Foujita, peindre dans les années folles
Mercredi 23 mai 2018: Foujita, peindre dans les années folles, visite-conférence au musée Maillol.
Tsuguharu Fujita (1886-1968) est le fils du général Tsuguakira Fujita et de Masa, qui meurt prématurément en 1891. Le berceau familial est particulièrement cultivé et ouvert aux idées occidentales nouvelles. Tsuguharu est inscrit aux cours de français dès l’école primaire, étudie la peinture de style occidental aux Beaux-Arts de Tōkyō et obtient son diplôme en 1910. Il n’a qu’une idée en tête: aller à Paris! Après des tractations avec son père, il obtient l’autorisation de se rendre à Paris pour une durée de trois ans car il est fiancé à Tomiko. En 1913, il débarque à Marseille et se rend à Paris dans le quartier de Montparnasse. Il y rencontre Pablo Picasso, Chaïm Soutine, Amadeo Modigliani, etc. Le choc de côtoyer tous ces artistes de l’École de Paris le pousse à oublier ce qu’il sait et à se jeter à fond dans la bataille des avant-gardes de l’art moderne. Il reste cependant influencé par les deux traditions, européenne et japonaise, et, pendant les premières années, il peint dans un style tantôt occidental, tantôt japonais. Il passe beaucoup de temps au Louvre pour s’imprégner des primitifs italiens ou français dont certaines de ses œuvres s’inspirent, tout en laissant entrevoir la personnalité de l’artiste qui ira en s’affirmant. Foujita (c’est ainsi qu’il se fait appeler à son arrivée à Paris) est particulièrement cultivé; c’est un homme de musée qui se pénètre des œuvres du passé pour construire son propre style. Il va aussi assimiler le travail de ses contemporains, sans jamais les copier! Cependant, il peint avec des pinceaux fins de calligraphe, contrairement aux artistes de l’époque qui utilisent des brosses larges.
Les années de guerre le poussent à se rendre à Londres et à travailler comme restaurateur d’art et comme tailleur. De retour à Paris en 1917, il informe son père de sa décision de rester à Paris et épouse une jeune femme peintre, Fernande Barrey (1893-1974). Cette dernière le pousse à exposer à la galerie Chéron et ce sont deux cents aquarelles sur papier qui sont vendues entre juin et novembre 1917. Ceci est totalement inattendu en pleine guerre et lance la carrière de Foujita. Ces aquarelles, qui figurent Fernande et d’autres modèles, font référence à l’antiquité (étrusque, égyptienne) ou à l’art africain.
Ses premières œuvres, telle la Femme debout, déstructurent le paysage. Dans Le Petit Bouddha, il n’y a pas de hiérarchie entre la figure centrale, les plantes et les animaux qui sont traités avec la même minutie. Ils sont étagés dans la composition mais sans vraiment avoir un rapport entre eux. Il peut traiter un sujet japonais conventionnel comme Le lutteur d’une manière très inhabituelle, le plaquant sur la vitre, ce qui fait du lutteur le «reflet» du spectateur. Il campe ses sujets répartis sur la toile sans vraiment se préoccuper de la perspective ni de la profondeur et peint ensuite le fond. Les sujets sont cernés d’un halo noir (qui deviendra blanc plus tard) du fait qu’ils sont peints avant le fond.
Foujita va aussi se construire un personnage et jouer la différence, ce qui l’amène à se mettre en scène devant l’objectif et à cultiver l’autoportrait en photographie comme en peinture. Il est l’un des premiers à comprendre que le talent n’est pas tout et que se promouvoir par son art de paraître est aussi important. Il côtoie de jeunes photographes et se passionne pour la photographie (il laissera une quantité importante de clichés et d’autoportraits). Adorant se travestir, il coud lui-même ses déguisements. Cependant, le personnage public, dandy, mondain et noceur cache un travailleur acharné dans le secret de son atelier.
En 1918, Foujita, Fernande, Soutine et Modigliani, invités par le marchand d’art Zborowski, font un séjour estival à Cagnes-sur-Mer. Il y rencontrera Renoir au crépuscule de sa vie.
De retour à Paris, il aborde la peinture religieuse dans un style «gothique-japonais» qu’il expose en 1919 à la galerie Chéron. Imprégné de catholicisme (il a appris le Français avec les Frères de Marie), Foujita s’en approprie l’iconographie mais la retranscrit dans un style très personnel. Il participe au Salon d’automne, puis en 1920, au Salon des indépendants. Il est rapidement de tous les Salons de peinture, non seulement à Paris, mais à Bruxelles, en Allemagne, aux États-Unis et même au Japon. C’est à cette époque qu’il commence à peindre sur un fond blanc à base de nacre pilée avec l’encre et la peinture à l’huile.
En 1923, il quitte Fernande pour Lucie Badoud (1903-1964) qu’il surnomme Youki et qui sera un de ses modèles favoris. Il triomphe au Salon d’automne de 1924 avec son portrait Youki, déesse de la neige. S’ils sont de toutes les fêtes, de Paris à Deauville, Foujita et Youki sont unis dans un processus de création artistique. Les Années folles voient Foujita se situer sur le devant de la scène, ceci en partie à cause de son excentricité affichée mais aussi grâce à son talent et à son travail acharné. Il dit ne dormir que cinq heures et travaille souvent durant seize heures. Il rencontre à cette époque les jeunes expressionnistes allemands de Paris et là encore, s’imprègne de leurs œuvres et produit quelques toiles comme Lupanar à Montparnasse ou Trois femmes, dans cet esprit.
Foujita dit avoir eu, dans les Années folles plus de 3 000 modèles, elles se nomment Aïcha, Kiki, Youki, Mado, Claudia, etc. Alors qu’en peinture japonaise il n’y a que très peu de nus, l’artiste va peindre un grand nombre de nus féminins, cherchant l’essence de ses modèles et les magnifiant grâce à sa technique et à sa sobriété. Il multiplie les croquis et les épures avant d’attaquer la peinture à l’huile et réalise souvent l’œuvre finale en l’absence du modèle. Dans ses nus féminins, il n’hésite pas à se confronter aux peintres du passé mais en passant l’image par le filtre de la modernité.
Au début des années 1920, le peintre invente un procédé, qu’il gardera secret, lui permettant d’obtenir les fameux fonds blancs. En appliquant une multitudes de très fines couches de blancs divers auxquelles il ajoute des pigments en petites quantité, il obtient une opalescence qui donne à ses œuvres transparence et délicatesse. La ou les figures sont toujours exécutées en premier et le fond en dernier, opposant la précision du trait et du modelé à la facture presque aléatoire du fond. Tandis que ses confrères de l’École de Paris travaillent beaucoup la couleur, Foujita se démarque par la délicatesse de sa palette.
Très tôt, Foujita a peint des portrait d’enfants avec lesquels il entretient une grande complicité. Ses portraits sont reconnaissables à leur regard intense, chargé de sentiments complexes, de mélancolie et de fausse innocence. Cette thématique qui lui est chère lui permettra de bien vivre, grâce à de nombreuses commandes.
En 1928, il reçoit la commande de quatre grands panneaux destinés à la maison du Japon de la Cité Internationale. Mais ces deux diptyques ne plaisent pas au commanditaire et il devra livrer en 1929 un autre ensemble qui s’y trouve toujours. Le but de cette commande était de faire connaître la culture nippone aux ressortissants des autres pays, mais le style est celui de l’artiste et les titres, Grande composition et Combat, ne permettent pas d’identifier les sujets. Les toiles foisonnent de nus académiques et d’animaux; cela semble presque un hommage rendu à l’art occidental tant les citations sont évidentes: le Jugement dernier de Michel-Ange, la Vénus au miroir de Vélasquez ou le Baiser de Rodin, entre autres. Les modèles sont reconnaissables, que ce soit Youki, Kiki de Montparnasse, Aïcha et même Picasso. Un bestiaire incroyablement varié peuple l’espace entre les personnages sans avoir vraiment de relation avec l’histoire, si tant est qu’il y en ait une.
Il réalisera aussi un décor pour le Cercle de l’Union interalliée. Pour ces panneaux, Foujita adopte le parti-pris du naturalisme japonais, s’inspirant de l’œuvre de Ito Jakuchu (1716-1800), peintre de Kyoto célèbre pour ses représentations de fleurs et d’animaux. Les quatre panneaux (sur huit) font immédiatement penser à un paravent en laque alors que l’artiste a peint à l’huile sur un fond de feuilles d’or. Ces feuilles d’or, au lieu d’être posées sur le bol d’Arménie, sont appliquées directement sur les panneaux, ce qui pose aujourd’hui un problème aux restaurateurs.
Les natures mortes de Foujita font autant référence à l’art occidental qu’aux surimono japonais. Il peint les objets du quotidien qui peuplent son atelier, les mettant en scène et témoignant ainsi de son amour pour la couture ou les petits riens de l’existence. Ces œuvres se caractérisent par une précision de miniaturiste mais sont illuminées par la lumière poétique qui lui est propre.
Touche-à-tout, Foujita s’est aussi essayé aux arts décoratifs, peignant des éventails et dessinant le décor de marqueterie en trompe-l’œil de meubles. Sa grande amie, Speranza Carlo-Séailles réalisera un certain nombre d’œuvres en pierre de Lap, procédé basé sur les recherches effectuées sur le ciment par son mari. Les chats, lapins et angelots de Foujita émaillent ces panneaux de mille couleurs cristallines.
Le 31 octobre 1931, Foujita quitte la France en compagnie d’une jeune danseuse, Madeleine Lequeux. S’étant rendu compte de la liaison grandissante entre son ami Robert Desnos et Youki, il lui confie celle-ci tandis qu’il laisse à cette dernière de quoi subvenir à ses besoins et tout ce qui se trouve dans son atelier (elle lui restituera le tout à son retour). Ce voyage à travers les Amériques dure deux ans avant de mener le couple à Tokyo où il est accueilli comme une vedette. Cela lui aura aussi permis de fuir la crise économique menaçant l’Europe et de trouver un nouveau souffle artistique.