Voyage sur la route du Kisokaidō, de Hiroshige à Kuniyoshi

Visioconférence par Manuela Moscatiello, commissaire de l’exposition, responsable des collections japonaises au musée Cernuschi.

Manuela Moscatiello explique qu’elle désirait non seulement proposer un voyage sur une des routes les plus célèbres du Japon mais aussi un voyage dans l’iconographie du 19ème s. japonaise montrant la variété de traitement d’un même sujet.
Des deux routes reliant Edo (Tokyo), la capitale shogunale, à Kyōto, la capitale impériale, la route du Kisokaidō est moins connue que celle du Tōkaidō. Elle est plus longue (540 km) et passe par l’intérieur montagneux. Ces deux routes font partie d’un ensemble de cinq  routes (Gokaidō) qui partaient d’Edo et permettaient aux daimyō de venir résider tous les ans à Edo, suite à l’institution du sankin-kōtai par le shogun. Ce système permettait de mieux contrôler les grands féodaux mais aussi de les appauvrir étant donné le coût exorbitant d’entretenir deux résidences et des voyages avec toute leur suite. Cependant les routes du Tōkaidō et du Kisokaidō ont aussi été fréquentées par des marchands, des pèlerins, des moines et des touristes.
Une vidéo au début de l’exposition montre plusieurs étapes de la route à des époques différentes. Il fallait deux semaines pour parcourir à pieds cette route du Kisokaidō, ce qui nécessitait des relais, au nombre de soixante-neuf, pour se reposer et se restaurer.

Carte montrant la route du Kisokaidō et celle du Tōkaidō.

1: Nihonbashi: neige au petit matin (détail). Keisai Eisen. Xylogravure polychrome. 1835-1838.

L’exposition présente deux séries d’estampes.

La première, qui provient de la collection Leskowicz est considérée comme la plus belle au monde, par la qualité du tirage et la fraîcheur des couleurs. Elle fut commandée à Keisai Eisen (1790-1848) et terminée par Utagawa Hiroshige (1797-1858), et publiée entre 1835 et 1838. Cette collection qui est faite à partir des tout premiers tirages, présente  des détails qui n’apparaissent plus sur les tirages postérieurs. Cette série fut commandée par l’éditeur Takenouchi Magohachi qui avait déjà travaillé avec Hiroshige pour une série de la route du Tōkaidō. Il faut rappeler qu’une estampe est le fruit d’un travail de collaboration entre l’éditeur qui passe la commande, l’artiste qui dessine, le graveur qui fera autant de planches que de couleurs et l’imprimeur qui fera l’impression.
La première estampe de Eisen montre le point de départ de la route: le pont de Nihonbashi: neige au petit matin. Eisen tend à représenter les activités humaines: ici, le pont est encombré de passants et de marchands qui portent, en particulier, du poisson au marché très proche ; il s’agit d’une «photographie» de l’intense activité, au petit matin, sur ce point de passage important.
Le 7ème relais, Okegawa: vue de la campagne environnante est une estampe exceptionnelle car elle présente la signature de Eisen, le visage de la femme assise a une carnation rose et la bande rouge en haut du ciel y est traitée en dégradé. Ces détails n’apparaissent plus dans les tirages suivants.
Eisen réalisera vingt-quatre estampes mais sans souci chronologique et il saute des étapes que Hiroshige complètera. Le 11ème relais, Honjō: traversée de la rivière Kannagawa, est une magnifique estampe de la collection Leskowicz avec des couleurs intenses, le dégradé rouge du ciel et le sceau qu’on ne retrouve pas dans les tirages postérieurs. Un seigneur porté en palanquin et accompagné de sa suite traverse la rivière sur un pont qui donne, par sa diagonale, un effet dynamique à la composition. De même, la lanterne en pierre à l’entrée du pont, sert de point d’ancrage et on a l’impression que toute la construction de l’œuvre tourne autour de cette lanterne.
Eisen et Hiroshige ont non seulement représenté des paysages remarquables mais également les mœurs et les habitudes des voyageurs qui emportaient avec eux des objets. L’intérêt supplémentaire de l’exposition est d’exposer certains objets en rapport avec les estampes.

7ème relais, Okegawa: vue de la campagne environnante.(détail). Keisai Eisen. Xylogravure polychrome. 1835-1838.

11ème relais, Honjō: traversée de la rivière Kannagawa. Keisai Eisen. Xylogravure polychrome. 1835-1838.

Sur le 19ème  relais, Karuizawa, d’Hiroshige, on voit trois voyageurs, à la tombée de la nuit, qui se sont arrêtés au bord de la route pour fumer. Celui qui essaie d’allumer sa pipe à un feu porte, à sa ceinture, un nécessaire de fumeur fait d’une pochette et d’un étui allongé pour la pipe. Les objets représentés dans les estampes sont modestes alors que ceux exposés sont des objets luxueux, de véritables œuvres d’art. Ainsi, les quatre nécessaires de fumeur sont réalisés dans des matériaux précieux: laque, cuirs, or, argent et soie.

19ème relais, Karuizawa. Utagawa Hiroshige. Xylogravure polychrome. 1835-1838.

Nécessaire de fumeur. Ère Meiji (1868-1912). Vannerie, laque togidashi, cuir kinkarakawa, cornaline, fer.

Le 27ème  relais, Ashida, est très représentatif du style d’Hiroshige. On y retrouve de nombreuses courbes caractéristiques ainsi que la présence minuscule des humains, mettant en relief le rapport de l’homme avec la nature.
Pour le 37ème relais, Seba, Hiroshige décrit une scène de début de soirée, dominée par la pleine lune. Elle est empreinte de calme et de sérénité. Les arbres, penchés vers la droite, semblent accompagner le mouvement lent des nautoniers.
Hiroshige est un maître des représentations atmosphériques et pour le 40ème relais, Suhara, on voit des voyageurs, pris sous une forte averse estivale, qui tentent de se réfugier dans un petit sanctuaire. Le traitement de la pluie en fines lignes obliques qui dynamisent la scène, la qualité des dégradés, les silhouettes des personnages dans le lointain évoquent bien ces fortes pluies estivales et font de cette estampe une œuvre magistrale.
Pour le 41ème relais, Nojiri, : vue du pont de la rivière Inagawa, Eisen met en scène une vue typique de la route, avec quelques voyageurs traversant un pont au-dessus d’une gorge où s’élance la rivière. Le traitement en est très particulier, presque surréaliste: les lignes anguleuses des rochers et de la rivière, l’intensité des couleurs et les dégradés de bleu, de rouge ou d’orange, en font une œuvre audacieuse.
Pour le 46ème relais, Nakatsugawa, la collection Lebkowicz a la chance d’avoir deux versions, dont la première qui est rarissime: Nakatsugawa sous la pluie. Cette estampe présente des particularités uniques: les jambières des samouraï sont colorées en bleu indigo, la traits de pluie sont réalisés avec un mélange d’encre de chine et de blanc de plomb pour obtenir des nuances de gris. L’hypothèse la plus vraisemblable pour la réalisation de la deuxième version, Nakatsugawa par beau temps, serait que les bois de la première avaient été endommagés.
Dans le 47ème relais, Ōi, Hiroshige campe un petit groupe de voyageurs vu de dos, deux samouraï à cheval avec leurs serviteurs à pieds, avançant péniblement dans un paysage de tempête de neige. Des personnages, on ne voit que les grands chapeaux et les épais manteaux. La scène, très simple, est encadrée par deux troncs de pins en partie couverts par la neige. L’ambiance de silence et d’isolement est remarquablement rendue. Là aussi, le traitement des flocons de neige sur les dégradés de gris est d’une grande beauté.

40ème relais, Suhara. Utagawa Hiroshige. Xylogravure polychrome. 1835-1838.

47ème relais, Ōi. . Utagawa Hiroshige. Xylogravure polychrome. 1835-1838.

Pour le 51ème relais, Fushimi, Hiroshige a placé un groupe de voyageurs sur la route et, au pied d’un arbre, un couple en train de se restaurer. A côté de l’homme, on peut apercevoir un nécessaire à pique-nique qui était d’usage à l’époque Edo. En écho à cette scène, une vitrine expose deux nécessaires à pique-nique très luxueux. L’un, du 18ème s., par son riche décor, devait être utilisé par la classe aristocratique alors que l’autre, du 19ème s., au décor de jouets traditionnels du Nouvel An et d’oiseaux paraît plus compatible avec la classe marchande. Ces nécessaires comportent des plateaux, une ou plusieurs boîtes empilées pour les aliments solides et une bouteille pour le saké.
Le dernier relais, Ōtsu, montre la route à mi pente avec le lac Biwa dans le fond. Les façades des échoppes et des restaurants sont ornées d’enseignes où sont inscrits des messages publicitaires: «bonne chance», «Hiro», «Shige» et le nom de l’éditeur. La satisfaction d’avoir achevé la série est ici bien palpable.

51ème relais, Fushimi. Utagawa Hiroshige. Xylogravure polychrome. 1835-1838.

Nécessaire à pique-nique. Époque d’Edo. 18ème s. Bois laqué noir, or et argent, boueille en étain gravé.

La seconde série, issue du legs d’Henri Cernuschi, fut réalisée par Utagawa Kuniyoshi (1797-1861) et publiée entre 1852 et 1853.
Kuniyoshi est issu de la même école que Hiroshige et Kunisada mais se spécialisa dans des scènes épiques ou fantastiques. Son génie débridé le fit classer parmi les excentriques et il connut un succès considérable.
L’esprit en est totalement différent car le sujet principal fait référence à des héros anciens, des scènes issues du théâtre Kabuki ou des allusions à des œuvres littéraires célèbres comme le Dit des Heike. Ceci, probablement dû à une loi somptuaire de 1842 qui interdit la représentation des acteurs, des courtisanes ou de personnages illustres ayant vécu après 1573. La représentation du relais est reléguée dans un petit cartouche en haut, à gauche de l’estampe. De plus Kuniyoishi joue avec des homonymies et des jeux de mots. S’il était probable que les Japonais de l’époque saisissaient tout de suite les allusions, il n’en est plus de même aujourd’hui.
Pour le 3ème relais, Warabi: Inuyama Dōsetsu, Kuniyoshi choisit de représenter le héros Inuyama Dosetsu, personnage de La Chronique des Huit Chiens de Satomi. Ce récit raconte l’histoire de huit frères, guerriers valeureux, dont les noms comporte le mot inu qui signifie chien en japonais. Il est figuré en ascète, un ruban magique autour de la tête, invoquant la magie, indemne au milieu de flammes et de fumées qui tournoient autour de lui. C’est une des compositions dramatiques les plus réussies de la série. Le cartouche, en haut et à droite, qui porte le titre de la série, est entouré de petits chiens. Ce petit détail renvoie au récit mais aussi devait être une source d’amusement pour le spectateur de l’époque.

3ème relais, Warabi: Inuyama Dōsetsu. Utagawa Kuniyoshi. 1852. Xylogravure polychrome.

8ème relais, Kōnosu: Musashi no Kami Moronao. Utagawa Kuniyoshi. 1852. Xylogravure polychrome.

16ème relais, Annaka: Seigen. Utagawa Kuniyoshi. 1852. Xylogravure polychrome.

Le 8ème relais, Kōnosu: Musashi no Kami Moronao, fait allusion à l’histoire des Quarante-sept rônins, en représentant Kō no Moronao et sa suite en fuite, au milieu de la nuit, car les rônins veulent venger la mort de leur maitre. Le lien avec la route vient de la similitude du nom du personnage, Kō no, et de celui du relais Kōnosu.
Le 16ème relais, Annaka: Seigen, se réfère à une pièce de Kabuki Sakura Hime Azuma Bunshō qui conte, entre autre, l’amour impossible du moine Seigen et de Sakura Hime. Seigen est tellement infatué de Sakura Hime qu’il est obligé de quitter le monastère et de se réfugier dans un ermitage. On le voit ici, en prière devant Fudō Myōō, gardien de la foi bouddhique et un des «cinq rois de lumière» dont l’image est estompée par l’apparition de Sakura Hime. Le cartouche où figure le paysage est en forme du caractère stylisé signifiant cœur, là encore un indice pour le spectateur.
Une statue en bronze de Fudō Myōō, du 19ème s., provenant de la collection d’Henri Cernuschi, est exposée dans la même salle.
Le 21ème relais, Oiwake: Oiwa et Takuetsu, s’inspire d’un conte de trahison, de meurtre et de fantôme très populaire. Ici, on voit Oiwa, qui a été empoisonnée par son mari, se rendre compte qu’elle est défigurée et perd tous ses cheveux. Détail macabre, du sang coule de la mèche de cheveux qu’elle tient entre ses mains. Le nom d’Oiwa renvoie au nom du relais Oiwake: Oiwa + ke, qui en japonais signifie chevelure. Le cartouche du paysage est en forme de rat car l’héroïne était née dans l’année du rat.

21ème relais, Oiwake: Oiwa et Takuetsu. Utagawa Kuniyoshi. 1852. Xylogravure polychrome.

30ème relais, Shimosuwa: Yaegaki hime. Utagawa Kuniyoshi. 1852. Xylogravure polychrome.

40ème relais, Suhara: Narihira et Dame Nijō. Utagawa Kuniyoshi. 1852. Xylogravure polychrome.

Pour le 30ème relais, Shimosuwa : Yaegaki hime, Kuniyoshi se réfère à un célèbre drame Kabuki Honcho Nijushiko. On voit la princesse Yaegaki hime qui porte un casque magique en train de traverser le lac Suwa gelé, protégée par des esprits de renards. Le lac Suwa, proche de Shimosuwa, justifie ainsi l’illustration. La somptueuse polychromie du kimono de Yaegaki hime contraste avec le fond gris où apparaissent les esprits. Kuniyoshi était le fils d’un teinturier et avait garder un goût certain pour les beaux textiles qu’il savait rendre parfaitement.
Le 40ème relais, Suhara : Narihira et Dame Nijō, s’inspire d’un des ouvrages les plus connus de la littérature japonaise, le Dit d’Ise. On voit Narihira, l’un des six génies de la poésie classique japonaise, qui fuit avec la dame Nijō un groupe de gardes du palais. La Dame Nijō avait fait l’objet de jalousies à la cour et Narihira l’aide à s’enfuir de nuit.
Une renarde est aussi au centre du 43ème relais, Tsumagome : Abe no Yasuna. Yasuna, avait sauvé la vie d’une renarde blanche et tomba amoureux de Kuzunoha, en fait la renarde transformée en une belle jeune femme. Ils se marient et ont un fils. Un jour, Yasuna surprend Kuzuhona devant son miroir et y voit un renard blanc. Son secret découvert Kuzuhona, reprend sa forme initiale. L’estampe saisit l’instant où la jeune femme se dissout dans une ombre de renard sous les yeux ahuris de son mari et de son fils qui tente de la retenir. Dans cette estampe, une boite à calligraphie est posée sur le sol. Une vitrine adjacente expose deux magnifiques et luxueuses boîtes écritoires du 18ème s.
Le 51ème relais, Fushimi : Tokiwa Gozen, illustre un passage du célèbre Dit des Heike. Tokiwa Gozen est représentée lors de sa fuite car elle craint pour la vie de ses enfants. Prise dans une tempête de neige, elle tente de les protéger sous ses vêtements en attendant du secours. Ici encore, Kuniyoshi s’amuse avec les noms, car Tokiwa Gozen s’arrête dans un endroit appelé Fushimi qui est proche de Kyōto et qui renvoie donc à l’étape Fushimi de la route du Kisokaidō.
La série de Kuniyoshi s’achève avec Kyōto : le monstre nue ; fin. Ici, aussi, l’artiste fait référence au Dit des Heike. On voit le monstre nue, avec une tête de singe, un corps de tigre et une queue de serpent, au milieu de nuages et d’éclairs, descendre sur les toits du palais impérial situé en bas de l’estampe. Dans le conte il est dit qu’il provoquait des cauchemars à l’empereur. Devant le palais on distingue deux petits personnages, les guerriers Minamoto no Yorimasa et I no Hayata qui vont tuer le monstre. Dans le cartouche en forme de palanquin, on aperçoit des montagnes qui évoquent celles qui entourent la capitale.

43ème relais, Tsumagome: Abe no Yasuna. Utagawa Kuniyoshi. 1852. Xylogravure polychrome.

51ème relais, Fushimi: Tokiwa. Utagawa Kuniyoshi. 1852. Xylogravure polychrome.

70: Kyōto: le monstre nue ; fin. Utagawa Kuniyoshi. 1852. Xylogravure polychrome.

Manuela Moscatiello indique qu’une sélection d’une rare série de la route du Kisokaidō par Kunisada (1786-1865) devait venir compléter cet ensemble. Provenant du Museum of Fine Art de Boston, elle n’a pu venir à cause de la crise sanitaire, mais un dispositif numérique en donne une idée.

 

0

Saisir un texte et appuyer sur Entrée pour rechercher