La peinture chinoise, le rêve et la nuit

Conférence par Yolaine Escande, directrice de recherche au CNRS.

Le picto-phonogramme pour la nuit, ye, se compose de «la lune», xi, et d’un élément phonétique. La lune définit la nuit comme le soleil définit le jour. Le rêve 夢meng, lui, est composé de trois éléments: les yeux surmontés de sourcils, un homme dormant sur un lit et la lune. Pourquoi cette importance de la lune ? Le calendrier chinois est ponctué par deux grandes célébrations, la Fête du Printemps en janvier, février et la Fête de la Lune, à la mi automne, au moment de l’équinoxe. L’astre nocturne est à l’origine du calendrier lunaire qui, en Chine, est aussi important que le calendrier solaire. La lune est associée au Yin et le soleil au Yang, forces à la fois opposées et complémentaires. La forme ronde de la lune évoque la plénitude et la réunion familiale. Au moment de la Fête de la Lune, elle est admirée et honorée par la famille réunie. Elle incarne des auspices favorables: l’harmonie, la chance, et sa rotondité rappelle la pêche qui est le fruit de l’immortalité. Dans les poèmes de Li Bo (701-762), l’évocation de la lune permet de réunir les amis, les époux, la famille et de reconstituer la plénitude familiale au-delà du temps et de l’espace.
La lune a de nombreuses significations dans la culture chinoise. Elle est considérée comme habitée par des animaux tels que le lièvre et le crapaud. Sur la bannière de la marquise de Dai, du 2ème s. av. N.E., la lune est figurée en haut, à gauche, avec un crapaud sur le croissant. Elle est imaginée comme une île paradisiaque qui est la résidence de la Reine Mère de l’Occident et est liée à l’immortalité. Comme elle se lève, se couche et change de forme, elle est qualifiée d’inconstante et cette inconstance expliquerait son caractère Yin.

Bannière de la Marquise de Dai (détail).168 av.N.E. Soie peinte. ©Hunan Museum.Changsha.

Observant la marée à la pleine lune. Li Song.(1170-1255). Encre et couleurs sur soie. ©Palace Museum.Taipei.

Admirant les boutons de prunus à la lueur de la lune. Mai Yuan.(1190-1224). Encre et couleurs sur soie. ©Metropolitan Museum.

La lune évoquée dans les poèmes, l’est aussi en peinture, mais il s’agit toujours de la pleine lune. Il est intéressant de noter que si la philosophie chinoise est basée sur les changements, les mutations et ce qui n’est pas constant, la lune ronde symbolise une forme parfaite et sa contemplation permet, par l’imagination, l’union avec ses proches en leur absence. Elle est aussi l’image de la solitude, de la pureté et de la vacuité.
La lune, avec ses significations poétiques, religieuses, littéraires, est devenue un thème pictural essentiel, qu’elle soit apparente ou cachée. La peinture de Li Song (1170-1255) Observant la marée à la pleine lune montre un pavillon qui a été construit pour contempler la marée qui remonte à ce moment-là, à plus de 100 km à l’intérieur des terres au moment de l’équinoxe d’automne. La lune apparaît au-dessus de l’inscription, elle-même au-dessus de la vague qui est le motif principal de cet éventail. Une feuille d’éventail due à Mai Yuan (actif 1190-1224) Admirant les boutons de prunus à la lumière de la lune met en scène trois personnages principaux : le prunus, la lune et le lettré assis en contemplation. L’effet de tension entre ces points dans la peinture et le regard du spectateur, fait ressentir la présence de l’absence.
Chez les lettrés, la lune est associée à la quête de pureté et de vertu mais aussi à la solitude. Dans la peinture de Wu Wei (1459-1508), Le son de la cithare qin dans la vallée, un personnage est assis sous un pin, il joue de l’instrument en regardant la lune. Cette quête d’érémitisme est liée au désir de laisser derrière soi les règles rigides de la société, de délaisser les désastres de la guerre et de rechercher une sorte d’immortalité dans la contemplation. Wu Zhen (1271-1368), ayant refusé de travailler pour la nouvelle dynastie mongole, s’était retiré  et a peint toute sa vie sur le thème de la solitude du lettré tout en se référant à la pureté apportée par la présence de la lune. Pêchant la nuit sur le fleuve à l’automne fait allusion au poème inscrit sur la droite, alors que la lune n’apparaît pas sur la peinture. Ici, l’inscription est dans la même tonalité d’encre que la peinture montrant qu’elle fait partie intégrante de l’œuvre. Ce court poème suscite l’imagination du lecteur en lui donnant les couleurs, les odeurs qui ne pourraient pas être transmises par le lavis. Shen Zhou (1427-1509) reprit le thème en faisant référence à Wu Zhen.
Dans la peinture de lettrée, la lune fait partie des cinq puretés qui sont le prunus en fleur, le pin, le bambou, l’eau et l’astre nocturne. Ces cinq motifs emblématisent l’éminence et la pureté des lettrés.

Pêchant la nuit sur le fleuve à l’automne. Wu Zhen (1271-1368). Encre sur papier. ©Metropolitan Museum.

Moine lisant un soutra sous la lune. Anonyme. Vers 1332. Encre sur papier. ©Metropolitan Museum.

Mais la lune n’est pas l’apanage de la peinture académique ou lettrée, elle est aussi présente dans la peinture chan des moines bouddhistes. Dans cette dernière, la lune incarne la pureté, la solitude mais surtout la vacuité. Par son évanescence, sa croissance et sa décroissance, elle marque l’impermanence et sa lumière va de pair avec la notion de froid, l’état de détachement et la vacuité recherchés par les moines chan. Dans Moine lisant un soutra sous la lune (anonyme vers 1332), le texte dit «Dans ce seul rouleau de soutra, Les mots sont souvent difficiles à comprendre. Quand le soleil se lève, la lune alors se couche. Quand finirai-je de le lire ?». Le personnage, âgé en raison de sa longue barbe et de très longs sourcils touche son sourcil gauche ; cela pourrait être une allusion au rêve et montrer que la lune, comme la vie,  est un rêve, une illusion sur laquelle nous n’avons aucune prise. Les moines sont assez souvent associés à la lune et Shide riant sous la lune de Zhang Lu (1464-1538) montre ce moine de la dynastie Tang (618-907), debout, robe en désordre et cheveux ébouriffés, le visage tendu vers la lune à peine visible et la face fendue d’un éclat de rire. Le message est que l’éveil et la sagesse ne sont pas hors de ce monde mais accessibles à tous, même dans les choses triviales.
Pour les bouddhistes et les taoïstes, la lune est associée à la mort, comme transition et non comme fin. Pour les premiers, la vie et la mort, comme le soleil et la lune sont l’expression de l’impermanence. La mort n’est ainsi qu’une étape dans le cycle des réincarnations. Pour les taoïstes, la vie et la mort sont l’expression des mutations et des changements. La lune pleine marque un point d’aboutissement qui va nécessairement se défaire, il faut donc profiter de cet instant magique qui ne dure pas.
Non seulement les Chinois apprécient les paysages sous la clarté de l’astre nocturne, mais ils ont aussi d’autres activités durant la nuit. Ils rendent visite à des amis, se promènent, organisent des banquets, etc. Pour les lettrés, la nuit est porteuse de poésie et donne à voir autrement que le jour, y compris lorsqu’elle est sans lune. Ceci pourrait expliquer que les peintures de nuit ne se distinguent en rien des peintures de jour et, que seuls, le titre, des lanternes ou la présence de la lune permettent de les situer.
L’artiste chinois va essayer de montrer une cosmogonie à l’œuvre dans la peinture, par l’alternance de foncé et de clair, de haut et de bas, d’horizontal et de vertical, etc. C’est cette alternance qui va donner un sentiment de vie et de réalité à son œuvre. Ainsi, la nuit yin est incarnée par le noir de l’encre alors que le jour yang se retrouve dans le blanc du support.
Observant la lune à la mi automne de Shen Zhou (1427-1509) montre des lettrés accoudés à une table, en train de boire du thé, dans un pavillon, et admirant la lune. Une grue se tient devant qui évoque l’immortalité.
La nuit se prête aussi à des visites impromptues et, Visite à Dai, une nuit de neige de Zhang Wo ( ?-1356)) relate en image un événement concernant Wang Ziyou (4ème s.), poète et calligraphe. Par une nuit de neige, il pensa tout à coup à son ami, Dai Kui (325-396) et eut envie de lui rendre visite. Il monta dans une embarcation pour y aller mais cela lui prit toute la nuit. Arrivé devant la porte, il s’arrêta et s’en retourna. Interrogé sur son comportement, il répliqua «j’y suis allé, poussé par mon plaisir, maintenant qu’il est épuisé, je m’en retourne, quel besoin de voir Dai ? ». Le plaisir à partager avec son ami, était celui de la nuit et de la lune scintillante sur la neige. La nuit étant presque finie, il n’avait plus rien à partager et n’allait pas importuner Dai Kui. La neige n’est même pas suggérée dans la peinture, seul, le personnage emmitouflé dans la barque nous fait comprendre qu’il fait froid. Dans Étudier à la lumière réfléchie par la neige de Zhou Chen ( ?-1536), on voit un lettré étudier dans un pavillon au milieu d’un paysage enneigé. Ce type de peinture met en avant le courage et l’abnégation de ces lettrés qui, renonçant à tout, vivent en ermites dans la pauvreté et sont entrés dans la postérité pour leur courage.

Shide riant sous la lune. Zhang Lu (1464-1538). Encre sur soie. ©Freer Gallery.

Visite à Dai une nuit de neige. Zhang Wo. 1356. Encre et couleur sur papier. ©Shanghai Museum.

Banquet printanier nocturne au jardin des pêchers et des poiriers. Leng Mei. (actif 1677-1742). Encre et couleur sur soie. ©Palace Museum. Taipei.

Scène d’amusement de fantômes. Luo Pin. 1766. Encre et couleurs sur papier. ©Honolulu Museum of Art.

En ce qui concerne les rêves, ils sont souvent représentés dans les illustrations de romans. Dans une image du Pavillon de l’Ouest de Wang Shifu (vers 1250-vers 1307), illustré par Chen Hongshou (1598-1632), on voit un personnage allongé et son rêve apparaît comme dans un nuage émanant de sa tête. Le rêve le plus célèbre est celui de Zhuangzi (476-221 av. N.E.) rêvant qu’il est un papillon. «Zhuangzi s’assoupit et rêva qu’il était un papillon qui voletait librement. À son réveil, il ne savait plus s’il était Zhuangzi  rêvant du papillon ou un papillon rêvant qu’il était Zhuangzi. Pourtant il doit bien y avoir une différence, c’est ce qu’on appelle la transformation des existants». Un autre passage du Zhuangzi dit «Celui qui rêve ne sait pas qu’il rêve et, dans son rêve, il peut même chercher à interpréter son rêve. Mais ce n’est qu’au réveil qu’il sait qu’il a rêvé. Un jour il y aura un grand éveil et nous saurons que tout n’était qu’un vaste rêve. Seuls les sots croient qu’ils sont éveillés, convaincus qu’ils comprennent les choses…». L’anecdote du papillon a inspiré de nombreux artistes. «Le rêve du papillon» ou «Rêver du papillon» de Lu Zhi (1496-1576) montre déjà dans son titre toute l’ambiguïté car il n’y a que les mots rêve et papillon, c’est au lecteur d’interpréter. On y voit Zhuangzi accoudé sur un rocher et deux papillons qui volètent au-dessus de sa tête. Si dans les illustrations de romans, le rêve est identifiable dans une bulle, dans la peinture il est sur le même plan que la réalité.

Cheng Hongshou.(1598-1652). Illustration de la pièce Le pavillon de l’Ouest de Wang Shifu. ©BNF Paris.

Le rêve du papillon. Lu Zhi. (1496-1576.) (détail). Encre sur soie. ©Musée de l’Ancien Palais. Beijing.

Zhong Kui. Li Shizuo. (1687-1770.) Encre et couleur sur papier. ©Paris Musées.

Le personnage de Zhong Kui, pourfendeur et chasseur de démons, est issu du rêve d’un empereur dont il a été fait une  peinture. Le thème est aussi bien populaire que lettré. Zhong Kui a ainsi été le sujet de peintures de Dai Jin (1388-1462), de Wen Zhengming (1470-1559), de Gao Qipei (1660-1734), de Zhang Daqian (1898-1983), etc. Aujourd’hui encore, on voit une image de ce génie sur les portes des maisons. Il s’agit alors d’estampes ou de papiers découpés le représentant, en particulier lors du Nouvel An pour avoir une bonne année.

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