Peindre hors du monde, moines et lettrés des dynasties Ming et Qing – Collection Chih Lo Lou
Visite-conférence de l’exposition par Mael Bellec, conservateur en chef au musée Cernuschi.
Cette exposition exceptionnelle présente un ensemble de plus de cent chefs-d’œuvre de la peinture chinoise ancienne. Ces peintures et calligraphies, exposées en Europe pour la première fois, sont nées du pinceau des plus grands maîtres des dynasties Ming (1368-1644) et Qing (1644-1912). Avant d’être offertes au musée d’art de Hong Kong en 2018, ces œuvres ont été patiemment rassemblées par le collectionneur Ho Iu-kwong (1907-2006) qui, selon la tradition chinoise, leur a donné le nom de Chih Lo Lou, «le pavillon de la félicité parfaite».
L’École de Wu naît, à la fin du 15ème siècle, à Suzhou (Wumen), ville riche grâce à la culture du riz et à la sériciculture. La difficulté des carrières dans la seconde moitié de la dynastie Ming entraîne un refus de certains lettrés d’entrer dans l’administration. On trouve donc, à Suzhou, une élite intellectuelle qui va consacrer son temps à des recherches dans le domaine de la littérature, de la peinture et de la calligraphie. Il faut préciser que, traditionnellement, on a tendance à considérer que les artistes lettrés ne commercialisaient pas leurs œuvres. On sait, aujourd’hui, que la plupart de ces artistes participaient, d’une manière ou d’une autre, à des systèmes marchands, parfois déguisés. Le jeune Qian lisant (1483), de Shen Zhou (1427-1509) est une œuvre de commande qui représente un jeune enfant, considéré comme un petit prodige, absorbé dans l’étude des classiques. Dans ce format vertical, le premier plan est occupé par un petit bâtiment et deux bosquets d’arbres avec, derrière, un espace vide et en arrière-plan des reliefs montagneux. Le premier et l’arrière-plan sont reliés par les verticales des arbres. Ce type de composition est très classique à l’époque des Yuan (1279-1368) et montre que tous ces artistes de l’École de Wu se sont inspirés de leurs devanciers. Le pavillon de préservation du confucianisme (1491), aussi de Shen Zhou, est une autre œuvre de commande.
L’École de Wu va redéfinir ce qu’est la peinture lettrée. Celle-ci devient notamment une représentation idéale de la vie du lettré. Ce dernier va par exemple être figuré pratiquant la méditation, qui devient un impératif de culture personnelle et spirituelle dans le cadre d’un néoconfucianisme en plein essor. En outre, les lettrés sont des gens cultivés et leur peinture devient un art d’historien d’art, qui fait souvent référence à des maîtres du passé. Wen Zhengming (1470-1559) est l’un des lettrés les plus réputés de l’École de Wu, autant pour ses peintures que pour ses calligraphie ou ses poésies. Il déploie une grande diversité de styles et fait ainsi la démonstration qu’il maîtrise parfaitement une partie de l’histoire de la peinture. Enfin, la peinture de lettré peut aussi être une peinture littéraire, qui va se baser sur un texte et l’illustrer. Contemplation solitaire dans un bosquet d’automne (1510), du même artiste, évoque pour le spectateur averti la figure du poète antique Qu Yuan (339-278 av. N.E.) qui se suicida en se jetant dans une rivière. Wen Boren (1502-1575), est le neveu de Wen Zhengming dont il fut un continuateur, mais sur mode souvent plus pittoresque, avec une attention portée au détail. Au lieu de représenter un pêcheur isolé en communion avec la nature, Wen Boren décrit plutôt l’activité d’un groupe de pêcheurs dans Pêcheurs reclus entre rivière et fleurs (1570). Qiu Ying (1494-1552) est un peintre professionnel qui connaît un grand succès et est apprécié des peintres lettrés. L’éveil du dragon au printemps puise dans le style de la peinture de cour des Song du Sud (1127-1279).
Dong Qichang (1555-1636) est la personnalité qui domine la scène artistique à la fin de la dynastie Ming, non seulement par son activité de peintre mais aussi de théoricien. En tant que tel, il a mis en place des cadres de pensée sur ce que devait être la peinture pour les lettrés, cadres restés dominants jusqu’au vingtième siècle. C’est lui qui va séparer en deux catégories la peinture chinoise: une peinture artisanale (l’École du Nord) et une peinture lettrée (l’École du Sud). Seuls les peintres de l’École du Sud, dont Il fait remonter le lignage jusqu’à Wang Wei (701-761), deviennent des modèles légitimes. On a ainsi un art de la référence mais avec une tendance normative plus affirmée que dans l’École de Wu. Sur les trois éventails figurant des paysages, on peut reconnaître différentes références. Celui figurant un pavillon posé sur un promontoire avec quelques arbres, un second plan occupé par une étendue d’eau et quelques collines en arrière-plan prend pour modèle des compositions de Ni Zan (1301-1374). Sur un autre éventail, on peut retrouver le caractère très humide de la peinture de Dong Yuan (actif 945-960) et le style très pointilliste de Mi Fu (907-960). Ces références n’empêchent nullement une part d’originalité ou un style propre.
Lan Ying (1585-1604) s’est beaucoup inspiré de l’École de Wu mais, peintre commercial, a adapté son style au goût de sa clientèle comme on peut le voir dans la série des douze rouleaux de paysages sur fond doré. Chaque rouleau présente une inscription qui mentionne le nom de l’œuvre mais aussi la référence à un peintre. En particulier, un paysage avec un groupe de pavillons en premier plan et une composition beaucoup plus aérée que sur les autres est inspiré de Ni Zan. Ce jeu savant des références permet à l’artiste de démontrer sa connaissance et son éducation dans le domaine de la peinture mais va aussi satisfaire les commanditaires qui vont pouvoir chercher dans l’œuvre la référence à tel ou tel maître. Dans Montagnes boisées dans la brume, à la manière de Mi Fu, Zhang Hong (1577-1652) peint un panorama embrumé pour illustrer une calligraphie de Dong Qichang. Il explique dans le texte que «Dong Qichang aime particulièrement le style de Mi Fu qu’il copia maintes fois. Dans ses œuvres les nuages entourent les montagnes et les brumes se lèvent des bois: il crée un vaste et lointain espace imaginaire…Le sieur Bai m’a sollicité pour que je peigne un rouleau sur lequel se trouvait un poème de Dong (Qichang) dans le style merveilleux des Jin et des Wei… J’ai donc manié le pinceau à la manière de Mi Fu».
Une idée traditionnelle en Chine est qu’on voit la vertu de l’artiste à travers son œuvre et c’est encore plus vrai pour les calligraphes. Ho Iu-kwong a collectionné des calligraphies d’artistes qu’il considérait comme vertueux. Il faut rappeler que la transition entre la dynastie des Ming et celle des Qing a créé un questionnement pour un certain nombre de lettrés qui doivent choisir entre se retirer ou collaborer avec la nouvelle dynastie. Notre collectionneur a plutôt choisi ceux qu’il considérait comme vertueux, c’est à dire ceux qui se sont opposé au nouveau pouvoir.
Il y a plusieurs manières d’apprécier une calligraphie. On peut faire une analyse stylistique de la calligraphie. Celle de Fu Shan (1607-1684) est un bon exemple. Fu Shan, grand intellectuel issu d’une famille de lettrés, refuse de servir les nouveaux souverains. Il vit de la pratique de la médecine ainsi que de la vente de ses peintures et de ses calligraphies. Extrait de la lettre de convalescence de Wang Xianzhi en calligraphie cursive, est un exemple de son art. Alors que, dans sa jeunesse, il admirait et copiait les œuvres de Zhao Mengfu (1254-1322), après la chute des Ming, il se détourne de ce maître qui avait collaboré avec l’envahisseur mongol et va désormais se référer à Yan Zhenqing (708-785) parangon de loyauté. On en voit quelques échos dans l’épaisseur des traits utilisés par Fu Shan. Une autre façon d’appréhender une calligraphie est de la regarder comme une composition plastique, pratiquement abstraite. Poème en calligraphie cursive de Kuang Lu (1604-1650), autre loyaliste, permet d’apprécier la composition pensée par l’artiste avant de commencer à peindre: le caractère central, plus marqué, sert de pivot, tandis qu’un caractère partant sur la droite est équilibré, un peu plus bas, par un autre qui part sur la gauche. Enfin, si on est soi-même calligraphe, on peut suivre les mouvements du pinceau, les accélérations, les respirations de l’exécutant et revivre la réalisation de l’œuvre, ce qui permet de percevoir la personnalité de l’artiste. Poème en calligraphie semi-cursive de Huang Daozhou (1585-1646), loyaliste qui sera exécuté, montre une calligraphie puissante et souple, exécutée au moyen de mouvements précis mais vigoureux qui témoignent de sa forte personnalité. Pins et rochers, du même artiste, attestent à la fois de l’originalité picturale de la composition et du traitement presque calligraphique des arbres. Une certaine forme d’excentricité était très prisée à la fin de la période des Ming et cette période est considérée comme un moment de grande originalité de la peinture chinoise.
Les troubles engendrés par la transition dynastique bouleversent la vie de nombreux peintres. Huang Xiangjian (1607-1673), ayant perdu le contact avec sa famille résidant dans le Yunnan, à la suite de la chute des Ming, entreprend de faire un long voyage pour les retrouver. Tout au long de son voyage, il va prendre des notes, faire des croquis qui vont lui permettre de réaliser l’album Voyage à la recherche de mes parents. Dans ses annotations, il insiste sur les difficultés et les dangers de ce voyage et met en avant la piété filiale exceptionnelle dont il a fait preuve. Cet album est très original car peint à partir d’éléments pris sur le vif et ses compositions de paysages sont tout à fait inhabituelles. Une autre approche du paysage peut être littéraire. C’est le cas de l’album de Gao Jian (1635-1713) qui est entièrement basé sur des poèmes de Tao Qian (365-427). Les deux premières feuilles font référence à l’histoire de La source aux fleurs de pêchers, symbole d’une société parfaite selon l’idéal des lettrés. La première nous situe au bord d’un cours d’eau bordé de pêchers avec une grotte évoquée en arrière-plan. La seconde montre un paysage idyllique de chaumières et de champs fertiles. L’artiste se dispense de la narration se contentant d’évoquer le récit par quelques motifs simples, car tous les spectateurs de son époque connaissent l’histoire de cet homme, qui entre dans une grotte, découvre un «paradis terrestre» mais, une fois sorti, ne le retrouve jamais.
Les quatre Wang sont des artistes qui font le lien entre le monde des Ming et celui des Qing. Wang Shimin (1592-1680), le plus renommé des quatre Wang, va travailler à perpétuer l’héritage de l’École du Sud en se présentant comme l’héritier légitime de Dong Qichang. Il apprécie particulièrement la peinture de Huang Gongwang (1269-1354), un des quatre grands maîtres Yuan. Le Paysage à la manière de Huang Gongwang en est un bon exemple: la composition avec les formes triangulaires des reliefs, la succession ininterrompue de montagnes superposées et les petits plateaux sommitaux évoquent ce prédécesseur. Cependant Wang Shimin réinterprète la texture des rochers dans la manière pointilliste de Mi Fu. Dans Paysage à la manière de Huang Gongwang, Wang Jian (1609-1677) réinterprète une composition caractéristique de Huang Gongwang. On y retrouve les formes coniques des monts et les plateaux rocheux mais la texturation des rochers est totalement différente et Wang Jian traite les différents espaces séparément, en utilisant différents éléments qu’il réassemble. Paysage à la manière de Huang Gongwang de Wang Yuanqi (1642-1715) propose une composition plus dense et sa construction passe du premier plan jusqu’au dernier dans une sorte de continuum. Wang Yuanqi, petit-fils de Wang Shimin, ayant passé les examens avec succès, devient un peintre extrêmement apprécié par l’empereur Kangxi (1661-1722). Ce soutien impérial va transformer le style des quatre Wang en un style quasiment officiel de peinture lettrée. Le dernier des quatre Wang, Wang Hui (1632-1717), s’est aussi beaucoup inspiré de tous les anciens maîtres, mais sans distinction d’école, et parvient à une synthèse qui devient un nouveau modèle de la peinture de cour.
Bada Shanren (1626-1705) et Shitao (1642-1707), étant issus du clan impérial Ming, se réfugient dans des temples bouddhistes pour échapper à l’épuration lors de la conquête par les Qing. Bada Shanren va être un moine chan pendant une grande partie de sa vie. Il affirme un style personnel dans des peintures de poissons, de plantes, d’oiseaux et, à la fin de sa vie, de paysages. Le rouleau figurant un poisson pourrait être une référence au loyalisme Ming et l’ambigüité réside dans le fait de savoir s’il s’agit d’un poisson dans l’eau ou d’un poisson mort. Shitao essaie de trouver sa place dans la nouvelle société. Dans ce cadre, il se rend à Beijing et reçoit deux commandes d’un haut dignitaire mandchou, dont Orchidées et bambous. Cette peinture a été réalisée en collaboration avec Wang Hui (1632-1717) qui est chargé de peindre les rochers. La discrète signature de ce dernier laisse supposer que la collaboration ne s’est pas faite sans mal. Cette tentative de faire entrer Shitao dans les milieux officiels ne sera pas couronnée de succès. Les quatre feuilles d’album fruits et légumes sont cependant exécutées sur un papier provenant des manufactures impériales. Elles mêlent la technique de peinture «sans os» à celle utilisant les contours. Un grand ami de Shitao, Huang Yanlü (1661-1725) entreprend un grand voyage et, à son retour, l’artiste va composer un album illustrant ses poèmes. Les peintures représentent des lieux réels mais Shitao les exécute à partir des textes et n’est parfois jamais allé sur place. Les œuvres présentent une grande variété de styles, brillent par leur utilisation de la couleur ainsi que par le jeu sur la disposition des textes.
Shitao réalise aussi de mémoire une peinture intitulée Les monts Huang pour un ami qui désire se rendre sur ce site. Durant l’époque Ming, les monts Huang, lieu de randonnée, de pratique spirituelle ou de refuge pour ceux qui se retirent de la vie politique, deviennent un symbole aux yeux des lettrés et des loyalistes. De nombreux artistes ont exécuté des peintures se référant aux monts Huang tels que Hongren (1610-1664),ou Mei Qing (1624-1697).
Xiao Yuncong (1596-1669) est un artiste qui a séjourné à Nanjing. Les feuilles d’album présentées sont influencées par Wen Zhengming mais les compositions et les contours nets sont probablement liés à sa pratique de la gravure. Contemplant les arbres au loin de Zha Shibiao (1615-1697) fait référence à Ni Zan par la présence de reliefs et d’arbres au premier plan mais se réfère à Hongren pour les sommets de l’arrière-plan. Gong Xian (1619-1689), originaire de Nanjing, doit s’exiler pendant vingt ans après le sac de la ville par l’armée des Qing. Lorsqu’il revient, il ouvre une école et vit pauvrement de sa peinture et de ses cours mais refusera jusqu’à la fin de servir l’empire. Jeunes joncs et saules grêles (1671) montre une composition très dense où les multiples passages de touches d’encre donnent une impression de volume et de lumière, qui pourrait évoquer une inspiration occidentale. On sait que Nanjing était une base arrière des jésuites et la diffusion de leurs gravures a influencé un certain nombre d’artistes de Nanjing. Cheng Sui (1607-1692), refusant de servir le nouveau pouvoir, se retire à Nanjing où il vit en ermite dans une montagne. Lecture sous un arbre en automne est très représentative de son style. Les points et les petits traits espacés par du blanc se répartissent sur l’ensemble de l’œuvre, émiettant le paysage. Cet effet très original est probablement dû à sa maîtrise de la gravure des sceaux.
Le 17ème siècle a été un moment de très grande originalité dans la peinture chinoise, qui a grandement contribué à nourrir les recherches des artistes modernes chinois.