Paysage et méditation en Chine du 15ème au 17ème siècle

Visioconférence par Cédric Laurent, maître de conférences en langue, littérature et civilisation chinoises, université Rennes 2.

En Chine, les peintres qui se sont consacrés aux paysages étaient des lettrés, des hommes de lettres dont la première mission était de transmettre et de commenter les textes. Les lettrés se sont laissé inspirer par la littérature et ont représenté et illustré les textes qu’ils aimaient et, bien souvent, qui étaient emblématiques dans leur classe sociale.

Cédric Laurent a consacré ces cinq dernières années à l’étude de peintures de paysages qui ont un point d’iconographie commun : un petit personnages représenté en position assise. Ce motif généralement considéré comme insignifiant s’est révélé, au contraire, très riche et a permis de restituer les œuvres peintes dans le contexte littéraire et philosophico-religieux de leur création.

Le motif de l’homme assis peut être repéré dans un nombre important de paysages peints entre le 15ème et le 17ème s. L’étude attentive des œuvres de lettrés bien connus que sont Shen Zhou (1427-1509), Tang Yin (1470-1559) et Wen Zhengming (1470-1559), la lecture des inscriptions jointes et la comparaison avec des textes poétiques de la même époque ont permis de confirmer que l’homme, discrètement peint dans un coin du paysage, pratique la méditation. Les textes montrent le lien entre paysage et méditation d’une part et, d’autre part, l’arrière-plan intellectuel et religieux de ces pratiques. La revendication néo-confucéenne de cette pratique conduit à comparer les poèmes inscrits sur ces peintures à ceux composés, à la même époque, par Chen Xianzhang (1428-1500) et Gao Panlong (1562-1626) qui sont deux grands théoriciens de cette pensée. Ces images doivent aussi être situées et comparées aux gravures présentées dans les ouvrages dédiés à la méditation. Les pratiques de méditation développées sous les Song entre le 10ème et le 11ème s. connurent, en effet, une importante vogue dans les milieux lettrés entre le 14ème et le 16ème s. Dans ce contexte, l’iconographie de la méditation se développa sous forme de gravures pour montrer, même de façon sommaire, les postures à tenir. Ainsi, les gravures du Chifeng sui (La moelle du phénix rouge) de Zhou Lüjing édité en 1578 illustrent certaines postures. Ces pratiques étaient devenues si courantes qu’elles furent illustrées dans le San cai tu hui (section « Activités humaines »), encyclopédie très diffusée au 17ème s. Ces images produites par des lettrés pour des lettrés devaient marquer également la grande peinture du 16ème s. Il est remarquable que l’image d’un homme en méditation, assis sur un tapis de brocard, figure dans le San cai tu hui qui servait de modèle aux apprentis peintres.

Détail d’un œuvre de Wen Zhengming.

Détail d’un œuvre de Wen Zhengming.

San cai tuhui. Activités humaines. 17ème s.

San cai tuhui. Activités humaines. 17ème s.

Méditation nocturne. Shen Zhou.

Méditation nocturne. Shen Zhou.

Méditation nocturne (détail). Shen Zhou. Couleurs sur papier. Musée du Palais. Taibei.

Méditation nocturne (détail). Shen Zhou. Couleurs sur papier. Musée du Palais. Taibei.

Une des peintures les plus importantes sur le sujet de la méditation est bien identifiée grâce au long colophon qui l’accompagne : Méditation nocturne (1492) de Shen Zhou. Cette œuvre est exceptionnelle non seulement en raison de son très long texte mais aussi de l’exécution magistrale. L’œil voit au premier plan des rochers, puis un pont fait d’une dalle de pierre qui traverse un petit cours d’eau et, plus loin, un groupe d’habitations très simples abrités par des arbres au pieds de hautes montagnes. Si l’on regarde attentivement, dans un des pavillons, on peut voir un homme assis à côté d’une table où repose un livre et une chandelle allumée. Cet homme occupe une place insignifiante dans le paysage et pourrait passer inaperçu. Le long texte qui surmonte l’œuvre narre et justifie l’expérience personnelle du peintre lui-même. Shen Zhou s’y représente en méditation, explique les fondamentaux de sa pratique, les différentes étapes de la séance qui dura six heures et le bénéfice qu’il en a tiré. Ici, la méditation est associée à la lecture et aux autres activités propres aux lettrés. Le vocabulaire employé par Shen Zhou est clairement d’obédience confucéenne. Les rapprochements avec la pensée de Zhu Xi (1130-1200) et de Chen Xianzhang (1482-1500) sont évidents. La conception de la méditation est centrée sur le cœur (xin) qui est, en Chine, le siège de la pensée, de la sensibilité et des émotions. Le but de cette pratique est clairement énoncé : purifier le cœur et les dispositions naturelles de l’homme et développer la volonté. Durant la méditation les sollicitations des sens disparaissent et le cœur, retrouvant sa nature originelle, la volonté s’affermit. Dans ce texte, Shen Zhou se rattache à un courant de pensée appelé l’École du Cœur (Xinxue). D’après Shen Zhou, la méditation permet de retrouver le principe céleste (tianli) dans les choses du monde et d’« accéder à cette merveille qu’est le cœur ». La méditation est ainsi perçue comme une pratique transcendantale. L’auteur affirme qu’il a composé ce texte dans le but clairement prosélyte de développer cette pratique salvatrice. Le dessein en est d’affermir la volonté et la quête du principe céleste.

Maître Wuyang cultive sa nature (détail). Tang Yin. Encre sur papier. Musée de Liaoning.

Vagues au rivage (détail). Shen Zhou. Couleurs sur papier. Musée de Suzhou.

Une peinture de Tang Yin, Maître Wuyang cultive la nature, présente une calligraphie de Wen Zhengming. Tang Yin décrit un paysage de bord de rivière. Au premier plan, des arbres tortueux poussent sur un amas de rochers. Ce premier plan est relié au second par un petit pont fait d’une dalle de pierre. Sur l’autre rive, un bâtiment très modeste couvert de chaume, abrite un homme assis sur un tapis ovale confectionné de jonc tressé. À côté de lui, un livre ouvert est posé sur une table. L’homme est coiffé d’un simple bonnet noir et vêtu d’une ample robe blanche avec des bordures grises. Il est assis en tailleur et tient son genou dans la main. La tête légèrement levée, son regard semble dirigé vers le ciel. La peinture se rapporte clairement au genre des portraits de lettré dans leur studio. La postface identifie le personnage comme étant Gu Mi (1456-1525) qui travailla dans plusieurs ministères avant de prendre une retraite prématurée. Il se retira dans sa ville natale où il fut apprécié de ses contemporains pour avoir réuni des fonds pour venir en aide aux populations sinistrées suite à la terrible inondation de 1508. Dans les premières années du 16ème s. il noua des relations avec les grands lettrés de la région, notamment avec Wen Zhengming et Tang Yin qui livre ici un portrait. La posture de l’homme en méditation est parfaitement adaptée à ce que dit Wen Zhengming dans sa préface. Wen Zhengming affirme que le principe du monde est unique et c’est par le non-usage du cœur et par la quiétude (méditation) qu’on peut l’atteindre. Cette assimilation des notions taoïstes et parfois bouddhiques autour de la notion du cœur est typique de la pensée de l’école du Cœur qui procède par compilation des différents écrits dans une finalité proprement confucéenne : la quête du principe céleste dont on parle comme de la Voie, le Dao.

Une autre peinture de Shen Zhou, Vagues au rivage, montre, à droite, un groupe de pavillons rustiques abrités par des arbres aux couleurs de l’automne devant une bambouseraie. Dans un des bâtiments, on aperçoit un homme assis en tailleur avec, près de lui, un nécessaire à encens, et, dans celui adjacent, une table où sont posés des livres. La partie gauche de la peinture est réservée à la description de vaguelettes formées sur l’eau au contact de rochers qui émergent. Ce pourrait être le support de la méditation de l’homme. Cette peinture se présente également comme un portrait de cabinet, un éloge du personnage, et cherche à vanter l’érudition (livres), le bon goût (allusion à l’encens) et la bonne pratique spirituelle du propriétaire du studio des vagues au rivage. Le peintre accorde, dans cette œuvre, la plus grande part au paysage et le personnage est relégué au coin inférieur droit. C’est pour cette raison qu’on classe habituellement cette oeuvre dans la peinture de paysage, oubliant que le véritable sujet en est la méditation.

On peut dire la même chose de la peinture sur soie Contemplation de cascade de Tang Yin. Le paysage représente une cascade dans un cadre montagneux, une étendue d’eau et des rochers en premier plan. Sur la berge, on voit deux personnage, l’un assis et, derrière lui, un jeune serviteur debout. Le texte qui est associé à cette peinture évoque «se défaire des nuisances du monde, se tenir à l’écart et laver son cœur » par la contemplation et la méditation. Le paysage n’a d’autre sens que lui-même, comme le méditant est présent sans pensée.

Écouter la source, de Wen Zhengming, représente un paysage assez sommaire, un ruisseau enjambé par un petit pont et, sur la berge, un homme vêtu de rouge, assis en tailleur penché vers la surface de l’eau comme pour écouter le bruissement de l’eau. La peinture est accompagnée de trois poèmes contemporains, le premier de l’auteur, les deux autres sont de deux de ses disciples. Le premier poème évoque la quête du cœur et la méditation. Ces thèmes sont repris dans les deux autres poèmes.

Contemplation de la cascade. Tang Yin. Couleurs sur soie. Musée du palais. Taibei.

Contemplation de la cascade (détail). TangYin. Couleurs sur soie. Musée du Palais. Taibei.

Écouter la source (détail). Wen Zhengming. Couleurs sur soie. Musée du Palais. Taibei.

Écouter la source au pied des pins. Wen Zhengming. Encre sur papier. Musée du Palais. Taibei.

Toujours de Wen Zhengming, Écouter la source au pied des pins (1668) figure un grand paysage vertical montagneux avec une cascade embrumée. Le premier plan est occupé par des rochers et des pins et, tout en bas, au bord de la falaise, un minuscule personnage est assis en contemplation. Le poème qui accompagne l’œuvre est en parfaite adéquation avec la peinture.

Certaines des peintures ne présentent qu’une mention très brève qui permet d’identifier une scène de méditation.

Une très grande œuvre de Wen Zhengming Moment de liberté dans un val profond représente un paysage dans lequel on peut voir un homme vêtu de la longue tunique blanche à liseré noir, assis sur un rocher et un serviteur lui apportant un livre. Au premier plan, un visiteur se trouve sur un pont qui enjambe un ruisseau pour atteindre l’autre rive. Là aussi, le titre nous permet de relier cette peinture à la méditation mais aussi le vêtement blanc bordé de noir qui est la tenue dédiée à la méditation et portée par les lettrés dans les moments où ils se retirent des affaires administratives.

Les poèmes qui accompagnent ces peintures répondent à un genre littéraire qui se développe à partir de la fin du 15ème s. et que l’on trouve notamment dans l’œuvre poétique de Wen Zhengming.

Un lit dans le bruissement des pins (détail). Wen Zhengming. Encre sur papier. Musée du Palais. Taibei.

Moment de liberté dans un val profond (détail). Wen Zhengming. Couleurs sur papier. Musée du Palais. Taibei.

Devant les bambous (détail). Tang Yin. Encre et couleurs sur papier. Musée du palais. Taibei.

Écoutant les bambous dans un kiosque vide. Tang Yin. Couleurs sur papier. Musée de Liaoning.

Dans les exemples présentés, on voit qu’une attention particulière est portée au paysage, tant dans les peinture où le personnage n’occupe qu’une place infime que dans les poèmes. Dans ces derniers, rares sont les descriptions des sensations obtenues par la méditation ; c’est la fusion avec l’espace environnant, correspondance entre le paysage intérieur et le paysage extérieur qui est soulignée. L’harmonie et la quiétude des lieux symbolisent l’état intérieur tout en exprimant la perméabilité de l’individu à son environnement.

Dans les peintures de méditation du 16ème s. plusieurs sous-thèmes se dégagent : la contemplation de l’eau, l’eau reflétant le monde, c’est une image de la juste attitude du cœur et de son impassibilité ; le thème de la retraite, car on méditait en particulier durant les périodes de retraite pendant lesquelles on se tenait à  une grande simplicité de vie ; la contemplation des bambous qui renvoie à un questionnement philosophique fondamental confucéen qui apparaît dans l’œuvre du fondateur de l’école du Cœur, Chen Xianzhang.

Une peinture de Tang Yin, Devant les bambous, figure une chaumière sur une terrasse entourée de bambous devant une étendue d’eau alimentée par une cascade. Dans le pavillon, un homme est assis en méditation près d’une table où se trouve le nécessaire à encens, le regard levé vers les bambous. La peinture est suivie de plusieurs textes contemporains, le premier étant de Tang Yin. Deux clés permettent d’interpréter le texte : le regard qui se perd dans l’émeraude qui correspond au vert des feuilles de bambou et méditer chaque jour sur la terrasse ? qui est une citation de la biographie de Chen Xianzhang. Cette peinture ne représente pas n’importe qui mais c’est la représentation du grand maître méditant devant les bambous dans le lieu qu’il avait consacré à la méditation, la terrasse Yangchun. Il est question de la quête de l’unique principe céleste par la voie de la méditation et d’une quête intérieur dans son propre cœur. Il s’agit de retrouver cette unicité du monde dans la multiplicité des êtres comme, par exemple, les bambous.

Portrait de Zhu Kuishi. 1653. Xie Bin (1602-ap. 1680) et Xiang Shengmo (1597-1658). Couleurs sur soie. Musée du Palais. Beijing.

Portrait de Wang Shimin (détail).1616. Zeng Jing (1564-1647). Couleurs sur soie. Musée de Tianjin.

Les loisirs de l’empereur Yongzheng (détail). Couleurs sur soie.Musée du Palais. Beijing.

Les loisirs de l’empereur Yongzheng (détail). Couleurs sur soie. Musée du Palais. Beijing.

L’autre grand philosophe de l’époque des Ming, Wang Yangming (1472-1529), ne va pas trouver la voie en contemplant les bambous et déduira qu’il n’y a rien à chercher dans l’observation des êtres car tout est déjà dans le cœur de façon innée. Wang Yangming a réaffirmé que la méditation devait rester une pratique introspective, dirigée vers le cœur et non vers les êtres extérieurs.

Par les commentaires de ces œuvres on voit que les peintres étaient très conscients de ces concepts, de ces doctrines et que leur peinture se veut être un véritable médium de la pensée néo-confucéenne en vogue à l’époque.

Comme bon nombre de lettrés du 16ème s., Shen Zhou, Wen Zhengming et Tang Yin étaient directement impliqués dans le courant appelé École du Cœur. Ainsi, la proximité avec l’œuvre de Chen Xianzhang, fervent défenseur de la méditation, permet de confirmer l’interprétation des peintures et de situer leur production dans le contexte philosophique et religieux.

En peinture, on considère généralement que le 17ème s. est une période de transition animée par des changements forts dont l’apparition du portrait est une composante essentielle. Il convient néanmoins de resituer ces portraits dans la continuité de la production picturale du 16ème s. à l’éclairage des textes poétiques. Dans les peintures que nous avons vues, le personnage est bien identifié par le texte. Il faut considérer que ces peintures sont des portraits où le lettré est montré parmi quelques objets révélateurs de son humilité, rien n’y est ostentatoire, et de sa bonne pratique spirituelle, il est en méditation. Les contemporains de Tang Yin se faisaient ainsi représenter en méditation pour souligner devant leurs contemporains et la postérité leur bonne pratique spirituelle. En recentrant le regard sur l’homme assis, au-delà des pratiques et des concepts religieux, on en vient à se poser la question: qui est cet homme qui médite ? Ainsi les œuvres passent progressivement du statut de paysage à celui de portrait.

Au 17ème s., les pratiques de méditation se poursuivent d’autant plus que le bouddhisme chan a gagné en influence. Ainsi les représentations de lettrés sur leur tapis de méditation se multiplient mais elles se focalisent désormais sur la personne. La production de paysages se poursuit au 17ème s. mais se dissocie du portrait qui occupe une place plus importante. On se rapproche de l’homme en méditation pour le décrire physiquement, le rendre identifiable, quitte à réduire le paysage à un simple bosquet ou une montagne lointaine. A cette époque, de nouveaux courants confucéens apparaissent avec la critique du quiétisme et le rapprochement avec le bouddhisme mais la méditation reste une pratique répandue dans certains milieux et l’image d’un homme en méditation reste courante jusqu’au 18ème s. En effet, une série de portraits de l’empereur Yongzheng (1722-1735) le montrent penché sur un cours d’eau, devant une cascade ou en méditation, dans une grotte en costume de lama.

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