Rencontre autour des usages du bambou au Vietnam

 Visio conférence par Emmanuel Poisson, professeur d’histoire du Vietnam à l’Université de Paris et directeur-adjoint de l’Institut Français de Recherches sur l’Asie de l’Est (IFRAE).

Bambou, Homme et Paysages. 

Le bambou s’inscrit parfaitement dans le paysage vietnamien, en milieu de plaine ou de montagne. Qu’il soit cultivé ou spontané, il existe une harmonie entre le bambou et l’homme qui résulte d’une longue coexistence. Nguyên Trāi (1380-1442), illustre lettré et homme d’État, écrivit des poèmes en langue vernaculaire lorsqu’il se retira de la vie active. Il y parle de la présence du bambou dans sa vie: «Près de la palissade à claire-voie (de mon habitation), deux touffes de bambous nains…Bambou ordinaire comme rame, bambous nain pour maison…». Le géographe Pierre Gourou (1900-1999) décrit l’interaction entre l’homme et la plante: «Le village est entouré d’une haie de bambous dont les tiges serrées et épineuses forment une défense efficace contre les voleurs. Le village prend soin de cette haie, et de fortes amendes sont prévues contre celui qui oserait, sans autorisation, couper un bambou…En même temps que protection contre les périls extérieurs, la haie est une sorte de limite sacrée de la communauté villageoise, le signe de son individualité et de son indépendance. Lorsqu’en périodes de troubles, un village a participé à l’agitation ou a donné asile à des rebelles, la première punition qu’on lui inflige est de l’obliger à couper sa haie de bambous. C’est une grave blessure à son amour-propre, une marque infamante ; le village se sent dans une situation aussi gênée qu’un être humain que l’on aurait dévêtu et que l’on abandonnerait nu au milieu d’une foule habillée.».

Si, aujourd’hui, les villages ne sont plus entourés de haies de bambous, ceux-ci sont utilisés autour des maisons. Pour une habitation située à flanc de coteau, ceux plantés en hauteur, derrière, sont de moindre taille et leurs branches sont coupées pour les densifier (bambusa multiplex ou hòp). Au contraire, ceux qui se  trouvent devant et qui sont situés en contrebas, sont d’une variété de haute taille (bambusa stenostachya ou tre gai, tre nhà)et leur feuillage protège l’habitat des rayons du soleil couchant.

Bambous spontanés au pieds s’un massif calcaire. Chùa Thẩy. 1979. ©Ð.T.H.

Pousses de bambou Mẩng tre.

Bâton de vieillesse du vénérable Bùi Văn Càt. 1982. ©Ð.T.H.

Pour la production des pousses de bambou ou turions, les gigantochloa levis (bương) ou dendrocalamus giganteus (mai) sont cultivés mais nécessite de très grands jardins. En général, on leur préfère des bambous de taille plus modeste dont les troncs ont un usage polyvalent tel bambusa variabilis (tám vông) dont la valeur est à la fois alimentaire, technique et ornementale. Ceux qui ont une bambouseraie à domicile disposent d’une boîte à outils à usage multiple et d’une précieuse «caisse d’épargne»: dès qu’ils ont besoin de liquidités, ils vendent un certain nombre de pieds de bambou. De plus, cette «épargne» se régénère d’elle-même automatiquement. Une bambouseraie, une fois constituée, nécessite peu de soins pour un maximum de rendement. Cependant on cultive d’autres variétés aussi pour des raisons esthétiques. Bambusa ventricosa (trúc dùi gà) sera choisi pour faire un bâton de vieillesse. Sa tige bien régulière et enflée uniformément à chaque nœud doit présenter les départs des branches à venir en forme de trois étoiles. Le possesseur d’un tel bâton de vieillesse sera fier d’en vanter la régularité. Le Phyllostachis bambusoides (trúc hóa long) possède la particularité d’un tronc étrangement noueux à la base, très recherché pour servir de cannes, de porte-manteaux ou d’objet de curiosité.

Terminologie et technologie du bambou: identifier, utiliser, nommer.

Tout un vocabulaire a été créé pour désigner les différentes parties du bambou: cành tre désigne les branche, lá tre les feuilles qui fournissent un excellent fourrage pour le bétail. Ðổt tre est l’entre-nœud qui paraît plus tassé à la base et devient presque plein avec l’âge ; il est alors appelé tre cật (partie du bambou solide comme les reins), tre dưc (bambou mâle) ou tre dặc (bambou plein). C’est dans cette partie qu’on trouve le bambou le plus solide qui servira à la fabrication d’objets qui nécessitent une grande résistance comme les palanches pour le transport. Măt, mẩu tre, désignent les aspérités à l’endroit du nœud, comparées, à leur début, à un œil, et qui forment les trois étoiles. Thân tre est le tronc du bambou (terme que nous préférons à celui de chaume bien que ce dernier soit botaniquement plus juste, le bambou étant une graminée). Mẩng tre désigne les jeunes pousses, aussi appelées turions, qui poussent à la base du bambou. Après les avoir débarrassées des gaines extérieures, on les fait bouillir pour enlever l’amertume naturelle avant de les cuisiner.
Les branches ou le haut du bambou sont souples et c’est ce ressort qui est utilisé dans la fabrication de pièges ou de collets.

Dénominations des différentes parties du bambou et comment se l’approprier. Dessins Oger (1909) et Ð.T.H.

Paysanne revenant du marché portant son enfant dans son panier. Lithographie. École de Gia Ðịnh. 1935.

Structure et technologie d’utilisation du bambou. Dessin Ð.T.H.

Après avoir coupé un bambou, il faut procéder à l’élagage puis le préparer pour les différentes utilisations futures. Cette opération se fait en plusieurs phases successives, chacune étant dictée par la structure de la plante.
Un tronc de bambou présente une structure différente, du dehors vers le dedans. Ce qu’on appelle vó tre (improprement écorce) est lisse, de couleur verte et souvent brillante. À l’emplacement du nœud se trouve un diaphragme de moindre résistance qui peut être percé ou enlevé. C’est lui qui permet au tronçon de bambou d’être utilisé comme contenant.
Immédiatement après cette  «écorce», on trouve des fibres denses, serrées, à la fois souples et résistantes, coupantes, tandis que les fibres internes sont plus lâches et d’aspect spongieux.
Enfin, une mince pellicule invisible tapisse tout l’intérieur et ne sera visible que lors de la cuisson du riz. C’est elle qui maintient la forme du riz ainsi cuit et son aspect s’apparente à celui du papier de soie extrêmement mince.

La technologie du bambou se fonde sur le sens de la fibre. Pour une coupe perpendiculaire il faudra utiliser une scie ou un couteau. La coupe dans le sens de la fibre est plus aisée, il suffit d’amorcer la coupe sur quelques centimètres et le restant peut se réaliser à main nue. D’où l’adage «facile comme fendre le bambou». On obtient ainsi des baguettes prêtes à l’emploi. Si l’on veut des lanières, on sépare la baguette dans l’épaisseur en écartant les fibres. Deux ou trois sortes de lanières sont ainsi obtenues. De première qualité sont les fibres externes qui contiennent beaucoup de silice et dont le tranchant est aussi effilé qu’un rasoir si on n’enlève pas son «fil» en le lissant. C’est le lạt ct souple, qui est utilisé en vannerie car résistant et prenant une belle patine. La lanière intermédiaire, plus spongieuse, est utilisée en alternance avec la précédente pour créer un effet décoratif. La lanière intérieure, lạt ruột (lanière intestinale), de piètre qualité, sera séparée en de minces ligatures d’une grande solidité.
Le tressage du bambou permet de multiples utilisations : une claie (cót) posée à plat sert au séchage des grains. Consolidée à l’aide de montants de bambou elle devient une cloison. Enroulée et attachée en cylindre elle devient un silo (cót thóc) pour le stockage du paddy. Les claies peuvent être aussi utilisées pour immobiliser un animal.

Usage du bambou en fonction de ses qualités.

Les qualités et propriétés du bambou dépendent de la variété, de son lieu de croissance et de l’âge auquel on l’a coupé.
L’utilisation du bambou comme plante vivante est déjà mentionnée dans un texte du quatrième siècle, Caomu Zhuang (Plantes des contrées méridionales) de Ji Han (263-307): «Le bambou épineux (jí zhú) pousse densément et ses racines sont profondes, un simple bosquet est aussi serré qu’une forêt. Il est également appelé bā zhú/bā trúc (bambou pour faire des haies) et est utilisé pour constituer des enceintes solides.». Jusqu’à la colonisation française et dans la période contemporaine, nombre de villages étaient entourés de cette haie dans un but de protection contre les voleurs. Encore aujourd’hui, certains villages présentent des vestiges de ces haies qui sont plantées sur des levées de terre d’environ un mètre de hauteur.

Posture de travail d’un fabricant de lampions pour fendre un tronçon de bambou Hà Nội ? 1979. ©Ð.T.H.

Vannerie avec alternance de lanières externes patinées couleur miel et de lanières internes fibreuses et sans patine. 2018. ©Ð.T.H.

Boutique de cót tre. ©Firmin André Salles. Fonds BNF.

Les troncs de bambou coupés peuvent être utilisés pour la construction ou des échafaudages. Dans ce cas, on choisit des plantes d’au moins quatre ans d’âge, d’une espèce à tronc solide. La coupe doit être effectuée en saison sèche et froide pour éviter que les substances nourricières s’accumulent dans les fibres et n’attirent les insectes. Les balançoires cây du sont aussi fabriquées à partir de troncs de bambou. Lors de fêtes villageoises, un couple se faisant face sur le support, simule les mouvements de la copulation dans un rite de fécondité.
Utilisé en tronçons, les deux extrémités étant fermées par le diaphragme, le bambou flotte. Cette aptitude a été utilisée de longue date par les populations pour acheminer les bambous abattus en les réunissant en radeaux (bè nứa) afin de les laisser dériver le long des fleuves jusqu’à destination. L’utilisation pour des ponts flottants a été attestée lors de la conquête du Tonkin en 1884.

Radeaux de bambous utilisés comme pont flottant pour traverser la rivière Noire. 1884. ©Hocquard.

Portage de l’eau. Hòa Binh. 2003. ©Vū Thề Long.

Norias et conduites d’eau en bambou. 2011. ©Hổng Quân.

Afin de faire des contenants, les tronçons ne conservent qu’un diaphragme à un bout. Pour aller puiser l’eau, les villageois utilisent l’espèce gigantochloa levis (bương) dont les entre-nœuds sont très distants et permet le transport de grands volumes. Ces mêmes tronçons sont utilisés pour la confection de norias nécessaires à l’irrigation des terres cultivées. Si les tronçons fixés sur la roue nécessitent peu de travail, la construction de ces norias suppose une grande connaissance du mécanisme pour l’acheminement de l’eau. Des conduites en bambou collectant l’eau la conduisent à destination. Pour ce faire, les troncs sont fendus en évidant le diaphragme mais en gardant un arc de tronc pour consolider la conduite.
La variété dendrocalamus (dang ou giang) est utilisée pour la cuisson du riz glutineux à l’aide d’un tronçon pourvu d’un seul diaphragme. Si le bambou est fraîchement coupé, le feu fait pénétrer la sève dans le riz et l’imprègne d’un agréable parfum.
Le transport du courrier impérial se faisait à l’aide de tronçons scellés confiés à des coureurs à pieds ou à des courriers à cheval.

Tronçons de bambou pour la cuisson du riz glutineux.

Porteur du courrier impérial à cheval. Le Tour du Monde. 1880. Gravure sur bois.

Fabrication du dán tâp tình. ©Công Kiên.

Pour la fabrication de manches de couteau ou de bâtons on utilise de préférence le petit bambou jaune trúc dùi gà (cuisses de poulet) ou trúc hóa long (bambou métamorphosé en dragon). Pour un bâton de vieillesse, on choisit un bambou de la longueur souhaitée, comportant un multiple de 6 en comptant les entre-nœuds (naissance, vieillesse, maladie, souffrance, mort et en retombant sur naissance).
Pour les cannes à pêche, c’est le trúc cẩn câu (phyllostachys nigra) qui sera choisi pour la flexibilité de sa tige, son profilé progressif et sa souplesse alliée à sa robustesse.
Le nứa (neohouzeaua ou schizostachyum) dont le tronc renferme beaucoup de silice est aussi utilisé, dans les régions montagneuses, pour la construction de palissade en taillant la partie haute en pointe. On raconte que le tigre hésitera à sauter par-dessus ce type de protection par peur de se blesser. Taillé en lamelles, le tronc sera utilisé en cuisine pour ses propriétés coupantes. Toujours dans le Caomu Zhuang de Ji Han, on lit: Le shí lín zhú (bambou de la forêt de pierre) ressemble au «bambou cannelier». Il est robuste et tranchant. On le taille pour en faire des couteaux avec lesquels on peut trancher du cuir d’éléphant aussi facilement que couper des taros. Il pousse au Jiuren (Cứru Chân) et au Jiaozhi Giao Chí).

Jeune musicien jouant d’une flûte traversière faîte en bambou.

Jeu de đing pâng. La percussion peut se faire sur un billot de bois. 2017. ©Pham Hương

Détail d’une lithographie «Marchande de volailles» montrant une cage à poules. Signée Ðạt. École de Gia Ðịnh. 1939.

La confection de flûtes, droites ou traversières, avec ou sans aménagements de trou, privilégie les variétés trúc. Pour la fabrication d’une sorte de cithare dán tâp tình, on utilise le nứa en pratiquant des incisions dans l’écorce pour ensuite soulever les lanières sous lesquelles on glissera un chevalet. On obtient ainsi de «cordes» en bambou qui seront grattées ou frappées.
Les instruments à percussion sont fabriqués avec le bambou nứa dont le tronc, renfermant beaucoup de silice, produit un sont métallique ou cristallin.

Le bambou peut aussi être utilisé après écrasement pour la fabrication de hamacs monoxyles ou pour obtenir un plancher, après avoir éliminé les diaphragmes.

Quelques usages du bambou.

Comme on l’a vu, le bambou a de multiples usages : utilisé tel quel après l’abattage il sert pour construire des habitations, pour fabriquer des échelles, des canalisations, des palanches, etc. Débité en tubes, il a de nombreuses utilisations, comme la fabrication de sarbacanes, de pipes à eau, de flûtes, etc. Le bambou fendu et débité peut être utilisé pour des paravents, pour parquer la volaille, pour la fabrication de torches, etc. On le trouve aussi dans la sphère religieuse pour la confection d’ex-voto où l’armature évoquant des animaux, des maisons ou des voitures sera recouverte de papier. Ces ex-voto seront brûlés lors des cérémonies. Tressé, le bambou est utilisé pour toutes sortes de claies, pour toutes les tailles et les formes de paniers, de cages pour volailles, de nasses pour la pêche, etc. Tressé, il peut même servir à la fabrication de bateaux paniers ou de coques de bateaux.

Tamisage du son à l’aide de différentes vanneries. Gravure sur bois.

Cour d’un artisan avec des armatures de bambous destinées à être recouvertes de papier pour des ex-voto. 2014. ©Nguyến Tuần-Xuân Bùi.

Paysan en train d’étanchéifier une embarcation en bambou à l’aide de bouse de buffle et de sciure de bois mélangées.

Emmanuel Poisson et Ðinh Trọng Hiễu ont publié Le Bambou au Vietnam – une approche anthropologique et historique aux Éditions Hémisphères.

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