Les musées d’art au Japon, tradition et modernité

Conférence par Giada Ricci, architecte, muséologue et scénographe, Docteur en histoire de l’art, expert pour l’Unesco.

Au Japon le musée est une institution récente dont la naissance se situe au milieu du 19ème siècle, lors de la réouverture du pays aux échanges internationaux sous la pression de l’Occident. La notion de musée d’art s’impose ainsi à l’ère Meiji (1868-1912), le pays s’ouvre et se modernise. Cependant, il existait des traditions de présentation d’œuvres sacrées depuis le 15ème siècle. Dans les temples, l’on expliquait des peintures sacrées lors des emaki ou à l’occasion de kaichō (ouverture du rideau, dévoilement) où l’on présentait peintures et sculptures, habituellement cachées dans les réserves des temples. Des œuvres voyageaient aussi d’un temple à un autre pour des présentations itinérantes, de-gaichō, sorte d’expositions temporaires. À la fin de l’époque d’Edo (1603-1868), de grands ema, peintures monumentales sur bois, sont commanditées et exposées dans un pavillon dédié, emadō. Encore aujourd’hui dans les sanctuaires shintō, des petits ema, tablettes votives en bois peint, sont accrochée dans l’enceinte du temple.
Parallèlement, le misemono, foire et festival urbain, se tenait en dehors de l’enceinte des temples. Le misemono alliait spectacles, attractions et expositions de curiosités. Dans les salles de réception des résidences ou des châteaux, la classe guerrière dirigeante de l’époque d’Edo présentait aussi des peintures et calligraphies dans le tokonoma, alcôve décorative, ainsi que les attributs bouddhiques et les objets chinois de la cérémonie du thé, karamono.
La première exposition, hakurankai, 1872, fut organisée en vue de la participation du Japon à l’Exposition universelle de Vienne. Définie comme « Exposition d’objets insolites de jadis et d’aujourd’hui », cette exposition, dans le temple confucéen de Yushima Seidō, présentait un ensemble d’objets d’art et d’artisanat, des animaux naturalisés et même une salamandre vivante dans un aquarium. À Vienne en 1873 le Japon propose un aperçu de sa production artisanale de haute qualité dans deux pavillons, ainsi qu’un jardin agrémenté d’un pont et un petit temple shinto.
Il est important de noter qu’à cette époque, les Japonais vont créer des mots ou adapter des termes japonais pour exprimer des concepts nouveaux comme : art, bijutsu ; exposition, hakurankai ; musée, hakubutsukan ou bijutsukan, qui étaient absents de leur vocabulaire.

Pavillon des ema du temple Kitano Tenmangu, Kyōto. @ Giada Ricci.

Musée de Ueno, J.Conder, 1882. @ Nat. Diet Library

En 1877, le Pavillon des Beaux-Arts constitue le bâtiment central de la 1ère Exposition nationale de l’industrie dans le parc d’Ueno, Tōkyō. Première galerie d’art en maçonnerie de briques, construite pour durer, son architecture et sa conception s’inspirent du modèle des musées occidentaux de l’époque. Seulement quatre ans après pour la seconde Exposition nationale de 1881, un grand bâtiment sur deux étages est construit sur les plans du jeune architecte anglais, Josiah Conder, qui forme également la nouvelle génération d’architectes japonais. Détruit par le grand tremblement de terre de 1923, un nouvel Honkan, bâtiment principal du musée actuel, sera construit en 1937 en style impérial, teikan yōshiki.
Jusqu’à la Seconde guerre mondiale, l’architecture et la conception des musées restent fortement influencées par l’Occident. Après la guerre le Musée d’Art Moderne de Kamakura, construit par Sakakura Junzō, 1956, est le premier musée d’art moderne du Japon. Il est intéressant de voir que l’édifice se trouve au milieu d’un jardin, au bord d’un étang, communiant ainsi avec la nature. Il est à noter que la cour intérieure était traversée par des pas japonais (visibles sur les plans de construction) qui, comme dans les jardins, indiquaient le parcours à suivre. Cette construction, ne correspondant plus aux critères d’exposition et de conservation d’un musée moderne, a été récemment menacée de démolition, mais a pu été sauvée et restaurée comme un témoin de l’architecture moderniste au Japon.
Chargé de la réalisation du Musée National d’Art Occidental à Tōkyō, Le Corbusier séjournera au Japon pour réaliser les premières esquisses du projet puis en confiera l’exécution à ses anciens élèves, Maekawa Kunio, Sakakura Junzō et Yoshizaka Takamasa. Construit en 1959, le bâtiment est un volume massif fermé sur l’extérieur et monté sur pilotis. La circulation intérieure se fait suivant un plan en spirale se déroulant de l’intérieur vers l’extérieur, selon le model corbuséen du « musée à croissance illimité ». La grande salle centrale où sont exposées les sculptures de Rodin est éclairée par les pyramides de verre du toit complété par des éclairages artificiels, conception d’avant-garde pour l’époque.

Musée Miho, Jeoh M. Pei, 1996. @ Giada Ricci.

Musée Akino Fuku, Fujimori Terunobu, 1997. @ Giada Ricci.

Résultat d’un dialogue entamé depuis plus d’un siècle avec l’héritage occidentale qu’ils ont assimilé et fait leur, c’est surtout à partir des années ’90 que les architectes de musées développent des modalités propres de conception et de construction de l’espace, par un travail de simplification et de synthèse inspiré des particularités de la spatialité japonaise de l’architecture en bois. Les musées des années 1990-2020, souvent l’œuvre d’architectes japonais reconnus internationalement, se révèlent des réalisations exemplaires et cohérentes proposant des espaces aux interrelations complexes.
Le musée d’art Miho, près de Kyōto, construit par Ieoh Ming Pei en 1996, est un musée privé, géré par une fondation religieuse. Depuis le parking, un parcours sinueux amène le visiteur par la forêt, à travers un tunnel sous la montagne puis un pont à haubans au-dessus d’un vallon, avant arriver au musée où une grande verrière permet de s’immerger dans le paysage montagneux qui s’offre à perte de vue. Ce parcours est comme un chemin initiatique avant d’accéder à l’espace quasi sacré du musée et de contempler les œuvres d’art. Par ailleurs la création de perspectives différentes fait partie, comme la présence de la nature, de la conception et la spatialité des résidences japonaises prémodernes.
En 1997, le musée d’art Akino Fuku, construit par Fujimori Terunobu se présente comme une forteresse. Ici aussi, il faut parcourir un chemin en pente bordé de fleurs et d’arbustes pour gravir la colline avant d’atteindre l’entrée du petit musée dédié à la peintre Akino Fuku. Les matériaux de construction sont traditionnels (pierre Teppei, bois de cèdre local, nattes de rotin) et une terrasse abritée permet d’admirer la vallée et de communier avec la forêt environnante. Les visiteurs, après avoir quitté leurs chaussures, peuvent circuler et s’installer pour contempler les œuvres. Fujimori, architecte et historien de l’architecture, construit des musées originaux en cherchant toujours à valoriser les matériaux traditionnels et les savoir-faire locaux.
La mise en exposition est aussi fortement conditionnée par la typologie des collections japonaises et asiatiques (papier, matériaux organiques) et par la protection antisismique. Entre autres, les musées japonais présentent beaucoup de vitrines murales pour exposer les paravents, les rouleaux horizontaux, etc., et ces vitrines sont solidarisées avec la structure de l’édifice qui est elle-même antisismique.
Malgré la fragilité des collections, particulièrement sensibles à la lumière, il est intéressant de noter que certains musées, comme le musée Suntory de Kuma Kengo, Tōkyō Midtown, 2007, présentent néanmoins de très grandes parois de verre qui s’adaptent à l’atmosphère lumineuse recherchée et aux objets exposés. Pour les papiers ou objets sensibles, la lumière extérieure est voilée par des stores ou des brise-soleils alors que pour les sculptures ou œuvres non fragiles, on la laisse entrer naturellement. C’est le cas du musée Nezu, Kuma Kengo, 2008, dans le centre de Tōkyō, où des stores traditionnels, sudare, ferment partiellement la lumière mais laissent apercevoir les œuvres du hall et le jardin.

Musée Nezu, Aoyama, Tōkyō, Kuma Kengo, 2008. @ Giada Ricci.

Musée Lee Ufan, Naoshima, Andō Tadao, 2010. @ Giada Ricci.

La manière spécifiquement japonaise de faire revivre les traditions culturelles dans l’espace du musée s’y manifeste sous différents aspects, non seulement par des simples analogies formelles mais aussi par le traitement des parcours, l’espace en mouvement et la modulation de la lumière.
Le musée d’art Chichū, sur l’île de Naoshima, construit par Tadao Andō en 2004, est complètement enterré dans une colline pour respecter le paysage de l’île. Le parcours se fait entre les œuvres de Monet, De Maria et Turrell, et les cours aux formes géométriques, entre ombres et lumières.
Construit par SANAA, Sejima Kazuyo et Nishizawa Ryūe, le Musée d’Art Contemporain du 21ème siècle de Kanazawa, 2004, se démarque de bien des musées d’art classiques. Son architecture, un volume circulaire ceint de parois extérieures en verre est largement ouvert vers la ville. Les espaces d’exposition, ainsi que les réserves, les ateliers, boutiques et restaurant, sont organisés dans des volumes indépendants au centre du bâtiment. Les artistes contemporains, qui y exposent, peuvent choisir entre des salles d’exposition de tailles et caractères différents pour présenter leurs œuvres.
Le Centre d’art contemporain Towada, 2004, a été construit en solo par Nishizawa Ryūe. Les salles, des cubes blancs de forme variée, reliés par une galerie au tracé fluide et largement vitré, accueillent des œuvres crées sur mesure par des artistes contemporains pour chaque espace, et entrent directement en dialogue avec la ville.
Le musée d’art de Teshima, 2014, est également une réalisation de Nishizawa Ryūe avec l’artiste Naito Rei, dont l’œuvre Matrix occupe l’intérieur d’une coque blanche posée sur le sol naturel de l’île. Communicant avec le paysage de rizières et de bois, le musée est ouvert aux intempéries par deux baies ovales non vitrées, le musée expose la nature dans son essence profonde. En laissant entrer dans l’espace vide les éléments naturels (air et vent, pluie et soleil, ombre et lumière, odeurs et sons), il nous invité à la ressentir et la vivre intimement.
Situé dans le quartier ancien de Tōkyō où Hokusai a vécu, le musée Sumida Hokusai a été réalisé par Kazuyo Sejima seule, en 2016. Conçu comme un équipement vivant pour les habitants de la ville, l’édifice, un bloc monumental en métal, ouvre sur une esplanade aménagée avec des jeux pour les enfants. La fragilité des estampes ne permettant pas de les exposer pendant des longues périodes à la lumière, le musée offre un vaste espace réservé aux expositions temporaires, tandis que l’exposition permanente est présentée dans un espace relativement petit, animé par des jeux interactifs et des écrans tactiles.

Musée d’art de Teshima, Nishizawa Ryūe, 2014. @ Giada Ricci.

Musée Sumida Hokusai, Tōkyō, Sejima Kazuyo, 2016. @ Giada Ricci

Le musée Kusama Yayoi à Tōkyō, 2018, est représentatif d’un musée privé dédié à une artiste contemporaine. Cette tour de quatre étages, une sculpture lumineuse dans le panorama nocturne de Tōkyō, joue sur les célèbres potirons à pois et les polka-dots, signatures de Kusama Yayoi. Le musée présente également une « infinity room », espace clos recouvert de miroirs et de motifs répétitifs qui créent une illusion d’infini.

Les musées d‘art contemporains japonais sont devenus des champs d’expérimentation architecturale à l’échelle des villes et des paysages. Ils ne sont plus seulement des lieux d’exposition et de culture mais jouent un rôle social très important. L’alliance d’esthétique et fonctionnalité, qualité architecturale et environnementale, muséographie et conservation des œuvres, exprime une modernité attachée aux plus fortes et profondes valeurs de la tradition culturelle et spatiale du Japon dans une vision du musée ouvert aux sensations et au monde.

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