Les textiles de l’Asie Centrale du 5ème au 9ème siècle: Énigmes et Hypothèses.
Conférence par Gilles Béguin, Conservateur Général Honoraire du Patrimoine, ancien directeur du musée Cernuschi.
Depuis une trentaine d’années apparaissent sur le marché de l’art des textiles de tailles diverses, à la technique et au style bien reconnaissables, leurs matériaux privilégiant la soie.
Cette conférence ne concerne que les samit, tissus luxueux en soie. Samit vient du Grec hexamiton qui signifie à six fils, car chaque brin étant fait de six fils de soie tortillés ensembles. Les samit sont tissés sur des métiers complexes, appelés métiers à la tire, qui demandent beaucoup d’espace et une grande technicité. Ces textiles sont présents depuis fort longtemps et on en trouve dans nos églises depuis les époques mérovingienne et carolingienne, enveloppant des reliques comme le tissu aux faisans de Jouarre qui enveloppait les reliques de Saint Prix.
Depuis une vingtaine d’années, sont apparus sur le marché de l’art un très grand nombre de tissus, plus nombreux que ceux de nos église et beaucoup plus grands que nos fragments. Deux textiles de la Fondation Abegg, en Suisse, sont d’une taille particulièrement notable. Celui qui est orné d’un grand médaillon semble avoir été bordé dans sa partie supérieure d’un galon de cuir ce qui suggère qu’il était accroché à l’intérieur d’une architecture mobile ou en terre. Selon la bibliographie ancienne, la provenance de ces textiles serait à rechercher en Iran, bien qu’on n’en ait jamais trouvés antérieurs au dixième siècle.
L’origine des métiers à la tire a suscité diverses hypothèses. Certains spécialistes pensaient qu’elle était iranienne dans les années 400 et que la technique avait voyagé sur la Route de la soie jusqu’en Chine. En 2014, on a trouvé un modèle de métier à tisser à la tire dans une tombe datée de la dynastie des Han de l’Est (25-220), à Tianhui au Sichuan.
Les motifs utilisés favorisent les médaillons perlés et des animaux seuls ou affrontés en « symétrie en miroir », trahissant une origine orientale. En effet, on voit, sur les bas-reliefs sassanides (224-651), le roi vêtu d’un vêtement orné de rondels bordés de perles. Les médaillons perlés que l’on trouve sur les textiles ont une forme presque parfaite et ils sont orné de motifs directement inspirés du bestiaire fantastique iranien tel que le senmurv ou simurgh (un animal à protomé de chien, griffes de lion, muni d’une paire d’ailes et d’une queue remontant verticalement et en se végétalisant).
On utilisait ces tissus extrêmement précieux et raffinés pour la confection de caftans longs, vêtements de cérémonie, tels ceux découverts à Mochtchevajra Balka dans le Caucase, aujourd’hui au musée de l’Ermitage de St Pétersbourg, ou de caftans courts de cavaliers comme celui du musée de Cleveland, mais aussi pour recouvrir des selles d’apparat comme celle de la Fondation Abegg.
Il faut évoquer les fouilles d’Albert Gayet (1856-1916), mécénées par Émile Guimet (1836-1918), sur le site d’Antinoé (Antinopolis, située à 300 km au sud du Caire) où on a découvert des tissus sassanides dans certaines tombes. Il devait s’agir de hauts fonctionnaires iraniens durant l’époque où cette région était sous la domination sassanide. Ces vestiges précieux se trouvent au musée des tissus de Lyon.
On sait que, sous les Sassanides, le commerce était contrôlé par l’État et fortement taxé. D’autre part, les régions limitrophes comme la Sogdiane constituées de royaumes plus ou moins indépendants et gouvernés longtemps par des dynasties hunnites (Hephtalites, puis Kidarites). Les marchands sogdiens, très rapidement, à partir du 4ème s., contrôlèrent le commerce de la route de la soie depuis la Chine jusqu’aux rives de la Méditerranée. Le Sogdien deviendra ainsi la «lingua franca» de l‘Asie centrale. Non seulement, les marchands sogdiens finançaient le transport par caravanes , créaient des comptoirs et même des banques tout au long des routes commerciales. Certains servaient aussi d’ambassadeurs à certaines occasions.
Les thèmes iraniens utilisés sur les textiles peuvent aussi évoquer des divinités tels que le simurgh, symbole de divinité, la tête de sanglier, symbole du dieu zoroastrien Verethragna, le bélier symbolisant le farn, concept de l’Avesta signifiant pouvoir, richesse, etc., le lion, ailé ou pas, associé à Ishtar ou Mithra, le cheval ailé, le canard tenant dans son bec un ruban, le pativ, symbole de la royauté, etc. De même le motif d’animaux affrontés de part et d’autre d’un arbre remonte à la haute antiquité mésopotamienne. Un sujet qui connût aussi un grand succès est celui de la chasse royale.
Il est intéressant de constater que ces tissus continueront d’être utilisés fort tard, dans l’empire tibétain comme en témoigne une peinture d’après Yan Liben (600-673) figurant l’empereur Taizong (626-649) donnant audience à mGar gTong-btsan-sgam-po ministre et ambassadeur de l’empire du Tibet. L’ambassadeur est vêtu d’un caftan orné de médaillons perlés. Ces motifs perdureront dans la région himalayenne jusqu’au 11ème siècle comme en témoigne certaines peintures murales à Alci, au Ladakh.
Ce type de tissage nécessite des grands centres possédant une stabilité politique et une grande richesse économique. Plusieurs hypothèses situées dans le Xinjiang sont possibles telles que Khotan, Kuča ou Tourfan ; mais récemment, plusieurs spécialistes ont avancé que le Qinghai pourrait aussi être un centre de production, hypothèse peu probable. Le royaume T’u -yü- hun (329 – 663) couvrait une grande partie de cette province traversée par une piste caravanière permettant au sud de la Chine de commercialiser avec le Xinjiang. On a découvert, au Qinghai, de grandes nécropoles où auraient été trouvés en grand nombre de tels tissus précieux – ce qui ne signifie pas leur fabrication sur place. Un autre centre pourrait se situer au Sichuan car on a la preuve, dans une correspondance, d’un atelier de tissage où il est demandé de faire des tissus dans le style occidental. Lors de la révolte d’An Lushan (705-757), celui-ci sera très critiqué car il favorisera l’importation de textiles étrangers au détriment des ateliers du Sichuan en s’appuyant sur des minorités sogdiennes. Sa chute devait entrainer des massacres xénophobes. On peut émettre des hypothèses sur cette production chinoise car il y a une sinisation évidente des motifs avec un traitement des chevaux ailés dans le style des Tang, des médaillons fleuris typiquement chinois et la multiplication des phénix plutôt que des faisans. Un textile extrêmement raffiné et d’un tissage parfait, déposé au Shōsō-in de Nara, illustrant une chasse royale dans des médaillons perlés, paraît de fabrication chinoise bien que dérivé d’un motif iranien, la Chasse de Bahrâm-Gûr.
Il est à noter que la chute de la Perse et de la Sogdiane, au septième siècle, sous les invasions musulmanes ne sonnera pas la fin de ces textiles à médaillons perlés pas plus que le type d’argenterie prisé par les Sassanides. Cependant, la production musulmane présente des motifs plus répétitifs, moins inventifs et d’une qualité de tissage moindre.
En Occident, l’empereur Justinien (527-565), à la suite des empereurs romains, soucieux du commerce d’importation de produits de luxe qui entrainait une fuite du numéraire, va créer en Palestine des «gynécées», ateliers féminins de tissage sur le modèle iranien. On y tisse une très belle production, inspirée de l’Iran, d’une grande qualité, comme le suaire dit de Charlemagne, conservé au trésor d’Aix la Chapelle et au musée de Cluny, ou celui de Saint Austremoine au musée des tissus de Lyon. La Sicile devint ensuite un important centre de tissage.
On voit qu’il est très difficile de définir exactement d’où proviennent tous ces très beaux textiles aux reflets légèrement métallisés, dus au tissage de la soie, et de nombreuses études restent à faire en auscultant les méthodes de tissage et les motifs.