De l’ouverture au monde à la mondialisation – 150 ans de littérature japonaise moderne
Mercredi 21 novembre 2018: De l’ouverture au monde à la mondialisation – 150 ans de littérature japonaise moderne par Anne Bayard-Sakai, professeur au sein du département de langue et civilisation japonaises de l’INALCO.
Anne Bayard-Sakai commence par dresser le tableau de la littérature japonaise avant 1868, début de l’ère Meiji. Le modèle culturel chinois bénéficie toujours d’un grand prestige mais les auteurs japonais entendent s’affirmer dans une culture spécifiquement nipponne. Depuis un certain temps, l’importation de textes occidentaux via leurs traductions chinoises étaient très importante (textes scientifiques et techniques). Malgré la fermeture du Japon à l’époque Edo, certains textes vont transiter par Nagasaki où résidait un petit groupe de Hollandais. Entre la fin du 18e s. et la première moitié du 19e s. on estime que 10 000 livres ont été importés au Japon, livres qui ne sont pas des ouvrages littéraires ou philosophiques mais des traités de médecine, de sciences et techniques.
Il faut rappeler qu’avant l’ère Meiji, plusieurs systèmes d’écritures coexistent: le sino-japonais (kanji), le japonais classique (man’yōgana, hiragana et katakana). Toutefois, les nombreuses homonymies présentes en japonais permettaient difficilement de comprendre le sens de certains mots ; d’où l’intérêt des kanji. L’écriture ne sera standardisée qu’au début du 20e siècle. De plus, la littérature japonaise s’adressait à une élite aristocratique cultivée et ne pouvait pas être comprise par l’ensemble de la population. Pour compliquer encore la chose, la langue utilisée en littérature est une langue figée depuis le 10e s. alors que la langue vernaculaire a évolué et qu’il n’y a rien pour la transcrire. Enfin, la circulation à l’intérieur du Japon étant très réglementée, il y avait une multitudes de dialectes. Les textes occidentaux vont donc arrivé dans un pays qui ne possède ni langue, ni écriture standard.
Avec la libéralisation de la circulation à partir de 1868, les Japonais vont pouvoir venir en Occident et les textes littéraires vont être aussi importés. En cette fin du 19e siècle, la littérature occidentale, riche de romans, va fasciner car cela représente un modèle d’écriture et une possibilité d’expression qui leur était jusque-là inconnus. Les premières traductions de ces textes apparaissent à partir des années 1870 mais ce sont plutôt des adaptations. L’intrigue est conservée mais tout est transposé au Japon. Cette transposition est considérée comme le meilleur moyen de divulguer une somme de connaissances qui peuvent avoir un caractère politique, technique ou social. Jules Verne est l’un des auteurs les plus traduits, non pour des raisons littéraires mais parce qu’on considère qu’il transmet des savoirs techniques et scientifiques. Ce sont aussi les pièces historiques de Shakespeare qui sont traduites pour montrer le fonctionnement du pouvoir en Occident.
A partir des années 1890, de vrais traducteurs, parlant suffisamment les langues occidentales vont proposer des traductions fidèles. Ceci est possible par la création des premières facultés et la première génération d’étudiants qui y ont étudié en particulier l’Anglais.
Jusqu’à la fin de la période d’Edo, l’écrivain n’avait pas un statut social important, il était considéré comme un amuseur. On prend conscience que, en Occident, la politique ou l’économie ne sont pas les seules voies pour faire carrière et que les écrivains peuvent avoir un vrai statut. Il se crée donc, au Japon, toute une jeune et brillante génération qui va traduire et écrire. En même temps la création du «style unifié» qui est une sorte de convergence entre la langue parlée contemporaine et l’écrit va permettre à toute une population qui ne connaissait pas la langue classique d’accéder à la littérature. En conséquence, on voit apparaître des traductions de Tolstoï, Tourgueniev, Dickens, Goethe, Hofmannsthal, Hugo, Zola, Maupassant, etc. Ceci va avoir une influence décisive sur les choix littéraires qui vont être faits au Japon.
On doit principalement la création du «style unifié» à Futabatei Shimei qui était un traducteur du Russe (pour des raisons géopolitiques). Il va populariser la littérature russe mais aussi utiliser cette nouvelle forme d’écriture pour produire des romans. On lui doit le premier roman japonais moderne Ukigumo (Nuages flottants) (1887-1889) dont le début, encore proche de la littérature classique, se modernise au fur et à mesure de l’écriture. Le personnage est une sorte d’anti-héros qui connaît une vie difficile et des amours compliqués. Il est à noter que, dans sa traduction des Mémoires d’un chasseur de Tourgueniev (qui est excellente), on voit une description naturaliste du paysage pour la première fois en langue japonaise et un nouveau rapport de l’individu avec son environnement. Jusque-là, l’écriture sur la nature était entièrement codée selon des critères stricts.
Le «style unifié» demandera cependant une dizaine d’année pour se mettre en place et se généraliser.
Il est à noter que la littérature japonaise fait partie des littératures qui se lisent le plus dans le monde. Un outil patronné par l’Unesco jusqu’à récemment, Index Translationum, permettait de consulter toutes les traductions faites dans le monde. On y voit qu’au «Top 50» des traductions à partir d’une lange, le Japonais arrive en 8e position, avant le Chinois qui n’est qu’au 18e rang et est la première des langues non-occidentales. A l’inverse, au palmarès des importations de textes traduits, le Japon se place au 5e rang. Il est aussi intéressant de voir que pour les prix Nobel de littérature, le Japon arrive, là aussi, comme le premier pays non-occidental avec deux prix. Si l’on prend le cas des traduction du Japonais vers le Français, on constate que sur environ 1 000 textes importés, seuls 3,5% sont littéraires, le reste correspondant aux mangas. A l’inverse, sur les textes français traduits en japonais, 50% sont littéraires.
Pour revenir à la consécration des auteurs japonais, Kawabata Yasunari s’est vu décerner le prix Nobel de littérature en 1968. Son discours, lors de la remise du prix, s’intitule Moi, d’un beau Japon. Il y présente une image exotique du Japon tels que les occidentaux veulent le voir, zen, intemporel, un Japon des cerisiers en fleurs, etc. et se rattache à un Japon millénaire.
Kenzaburō Ōe, lorsqu’il recevra le prix en 1994 pour l’ensemble de son œuvre fera un tout autre discours avec Moi, d’un Japon ambigu: ambiguïté politique, économique et surtout culturelle.
Kazuo Ishiguro, écrivain britannique né au Japon, reçoit le prix en 2017, mais la presse nipponne s’empresse de parler du troisième prix Nobel né au Japon. On voit qu’il s’est créé un lien entre les prix de littérature et l’identité nipponne.
La définition de la littérature japonaise serait une littérature écrite au japon, en japonais, par des Japonais, pour des Japonais et, pourtant, il existe une littérature «japonophone» écrite par des écrivains coréens vivant au Japon et qui écrivent en japonais.
Un autre phénomène, ce sont les écrivains transfrontières qui sont des Japonais vivant à l’étranger qui peuvent s’exprimer dans une autre langue que le Japonais. Par exemple, Tawada Yoko qui s’est installée en Allemagne après ses études écrit aussi bien en Allemand qu’en Japonais. Elle a reçu des prix littéraires aussi bien au Japon qu’en Allemagne. Mizumura Minae s’est rendue célèbre par son ouvrage An I Novel from Left to Right écrit en japonais mais avec des inclusions de mots anglais. Ce roman, partiellement autobiographique, marque la première fois où de la littérature japonaise est imprimée à l’horizontale.
A l’inverse, Ian Hideo Levy, d’origine américo-polonaise et juive, écrit en Japonais, Yang Yi, chinoise ayant fait des études au Japon, écrit en Japonais ou Shirin Nezammafi, née à Téhéran, qui étudia à l’Université de Kōbe, ne s’exprime qu’en Japonais. Ces auteurs «étrangers» suscitent énormément d’intérêt au Japon et il y a une remise en question de la littérature japonaise qui est obligée de prendre acte du fait qu’elle ne peut plus être refermée sur soi.