Sculpture et philhellénisme au Japon (1930-1945)

Conférence par Michael Lucken, Professeur à l’INALCO.

Au Japon, le philhellénisme s’est manifesté en sculpture de la façon la plus claire entre 1930 et 1945. C’est un aspect de l’art japonais qui est totalement méconnu en Occident alors que la sculpture bouddhique ou celle, animalière, de la période d’Edo (1600-1868), sont bien connues. Il n’existe pas de collections de sculptures japonaises du vingtième siècle en Occident sauf, peut-être, quelques pièces plus contemporaines.

Dans les années 1990, lors de ses études sur la politique culturelle du Japon pendant la seconde guerre mondiale, Michael Lucken était étonné que des revues comme Shinbijutsu (Les Nouveaux Beaux-arts) mettent en couverture ou dans des articles des reproductions d’œuvres de l’antiquité européenne. Cela ne correspondait pas à ce qu’il recherchait sur cette période d’ultranationalisme. Il lui fallut des années pour comprendre que l’on n’avait pas seulement affaire à une sorte d’émulation de surface circonstancielle du néoclassicisme allemand mais à une assimilation en profondeur. Si les illustrations entre 1942 et 1945 passent de la Victoire de Samothrace à la défaite du Gaulois mourant, ce n’est pas une utilisation absurde mais parfaitement comprise en terme thématique et adaptée à la situation politique.

Revue Shinbijutsu (Les Nouveaux Beaux-arts). 1942-1945.

Exposition des beaux-arts en commémoration du 2600e anniversaire de la lignée impériale. Tokyo. 1940.

Dans les expositions de l’époque on est frappé par une présence très importante de la sculpture figurative sur un mode qui est très clairement néoclassique. Sur les photos de cette période, on constate que la blancheur des statues est encore accentuée et qu’il y a une prédominance de statues en pied et de la figure féminine.

Il y a bien eu un apprentissage de ces techniques et de ces thèmes par toutes les générations qui se sont succédé depuis 1868. La première école d’art créée en 1876 est celle du Ministère de l’Industrie dans une perspective assez utilitariste de former des jeunes qui puissent alimenter l’industrie. Des artistes italiens vont être invités, en particulier un sculpteur, Vincenzo Ragusa (1841-1927), qui va faire venir d’Europe des moulages en plâtre pour servir de modèles. L’étude de la sculpture classique va être la norme absolue et cela dure encore car le Japon possède des collections de plâtres remarquables.

Depuis 1890, chaque école a accumulé des plâtres et les jeunes devaient déjà avoir une formation avant d’entrer par concours dans les écoles prestigieuses. Tous les artistes japonais qui ont créé des statues, dans les années 1930-40, dans une veine néoclassique sont passés par cette formation. A l’inverse de ce qui s’est passé en Europe, où l’apprentissage a minoré l’étude des classiques après 1968, au Japon, la démocratisation de l’enseignement supérieur a vu la création de nombreuses petites écoles d’art et le dessin académique reste un enseignement obligatoire. Encore aujourd’hui, après des concours, les professeurs discutent avec les élèves pour montrer ce qui est bien ou moins bien. On oublie complètement la dimension allogène de cette culture et une des principales écoles de préparation au concours d’entrée de l’université des arts de Tokyo et aux grandes universités d’art, Ochanomizu bijutsu gakuin, parle de «nihonga» (peinture japonaise au sens national) par opposition à la peinture de style occidental. Dans la section «nihonga», une des premières matières qui est enseignée est le dessin académique.

Comme en Occident, l’art figuratif a subi, au Japon, la pression du modernisme et il y a plusieurs approches de cet héritage classique qui s’affrontent, encore aujourd’hui, suivant des lignes stylistiques mais aussi politiques.

Matsuoka Hisashi, Croquis, c.1878.

École d’art Ochanomizu bijutsu gakuin Page « Nihonga » (Peinture de style japonais).

La relève de l’Occident est passée par l’idée qu’il fallait faire comme les Occidentaux mais aussi mieux qu’eux. La principale société de sculpteurs et de décorateurs d’intérieur, la Kōzōsha (Société des constructeurs) fut créée au milieu des années 1920. Dans la période d’avant-guerre, les jeunes artistes n’ont plus grand chose à envier à ce que les sculpteurs européens sont capables de faire en termes techniques, car ils sont souvent allés en Occident, ils ont accès à de bons matériaux, ils ont des ateliers avec des artisans qui peuvent exécuter leurs commandes, etc. A partir des années 1920, il y a des lieux d’exposition qui ne sont pas seulement ceux de l’État mais aussi des expositions privées avec un mécénat qui va acheter pour des commandes publiques ou privées, par des entreprises, pour des portraits, des bustes ou des statues qui vont orner les parcs publics.

Vue de la Quatrième exposition de la Kōzōsha (Société des constructeurs). Tokyo. 1930.

Saitō Sogan, Le fardeau. Bronze. 1929. Ville de Kodaira, Tokyo.

Funakoshi Yasutake. Buste de femme. Pierre. 1941.

On peut voir ainsi beaucoup de statues de jeunes femmes nues dans les parcs ou devant les gares. Les expositions ne sont pas éloignées de ce qui se faisait en Europe et on constate que les jeunes artistes sont vraiment dans leur époque. Le Fardeau (1929) de Saitō Sogan (1889-1974) montre un travail parfaitement maîtrisé sur le thème classique d’Atlas. La texture et le traitement de la surface révèlent l’obsession japonaise de se différencier des Occidentaux mais, jamais on n’identifiera, au premier coup d’œil, cette sculpture comme une œuvre japonaise. Ode à la construction nationale (1933) de Nakano Goichi (1897-1978) pourrait faire penser à une sculpture néoclassique allemande, mais, là encore, il y a une quête de texture et un travail de l’épiderme qui la particularise. Dans un registre différent mais toujours avec ce goût des matières et des surfaces, Buste de femme (1941) de Funakoshi Yasutake (1912-2002) recherche la synthèse entre l’idéal du beau grec et l’idéal du beau chrétien. Il est intéressant de voir qu’au Japon, au milieu du vingtième siècle, un artiste essaie de fusionner ces deux traditions.

Ceci pour résumer le premier mouvement d’un néoclassicisme japonais attaché à la figuration, aux canons classiques mais qui essaie de trouver une spécificité propre en mettant l’accent sur les surfaces et les textures tandis qu’en Europe, on a des œuvres de style monumental ou déformées par le cubisme.

Ce n’est cependant pas le seul mouvement et il existe un courant que Michael Lucken qualifie de dionysiaque. L’art indo-grec du Gandhara a eu une influence sur la sculpture chinoise, coréenne et japonaise au travers de la transmission du bouddhisme. Les Occidentaux, comme Théodore Duret (1838-1927), qui allaient au Japon, considéraient la sculpture bouddhique de Nara, des 6ème – 7ème  siècles, comme héritière d’une influence grecque.

Bodhisattva Avalokitesvara. 2e-3e siècle. Schiste.Musée Hirayama Ikuo, Hokuto.

Bodhisattva Maitreya, 6e-7e siècle. Bronze. Temple Chūgūji, Nara.

Yō Kanji. Compositions au bouddha naissant. Bronze.1929. Musée d’Utsunomiya.

Shinkai Taketarō. Le bain. Plâtre. 1907, ©MOMAT.

Ce ne furent pas seulement les Occidentaux, mais les Japonais qui trouvèrent par ce biais la possibilité de se débarrasser de l’ascendance chinoise. Un certain nombre d’intellectuels, d’artistes et de critiques vont s’emparer de ce discours pour retrouver le lien entre le Japon et l’Asie centrale. Ainsi, Aizu Yaichi (1881-1956), professeur d’Histoire de l’art, écrivait en 1922: « Il est possible que nombre de jeunes gens se disent en entendant parler de l’art de Nara: “Ah ! encore de vieilles histoires !” Mais ils ne pourront plus jamais l’ignorer le jour où ils réaliseront que Nara dans l’histoire mondiale de l’art, ce sont les derniers feux de la magnifique sculpture grecque qui, après avoir atteint l’Inde avec les conquêtes d’Alexandre le Grand et considérablement influencé l’art bouddhique, se sont transmis à la Chine, puis au Japon (soit directement, soit indirectement via la Corée) où ils stimulèrent l’activité artistique de nos ancêtres Yamato, excités de rejoindre pour la première fois le flux de la production artistique mondiale». C’est un discours qui est assez courant dans les années 1920 et qui marque un réinvestissement dans le patrimoine national de l’héritage grec. Ce mouvement est repris par des artistes qui, pour contrebalancer l’héritage grec repris et développé par l’Occident, pensent qu’il est une autre Grèce, plus orientale, plus douce, moins apollinienne et plus dionysiaque. Ils vont se pencher sur cet héritage de la Grèce et créer des formes plus souples, favoriser un retour de la couleur, effectuer des variations sur les modèles de Nara censément influencés par la Grèce. Si on ne connaît pas ceci, on ne peut comprendre pourquoi les artistes de cette génération vont piocher dans ce patrimoine ou alors on croit à un retour aux racines japonaises, ce qui n’est pas le cas. Yō Kanji, tente de créer l’«Homo Graecus Orientalis» qui n’existe pas, avec un visage indien ou mésopotamien et des formes graciles.

Un problème se pose aux tenants de cette théorie: si l’héritage hellénistique est arrivé au Japon via l’Asie centrale, pourquoi en trouve-t-on si peu de traces dans l’art chinois ou l’art coréen ? Il y a donc quelque chose qui a été perçue par les artistes japonais de l’époque de Nara mieux qu’elle n’a été perçue par les artistes chinois ou coréens. Il y a donc un génie propre du Japon à assimiler la chose grecque…

Comme on met un peu en doute une filiation directe, on va essayer de redonner du crédit à l’idée d’une proximité spontanée du Japon et de la Grèce. Comme la Grèce, le Japon est formé d’îles et il est montagneux. On essaie de trouver une parenté culturelle (polythéisme) et une parenté des motifs artistiques (motifs floraux ou végétaux).

Cela commence avec Shinkai Taketarō (1868-1927) dont Le bain (1907) est considéré comme un des premiers chefs-d’œuvre de la sculpture moderne. Cette statue tente de se libérer des canons classiques en terme de rapport des masses pour mieux évoquer une morphologie japonaise. Cet imaginaire va retrouver un vocabulaire de formes souples et graciles dans les peintures murales du temple Hōryūji (8e siècle) à Nara. Les œuvres produites dans les années 1930 font bien référence à l’Art Déco mais avec une spontanéité qui renvoie, de manière secrète, à une Grèce jaillissante d’avant la philosophie.

Ogishima Yasuji. Le vent. Bronze. 1937. MOMAT.

Morimoto Kiyomi. Homme. Plâtre peint. 1942. MOMAT.

Exemples de bronzes féminins dans l’espace public. ©Michael Lucken

On peut lire dans Vêtement, nourriture, habitat: recueil d’essais d’Asakura Fumio (1883-1964), 1942: «Il faut dire que le corps japonais, et celui des femmes japonaises en particulier, est un corps tout à fait idéal et bien équilibré.

En effet, le corps japonais, lorsqu’on le divise par dix dans le sens de la hauteur, la mesure ainsi obtenue correspond à la taille moyenne de plusieurs parties du corps ; les mains, les pieds et les autres parties du corps peuvent toutes être fractionnées par cette unité de mesure moyenne de dix qui correspond par excellence à la loi de la nature ; on peut donc se demander dans quelle mesure le corps japonais qui peut être divisé par ce nombre ne correspond pas à la loi de nature». En pleine période d’ultranationalisme, on voit très clairement une tentative de détourner le canon grec et de le réintroduire dans les formes japonaises.

L’Homme (1942) de Morimoto Kiyomi (1913-2002) est une tentative de figurer un éphèbe à la Phidias sous des traits japonais en pleine seconde guerre mondiale. Cette appropriation du classicisme grec avec tout ce que cela implique de rattachement à la source de la civilisation, à la source du beau, à la source de la philosophie était à l’œuvre pendant la guerre que les Japonais ont mené contre l’Occident.

Pour conclure, le seul fait de réaliser l’étendue et la profondeur de l’assimilation de cet héritage classique au Japon depuis l’ère Meiji est une surprise pour beaucoup de gens. En plus, il faut bien comprendre qu’il y a eu plusieurs courants non seulement artistiques mais philosophiques qui se sont développés et même affrontés. Ces tensions internes au Japon sont encore plus perturbantes d’une certaine manière, parce que tant qu’on considère qu’il y a une influence de l’Occident sans comprendre le dialogue interne, on reste sur le schéma qu’ils font comme nous, mais lorsqu’on voit les dynamiques internes on sort de ce raisonnement et on voit la richesse propre de ce travail. C’est quelque chose qui était très fort dans les années 1930-1945, mais c’est quelque chose qui perdure encore aujourd’hui.

On peut lire dans l’article  de Nōtomi Noburu « Nishida Kitarō et Tanaka Michitarō »  (2017) : «En parcourant l’histoire, je suis tombé sur un problème: celui du fossé qui, dans la tradition philosophique, délimite l’avant et l’après-guerre. La défaite de la Seconde Guerre mondiale a fait basculer toute la société japonaise, mais elle a aussi projeté une ombre immense sur le travail de la pensée. Depuis la fin du 19e siècle jusqu’à 1945, la philosophie grecque, qui fait de Platon une figure fondatrice, a suscité un large intérêt tant chez les intellectuels que dans le grand public, mais cette réalité a été complètement occultée après-guerre et l’on a fait comme si la recherche commençait de zéro. Le fait que Uesugi Shinkichi et Kanokogi Kazunobu aient fondé leurs appels au nationalisme et au totalitarisme sur la pensée de Platon est devenu tabou avec la défaite et plus personne n’a parlé de ce qui s’était déroulé avant la guerre».

Aujourd’hui, il y a une sorte d’occultation de ce qui s’est fait avant-guerre et les sculptures de cette époque sont très peu visibles au Japon même, alors qu’on continue à étudier le dessin académique dans les écoles d’art et que l’espace public s’est peuplé de nus féminins, symboles de la démocratie, de la liberté ou de la fécondité à partir des années 1950. Lorsqu’en 1964, la Vénus de Milo a été exposée au Japon et que des centaines de milliers de gens sont venus la voir, ce n’était pas du tout, comme le disait Malraux, pour contempler la France, mais pour continuer un dialogue qu’ils avaient entamé depuis presqu’un siècle avec tout cet héritage grec qu’ils avaient fait leur, à leur manière.

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