōzas sont une adaptation des jiaozi manchous, raviolis fourrés de viande et de de légumes et ne sont intégrés au répertoire culinaire japonais que dans les années 1930, lorsque des populations japonaises sont envoyées sur le continent pour former l’État fantoche du Mandchoukouo.
Ces exemples sont représentatifs des échanges culturels à travers les temps qui ont été adaptés, mais établir l’image de la cuisine japonaise avec juste ces éléments est assez réducteur.

Cuisine japonaise proposée par Google.

Iizuka Eitarō, Le guide de cuisine : introduction . la cuisine du Japon, de Chine, de Corée et d’Occident ainsi qu’à la cuisine hygiéniqu Japonaise. 1887.

Ban Genbei, Les trois cuisines : Japon, Occident, Chine – Le banquet de délices. 1887.

En japonais, il existe un terme nihon ryōri, signifiant «cuisine du Japon», qui a été créé en 1887. Jusque-là, il n’y avait pas de mot pour désigner une cuisine homogène représentative du Japon. Il apparaît pour la première fois dans Le guide de cuisine: introduction à la cuisine du Japon, de Chine, de Corée et d’Occident ainsi qu’à la cuisine hygiénique japonaise (1887) par Iizuka Eitarō et dans Les trois cuisines : Japon, Occident, Chine – Le banquet des délices (1887) de Ban Genbei. Ce terme de nihon ryōri a été inventé après et en opposition à celui de cuisine occidentale seiyō ryōri qui existe depuis 1872, soit 15 ans auparavant. Ce dernier était employé comme terme générique, un peu comme nous le faisons pour la cuisine asiatique de nos jours, et désignait des cuisines spécifiques de quelques pays occidentaux ciblés (Angleterre, États-Unis et France principalement). L’idée de « cuisine japonaise » naît ainsi comme une réponse au déferlement de l’importation de nombreux éléments culturels occidentaux. Le gouvernement japonais qui se voit imposer des traités de commerce inégaux par les grandes puissances occidentales au cours de la seconde moitié du 19ème siècle fait de la renégociation de ces derniers une priorité. Pour ce faire, il veut montrer que le Japon peut être une nation « civilisée » et met en place une politique de création d’un État-nation moderne qui repose entre autre sur la notion de culture commune. Dans ce processus, on voit apparaître des mouvements culturels visant à établir une culture nationale et la cuisine en fait grandement partie au même titre que les arts, la mode vestimentaire ou la littérature.
En revanche, si le terme de « cuisine japonaise » fait son apparition à la fin du 19ème siècle, il est intéressant de noter qu’à cette époque, les livres de recettes ne proposent aucune définition précise du terme ni ne présentent les mêmes recettes de cuisine. Le terme proposé semble ainsi aller de soi, mais en réalité il est flou. Progressivement, il va s’établir une sorte de régularité et on voit apparaître les bases de la cuisine japonaise qui reposent sur trois socles principaux.

 Shōjin riyōri (cuisine de vertu) est une cuisine basée uniquement sur les végétaux et qui, aujourd’hui, ne se trouve pratiquement que dans l’enceinte des temples bouddhistes. Le mot shōjin est issu du vocabulaire bouddhique signifiant une vertu spirituelle lui-même issu du sanskrit vīrya (efforts pour vaincre les esprits négatifs du désir menant à la souffrance). Au Japon, l’origine des premières restrictions officielles sur la consommation de viandes remontent à 675, lorsque l’empereur Tenmu interdit, par un édit impérial, de manger les viandes de certains animaux : le bœuf, le cheval, le chien, le singe et le poulet. Ce traité est indéniablement lié à l’arrivée du bouddhisme au Japon au cours du VIe siècle dans le but de diminuer les pratiques de certains rites locaux impliquant le sacrifice de certains animaux. Les historiens font remarquer que les deux viandes les plus consommées à l’époque qu’étaient le sanglier et le daim ne faisaient pas partie de ces restrictions et en déduisent qu’il y avait également une portée politique visant à établir une main mise sur des viandes prestigieuses et à réduire le sacrifice du bétail servant aux récoltes. À partir de l’époque Heian (794-1185) on voit apparaître deux termes:  bi mono (chose élégante, raffinée) qui désignait les plats de poissons et de viandes, et shōjin mono (chose pure, vertueuse) qui correspondait à des plats assez sobres qu’on consommait de manière régulière et étaient composés de végétaux. Cette distinction ne se fait que dans l’élite politique et religieuse japonaise. Il faut attendre le 17ème siècle pour voir apparaître la notion de cuisine de vertu, un terme inventé et commercialisé par des cuisiniers de la capitale (Edo), qui va se répandre plus largement au sein de la population. Plusieurs livres de cuisine sur ce sujet comme Le recueil de la cuisine de Vertu japonaise et chinoise en trois volumes (1698) de Yoshioka Bō sont alors publiés. Durant l’ère Meiji (1868-1912) on reprend le terme shōjin ryōri (cuisine de vertu = cuisine végétale) en opposition à namagusa ryōri (cuisine de débauche = cuisine animale). Au début du 20ème siècle, la consommation de viande de bœuf en particulier est associée à des pratiques importées d’Occident que les conservateurs condamnent. Plusieurs discours politiques naissent alors et établissent une représentation du corps japonais comme pouvant se contenter de céréales, de légumes et parfois de poisson, contrairement aux corps occidentaux qui doivent se nourrir de viande pour fonctionner normalement, ce qui donnerait au Japon un avantage considérable d’un point de vue économique sur le long terme et un jour lui permettrait de surpasser les puissances occidentales.

YOSHIOKA Bō, Le recueil de la cuisine de Vertu japonaise et chinoise en trois volumes. 1698.

Exemple moderne de cuisine sur plateau (Honzen ryōri).

Honzen ryōri (cuisine sur plateaux) est une façon de servir un repas (un dîner complet) de manière très ritualisée, dans laquelle des plats précis sont dressés et servis sur des plateaux à quatre pieds, appelés zen. Ce type apparaît à partir du 14ème siècle dans l’élite guerrière de la société et consiste à apporter les différents plateaux, en même temps, devant les convives. Sur un rouleau peint, Les mérites comparés du saké et du riz (16ème siècle), on peut voir la première phase du shikisankon (les trois services cérémonieux) qui consistait en trois services de saké. On peut distinguer un personnage, assis à gauche, tenant une grande bouteille de saké qu’il fera passer à tous les invités. Ces services étaient accompagnés de petits mets délicats et esthétiques. Après cette première phase, on changeait de pièce et on procédait au kondate, repas entier servi sur plusieurs plateaux. Sur le rouleau peint, trois plateaux sont placés devant chaque convive et on peut voir, de dos, une jeune femme affectée au service du saké. Il existait plusieurs versions de ce service sur plateaux, trois plateaux étant une formule assez simple, mais il y avait cinq et sept plateaux, ce qui, pour le dernier, représentait une trentaine de mets.

Rouleau sur les mérites comparés du saké et du riz (Détail). 16ème siècle. ©BNF.

Schéma de disposition des plateaux. ©Alexis Markovirch.

Il s’agit d’une cuisine de luxe réservée à des évènements particuliers et utilisée comme une manière de démontrer sa puissance et sa richesse envers ses convives. Le schéma illustre la façon dont sont disposés les plateaux et l’ordre dans lequel se fait la consommation. On commençait par le plateau central avec un bol de riz, un potage, des légumes macérés (tsukemono), des crudités vinaigrés parfois agrémenté de poisson cru (Namasu) et un poisson mijoté dans un bouillon (Tsubo). Après un service de saké, on passait au deuxième plateau comprenant un potage, un légume ou tofu mijotés (hira), des petits légumes au vinaigre (choku). De nouveau, un service de saké précédait le troisième plateau où on retrouve un potage, des petits légumes au vinaigre (sashimi), des boulettes de chair de poisson accompagnées de légumes (wan). Le quatrième plateau présentait une grillade souvent de poisson ou d’oiseau. Le cinquième plateau comportait un ensemble de plusieurs petits mets (hikimono) que l’on consommait comme des amuse-bouche ou qui étaient offerts comme cadeaux pour être remporté chez soi. La soirée se terminait par le shuen qui était une sorte de grande beuverie et qui pouvait se prolonger jusqu’au matin. Le shuen était accompagné de jeux, de représentations théâtrales, de concours de poésie, de spectacles musicaux, etc.

Réception festive (Kaiseki ryōri).

Daigo Sanjin, Ryōri hayashi shinan (Le guide pratique de cuisine), 1801. Différence entre la cuisine Kaiseki et la cuisine Honzen.

Cette cuisine est présente dans les livres culinaires du 20ème siècle mais extrêmement simplifiée afin de pouvoir être consommée par les couches moyennes de la société. Une autre différence est qu’on apporte les plats un par un. On termine le repas avec un thé accompagné de quelques gâteaux. Il est intéressant de voir, qu’à cette époque, on essaie de se réapproprié et de simplifier une cuisine d’élite pour installer une des grandes bases de la cuisine japonaise.

Kaiseki ryōri (Réceptions festives et cuisine du thé) peut désigner une cuisine très sophistiquée composée de nombreux mets qui sont servis successivement. Ce type de cuisine se met en place au Japon, à partir du 16ème siècle, dans les restaurants de luxe à Edo. Une particularité de la cuisine kaiseki est qu’elle se construit autour du thé.
Une seconde écriture signifient littéralement «pierre de poche» pour désigner le menu frugal servi dans le style austère du chanoyu (cérémonie du thé). L’association d’idées vient d’une pratique zen: les moines trompaient leur faim en mettant des pierres chaudes dans la poche de leurs habits, au niveau du ventre. Cette dénomination se met en place avec les disciples de Sen no Rikyū (1522-1591), qui codifia la cérémonie du thé et établi une forme simplifiée de la cuisine kaiseki toujours réservée à l’élite sociale. Un menu servi en 1544 comporte un pain de son de blé (fu), des racines d’aralie au miso et des racines d’aralie au vinaigre (udo), du riz, un bouillon à la prêle et au tofu (tsukushi). Cette forme de repas s’appelle aussi ichijū sansai (un potage et trois mets) qui se compose d’un potage, de riz, de légumes ou de crudités, d’un met mijoté, d’un met grillé et de thé accompagné de douceurs. C’est cette formule qui est reprise dans les livres du 20ème siècle pour désigner le «repas typique japonais» à travers la notion de washoku. Il est intéressant de voir que le terme washoku est apparu trente ans après celui de yōshoku (repas occidental) et, comme pour «cuisine japonaise» est un néologisme de la fin du 19ème siècle.

Exemple moderne de cuisine de cérémonie de thé (Kaiseki ryōri).

Schéma de présentation de washoku. ©Alexis Markovitch.

Ce processus de création d’une cuisine nationale basée sur des concepts plus anciens adaptés aux conditions des sociétés moderne se fait notamment au travers des livres de cuisine et l’on voit une explosion des publications entre la fin du 19ème siècle et le début du 20ème siècle. Se met alors en place l’idée de créer une nouvelle cuisine japonaise comme on peut le voir dans Nihon ryōrihō taizen (Le grand livre de la cuisine japonaise),1898, de Ishii Jihei qui est considéré, encore de nos jours, comme une bible de la cuisine japonaise. Bien que conservant les grandes catégories, on y voit apparaître des plats totalement nouveaux. Cette construction culturelle passe aussi par des associations et des écoles qui se forment pour développer et répandre dans les foyers japonais une nouvelle manière de faire la cuisine en se basant sur des schémas anciens mais avec une nouvelle approche. Un certain nombre de cuisinières et de cuisiniers de l’époque sont très médiatisés véhiculent également cette nouvelle image d’une cuisine nationale à travers des articles, des livres ou encore lors d’émissions de radio.
Il est intéressant de voir que la cuisine rurale est totalement laissée de côté, de même que la cuisine de rue ou celle des minorités ethniques.

Alexis Markovitch recommande la lecture de The Invention of Tradition de Eric Hobsbawm et Terence Ranger ainsi que Le mythe gastronomique français de Alain Drouard pour pousser à la réflexion sur nos représentations des «cuisines traditionnelles» qui ne sont en réalité que des créations modernes impliquant des processus sociaux, culturels et politiques important.

 

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