Les peintures liées au Dit du Genji au XVIIe siècle
Mercredi 14 janvier 2015 : conférence Les peintures liées au Dit du Genji au XVIIe siècle par Estelle Leggeri-Bauer, Maître de conférence à l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales (Inalco).
Le Dit du Genji ou Genji monogatari est une œuvre littéraire majeure de la littérature japonaise du XIe siècle attribuée à Murasaki Shikibu. Cette dame de la cour de l’époque Heian (794-1185) a en outre laissé un journal et un recueil de poèmes qui lui vaut d’être considérée comme l’une des 36 grands poètes de l’époque.
Le Dit du Genji est un ouvrage imposant : il se compose de 54 livres ce qui, traduit en Français, représente 2 300 pages. Il semble qu’il ait été écrit comme un roman-feuilleton et que les livres aient paru au fur et à mesure, sur une période de dix années. Les lecteurs étaient tellement impatients de connaître la suite que dans un passage de son journal, l’auteur raconte que le régent a fait irruption dans ses appartements pour s’emparer du dernier chapitre de son œuvre. Une première mention du roman est déjà faite en date de 1008.
Dès le début le Dit du Genji a connu un engouement extraordinaire et ce jusqu’à l’époque moderne, inspirant les peintres, les calligraphes et aujourd’hui des mangas (bandes dessinées japonaises) et des films.
Le roman raconte la vie d’un prince, le Genji, de sa naissance à sa mort dans la première partie (chapitres 1 à 41) et la rivalité amoureuse entre deux hommes, un petit-fils et un petit-neveu du Genji dans la dernière partie (chapitres 42 à 54).
Le Genji est le fils d’un empereur qui l’écarte de la lignée successorale et qui devient de ce fait un homme du commun. Il va cependant avoir une carrière politique et le roman raconte l’ascension de cet homme. L’autre thème du roman sont les histoires d’amour de cet homme de goût, extraordinaire et lumineux. Il a plusieurs épouses, la polygamie étant courante à l’époque Heian, mais connaît de nombreuses aventures amoureuses. L’intérêt de cet ouvrage est qu’il critique la vie de cour, ses mœurs et ses intrigues avec un regard intérieur, presqu’intime, par ce qu’écrit par une dame de la cour. Les sujets abordés sont très modernes puisqu’on y trouve la femme bafouée, le mari jaloux, la courtisane, le séducteur impénitent, la fascination du pouvoir, les différentes classes sociales et l’argent.
La difficulté majeure du roman réside dans le nombre de personnages (plus de 200) dont les noms qui sont en fait des titres (l’utilisation de noms propres aurait été jugée vulgaire et offensante) varient en fonction de leur évolution sociale sur plusieurs dizaines d’années.
Une partie de l’engouement pour le roman est qu’il s’adresse à des lecteurs qui font partie du monde décrit et qu’il est présenté comme un récit véridique, sans ajouts de merveilleux. Un autre facteur est la présence de poèmes incorporés dans le texte, soit des citations de poèmes connus, soit des créations de Murasaki Shikibu et l’ensemble fut considéré dans les siècles suivants comme un modèle pour la composition poétique.
Le roman fait allusion à l’histoire du Japon mais aussi à celle de la Chine et montre l’immense culture de son auteur, fille de lettré et de poète. Elle connaissait le chinois ce qui était remarquable pour une femme à l’époque. Le premier chapitre traite de l’amour exclusif et passionné de l’empereur pour une de ses épouses qui meurt en mettant au monde le futur Genji et fait référence à l’amour de l’empereur Xuanzong des Tang pour Yang Guifei. Un autre intérêt du roman provient du fait qu’y sont traités peinture, musique et art vestimentaire, etc. et qu’il pouvait ainsi servir de guide pour la société aristocratique.
L’ouvrage a été écrit dans la langue en usage à la cour Heian et était déjà illisible un siècle après, ce qui explique les nombreuses versions annotées et illustrées depuis le XIIe siècle ainsi que les exégèses et les commentaires. Il a été lu aussi bien par les hommes, y compris des shoguns, que par les femmes de l’aristocratie.
Les ouvrages qui sont des copies réalisées à la main avec des illustrations présentent en général une image par chapitre, soit 54. L’école Tosa, fondée au XVe siècle a particulièrement illustré le Dit du Genji, avec les œuvres de Tosa Mitsunobu (1434-1525), (Tosa Mitsuyoshi (1539-1613), Tosa Mitsunori (1583-1638) ou Tosa Mitsuoki (1617-1691) et de leurs ateliers.
Les scènes sont représentées en perspective cavalière (Fukinuki yatai = toits enlevés), sans les toits, ce qui permet de voir l’intérieur et l’extérieur des bâtiments. L’utilisation de nuages dorés apporte la douceur de formes organiques en opposition aux formes géométriques de l’architecture et du format de la feuille. Si les visages sont esquissés dans la tradition ancienne, les peintres de l’école Tosa ont un goût du détail dans le traitement des vêtements et des divers éléments du décor (meubles, tatamis, peintures dans la peinture, etc.). Les costumes portés évoquent ceux de l’époque Heian alors que l’architecture et le cadre de vie sont contemporains du XVIIe siècle.
Souvent le texte de ces albums illustrés se réduit à quelques lignes d’une calligraphie élégante pour résumer tout un chapitre. Pour les œuvres de prestige, les calligraphies étaient réalisées par des hauts dignitaires de la cour et un exemplaire présente les deux premières pages calligraphiées par l’empereur lui-même. En général, pour les œuvres collectives, on commence par l’œuvre du personnage de rang le plus élevé, puis on suivait l’ordre protocolaire jusqu’au milieu de l’ouvrage et on remontait pour terminer par quelqu’un d’immédiatement inférieur à celui qui avait rédigé le premier chapitre. On peut identifier les auteurs des calligraphies par leur style et parfois par des annotations au dos des pages. Ces ouvrages collectifs sont un reflet de la société de l’époque. Les textes sont calligraphiés sur des feuilles de papiers particulièrement luxueux, souvent ornés de motifs d’argent ou d’or.
Certains paravents ou portes coulissantes pouvaient être ornés de feuilles d’album. Mais le Dit du Genji a aussi inspiré les peintres pour réaliser le décor de paravents, de portes coulissantes ou de cloisons. L’effet, dans ce cas, est plus décoratif et ce n’est plus la lecture linéaire d’un album mais c’est une évocation, une atmosphère que l’on perçoit de loin. Souvent il n’y a que quelques scènes illustrées sur les paravents et qui sont souvent les mêmes, mais certains ne reçoivent qu’une seule scène. Le chapitre 34 illustré sur un paravent peint par Tosa Mitsuyoshi, montre le héros, Kashiwagi, jetant un regard furtif à la Troisième Princesse dont le chat s’est échappé sur la galerie lors d’un jeu de balle au pied. Ce même thème est repris sur un autre paravent par Tosa Mitsuoki, mais la scène est vue sous un autre angle et reprend la disposition d’une œuvre de Tosa Mitsunobu. Souvent les paravents viennent en paire et la scène peut se développer parfois sur les douze feuilles comme elle peut couvrir plusieurs portes coulissantes.
Le choix des images peut se fonder sur la tradition picturale ou sur la tradition lettrée. Dans le cadre de la tradition visuelle, les peintres s’appuient sur des modèles et des dessins à l’encre qui servaient de poncifs depuis plusieurs siècles tout en y apportant leur touche personnelle. Dans le cadre de la tradition lettrée, le peintre va illustrer le chapitre en s’inspirant du texte calligraphié. Généralement c’est un lettré qui connaît bien le roman et qui va coordonner l’ensemble de la réalisation de l’album. C’est lui qui choisit les textes à calligraphier et qui demande au peintre de les illustrer.
Au début du XVIIe siècle, les choses vont changer avec la publication d’œuvres imprimées au moyen de la xylographie. C’est à partir de la moitié du siècle qu’on voit apparaître les premiers ouvrages imprimés du Dit du Genji. En 1650, Harumasa Yamamoto (1610-1682), qui était maître laqueur, décide de publier une version du Dit du Genji en soixante volumes avec sa version du texte et 227 illustrations. Harumasa Yamamoto était proche des milieux lettrés mais il désirait mettre à la disposition du public un texte compréhensible accompagné de commentaires. L’ouvrage connut un tel succès qu’il y eut plusieurs rééditions. Les illustrations sont souvent directement inspirées de la tradition picturale. L’exemplaire de la Bibliothèque du Congrès montre pour le premier chapitre une illustration dont la composition est proche d’une peinture de Tosa Mitsuyoshi. Cette même scène peinte par Tosa Mitsunori est souvent réutilisée par d’autres artistes pour des ouvrages imprimés ne présentant que les 54 chapitres ou seulement des extraits.
Ces livres imprimés n’ont cependant pas empêché la production d’œuvres peintes et calligraphiées de très grand luxe sous forme de rouleaux horizontaux pour des membres de la cour mais aussi des productions plus courantes pour de grands bourgeois.
Le Dit du Genji a connu de multiples impressions jusqu’au XIXe siècle avec, parfois, seulement quelques chapitres illustrés ou des chapitres présentés sous forme d’estampes.
Genji Monogatari. Portes coulissantes ornées de feuilles d’album. | Genji Monogatari. Ch.1. Utagawa Toyokuni I (1769–1825). Feuille d’album imprimé |