Les relations historiques du Vietnam avec la Chine jusqu’au début du XIXe : aperçu et hypothèses
Mercredi 19 mars 2014 : Conférence Les relations historiques du Vietnam avec la Chine jusqu’au début du XIXe : aperçu et hypothèses par Philippe Papin, Directeur d’études à l’École pratique des Hautes Études. Quatrième section : histoire et philologie.
M. Papin veut présenter les relations entre le Vietnam et la Chine en considérant moins les nations que les individus, moins les territoires que les hommes et les intérêts qui les unissent par-delà la frontière. Il pense qu’il serait temps de considérer l’Asie ancienne et l’influence chinoise sur elle en des termes qui soient semblables à ceux des historiens occidentaux par rapport à l’empire romain : des échanges constants, une participation des uns et des autres, une culture impériale qui s’impose parce qu’elle est délibérément choisie par les peuples voisins.
Les grandes cultures régionales dominent parce qu’elles sont prestigieuses mais aussi parce qu’elles sont source de prestige pour ceux qui les rejoignent. L’élite vietnamienne puise dans la Chine ce qui conforte son pouvoir et qui élève son pays au rang des nations civilisées.
La formation d’une élite sino-vietnamien (premier millénaire).
Le protectorat chinois et l’administration directe du Vietnam par la Chine dure de 111 av. J.C. à 968 apr. J.C. Après une période de conflits avec l’aristocratie locale qui ne voulait pas s’associer avec les Chinois parce qu’ils lui faisaient concurrence, le système impérial chinois va intégrer des cadres locaux qui vont même devenir gouverneurs du protectorat. Un gouverneur chinois, Shi Xie (137-226), fut un si bon administrateur qu’encore aujourd’hui il fait l’objet d’un culte. Il s’est passionné pour le pays, a fait adopter les caractères chinois, a promu le bouddhisme et a joué un rôle civilisateur extraordinaire.
A côté des Chinois qui se sont vietnamisés il y a les Vietnamiens qui se sont sinisés. Les associations bouddhistes ont été un des liens importants de cette fusion : après le IIe siècle les stèles bouddhiques font cohabiter des noms chinois et vietnamiens. Un autre exemple de cette fusion est la construction de tombes de style Han pour l’élite vietnamienne entre les IVe et VIe siècles. Les dimensions de ces caveaux sont un peu plus modestes et ils ne possèdent pas de chambres latérales mais il est intéressant de constater que la céramique trouvée dans ces tombes se divise en deux catégories : la céramique courante qui est de facture plutôt grossière alors que de petites pièces plus élaborées sont en céramique fine, de type Han, montée au tour.
Cette fusion, durant le premier millénaire, est telle qu’on ne sait pas toujours si on a affaire à des Chinois ou à des Vietnamiens.
Sous les Tang, le pays reçoit le nom d’Annam (Sud pacifié) mais après la chute de la dynastie, une époque de troubles s’ensuit. En gagnant son indépendance par rapport à la Chine le Vietnam est en butte à des luttes intérieures qui ne se termineront qu’en 1010.
A partir de 1010, la nouvelle dynastie Ly installe sa capitale sur le site de l’actuelle Hanoï et il est intéressant de noter que l’édit de fondation de la capitale Thang Long rend hommage au dernier gouverneur Tang, Gao Pian, qui eut un rôle essentiel dans les domaines de la construction et de l’architecture. La nouvelle dynastie se veut dans la continuation de ce qui s’était fait sous les Tang, période considérée comme un modèle, et s’appuie sur une administration de type chinois. Au XIIIe siècle, un voyageur chinois note, qu’au dessus du trône de l’empereur, se trouve un grand panneau en bois sculpté portant le titre de «Protectorat général d’Annam» en caractères chinois. Ceci montre une légitimation par le recours à la culture la plus prestigieuse, en l’occurrence la Chine.
Expansion territoriale de la dynastie Ly (1010) à la dynastie Nguyen (1834) |
Carte de l’Annam dans le dictionnaire du prêtre Jean-Louis Taber. Datée de 1838 |
L’Empire, l’indépendance et le tribut.
La Chine n’est pas un grand bloc cohérent qui s’opposerait aux autres mais un système de civilisation auquel les pays périphériques tentent de s’intégrer si on les accepte : d’un côté il y a la civilisation et de l’autre la barbarie. Pour les régions civilisables, l’affirmation de proximité avec l’Empire est essentielle et leur hantise serait de retomber dans la barbarie. La connaissance des caractères chinois est un élément de civilisation essentiel. Quand un pays fait partie de la civilisation chinoise l’armée ne peut intervenir alors que, contre les pays barbares, tout est permis.
Pour le Vietnam, la lutte pour l’autonomie politique ne consiste pas à se distinguer des Chinois mais, au contraire, à leur ressembler. L’indépendance du Vietnam ne prend son sens que s’il est intégré à l’Empire chinois, ce qui était d’autant plus facile pour l’élite qui avait cohabité avec la Chine pendant mille ans.
Dans le système chinois, l’empereur et la cour sont au centre, les fiefs appartenant à de grands féodaux viennent ensuite, puis il y a les marches contrôlées (territoires tenus en laisse avec brides lâches ou brides tendues), puis les barbares. Le Vietnam est classé comme le plus indépendant des dépendants, Principauté tributaire à tribut périodique. Ce tribut périodique est toujours à négocier et il n’est donné que pour trois, six ou dix ans maximum. Ce tribut est une sorte d’investiture par l’empereur et donne au Vietnam un statut et la garantie de son indépendance ainsi qu’une position de force par rapport aux autres pays d’Asie du sud-est.
Au XVe siècle l’armée Ming est intervenue car le chaos régnant dans le pays, le Vietnam était retombé aux yeux des Chinois dans la barbarie. Dans une correspondance, Nguyên Trai, conseiller de celui qui deviendra le premier souverain de la dynastie Lê rappelle «notre pays est devenu un pays étranger, les Han nous considéraient avant comme un pays tenu à brides lâches qui chaque année versait le tribut et recevait l’investiture… c’est ce que nous voulons». C’est le jeu diplomatique de faire semblant d’être soumis pour être libre. Les Vietnamiens sont complètement intégrés à l’Empire chinois : ils en parlent la langue et en utilisent l’écriture.
Le tribut est une institution chinoise qui remonte au troisième millénaire avant notre ère. Le Vietnam le paie à partir de 968 et le paiera régulièrement jusqu’en 1880.
L’indépendance réelle de l’Annam ne se fait pas en 1010 mais en 1164 lorsque le pays sera reconnu comme principauté vassale externe. Le tribut est en moyenne versé tous les trois ans et est essentiellement symbolique : de l’or, de l’argent, des fourrures, des défenses d’éléphants, des cornes de rhinocéros, du bois et de l’étain. Suivant les époques le tribut peut varier et, ainsi, à l’époque mongole on exigeait aussi des otages : trois docteurs, trois lettrés et trois astrologues alors qu’au XVe siècle, sous les Lê, la Chine exige deux statues en «or» des généraux que les Vietnamiens avaient tués pendant la guerre d’indépendance. Vers la fin du XVIe siècle, le tribut n’est payé que tous les six ans mais le tarif en est plus élevé : un brûle-parfums en or, des vases en or ou en argent, une tortue en or… Au XVIIe siècle le tribut passe à tous les quatre ans. Au XIXe siècle, alors que l’Empire chinois s’effondre, le Vietnam fait partie des grands empires d’Asie du sud-est avec la Thaïlande et la Birmanie et l’échange du tribut se fait alors à la frontière sans qu’il soit nécessaire d’aller à la capitale. Ces ambassades, outre l’aspect politique, favorisent une circulation constante des hommes et des idées. Dans la plupart des villages artisanaux du Nord-Vietnam, les ateliers ont presque toujours été fondés par un mandarin originaire du lieu qui est allé à Pékin, y est resté un ou deux ans, et qui, au retour, a rapporté des techniques et le matériel (incrustation de nacre, imprimerie, etc.). Les livres viennent aussi par ce moyen et on s’aperçoit que le confucianisme vietnamien est celui des Tang et non pas le confucianisme de l’époque, car les mandarins rapportaient ce qu’ils considéraient comme l’original. De même, les caractères chinois employés au Vietnam n’ont pas suivi l’évolution et se sont figés. Pour les Vietnamiens ce qui était le plus ancien (éventuellement le plus démodé) servait de référent.
On a beaucoup de renseignement sur ces ambassades qui permettaient des échanges politiques et culturels et des cartes ou itinéraires étaient mêmes imprimés, mentionnant les lieux à visiter en chemin comme des guides de voyage, genre de vadémécum des diplomates.
Jamais l’empereur de Chine ne refusera l’investiture et lorsqu’il y a des changements de dynastie, si le nouveau souverain accepte de payer le tribut, il est automatiquement investi. L’Empire ne se mêle pas des affaires internes, ce qui explique que ce n’est pas un système de domination politique mais d’agrégation culturelle. Lorsqu’à la fin du XVIe siècle, il y a une lutte entre deux familles concurrentes, les Lê et les Mac, l’Empire va rétrograder l’Annam au rang de Grand Gouvernorat d’Annam, le temps que la situation intérieure se stabilise.
Tout au long de ce millénaire, le Vietnam va essayer de rester un vassal indépendant, le plus grand des vassaux externes indépendants. Cependant les Vietnamiens trichent par indépendance d’esprit. En interne ils portent un titre plus grand que ce qu’ils utilisent en diplomatie extérieure (le roi d’Annam est empereur en son pays). Depuis le début, les rois sont censés accompagner le tribut jusqu’à la capitale mais ils trouvent toujours un prétexte ou une excuse pour s’en dispenser. Plus curieux est la pratique des faux noms : on envoie des mandarins qui signent le tribut sous de faux noms, ce qui entache de nullité le versement du tribut et permet de sauver la face (le Vietnam n’a pas payé de tribut car le mandarin n’existe pas).
Les rapports entre la Chine et le Vietnam du XIe au XVIIIe siècle.
Il y a trois périodes de conflit ouvert avec la Chine :
Le premier avec les Song, en 1075, suite à un essai d’empiétement sur la frontière, qui se termine par un accord en 1079, le Vietnam conserve son indépendance tout en reconnaissant la suzeraineté de l’Empire.
Le deuxième oppose le Vietnam aux Mongols en 1257 car ils refusent de laisser passer les armées mongoles pour prendre les Song du Sud à revers et en 1258 les Mongols saccagent la capitale. Une autre attaque aura lieu en 1285 suite au refus de sécuriser la route maritime des épices.
Le troisième conflit se produit au début du XVe siècle avec les Ming qui veulent aussi protéger la route des épices. Le Vietnam est alors rétrogradé au rang de protectorat avec un gouverneur et des mandarins chinois. C’est durant cette période que l’administration finit d’entièrement se siniser et que toutes les recettes de l’état centralisé sont appliquées.
Si l’Annam de la dynastie Lê connaît son apogée au XVe siècle c’est grâce à une administration centralisée efficace et une bureaucratie d’obédience confucéenne. Ayant retrouvé son statut de vassal indépendant externe, le Vietnam peut annexer la partie Nord du Champa en 1471.
La population chinoise du Vietnam : XVIIe – XIXe siècles.
On trouve des immigrés chinois dans toute l’Asie du sud-est. Au XIIIe siècle un quartier de Hanoï est uniquement habité par des chinois. En 1274 trente bateaux amènent des familles de Ouighours qui s’installent près du Lac de l’Est à Hanoï. Au XIIIe siècle, à la chute des Song, il y aussi une arrivée massive d’officiers chinois et de leurs troupes qui vont intégrer l’armée du Vietnam.
En 1644, à la chute des Ming, un noyau de réfugiés chinois ne voulant pas se soumettre au nouveau pouvoir va émigrer au sud du Vietnam et s’installer dans des zones non occupées, particulièrement en bordure des frontières. Ce sont ces populations qui vont par essaimage peupler le sud de la Cochinchine.
Pour éviter de contourner l’extrémité de la péninsule aux eaux particulièrement dangereuses, les bateaux chinois préfèrent utiliser les canaux et les fleuves qui traversent la pointe de la Cochinchine et les seigneurs vietnamiens concèdent des monopoles à aux commerçants chinois qui vont fonder des messageries fluviales qui dureront jusqu’à la fin de l’époque coloniale.
La plupart des immigrés au cours des XVIIe-XVIIIe siècles sont des lettrés, des officiers, des administrateurs. Ainsi beaucoup de lettrés vietnamiens auront une ascendance chinoise.
En 1744, les jésuites estiment à 30 000 le nombre de Chinois installés au sud du Vietnam.
Au XIXe siècle, ce sont des marchands qui vont s’installer à Saigon et à Cholon qui est la plaque tournante du trafic fluvial. C’est la mise en place des congrégations (cantonnais, fujianais, etc.) qui permettent aux populations chinoises de s’autogérer.
En 1838, le gouvernement vietnamien décide d’assimiler tous les Chinois qui sont arrivés entre le XVIIe et le XIXe dans un statut commun en donnant les mêmes avantages à tous.
Lors du premier recensement en 1836, le Tonkin ne possède que 0,5 % de chinois alors que la Cochinchine en possède 4 %, ce qui se traduit par une plus grande sinisation du Sud par rapport au Nord.
Les fonctionnaires vietnamiens, qui sont confucéens, passent systématiquement par des Chinois pour tout ce qui est commerce ; ceci profite à la communauté chinoise mais dépossède la population vietnamienne au point que presque toute l’activité commerciale est aux mains des Chinois.
A l’époque coloniale, le commerce du poivre, du sucre ou du riz est aux mains des Chinois. Le commerce du riz, en particulier, est le pilier du développement du pays : en 1929, le Vietnam est le premier exportateur mondial de riz et le premier fournisseur de la Chine.
Les Chinois ont aussi le monopole de l’opium (une régie comme l’alcool et le sel) mais en sont aussi les principaux consommateurs (15 000 fumeurs chinois en 1910). Ainsi, au travers des impôts, 3 % de la population, en l’occurrence les Chinois, contribuent à hauteur de la moitié du budget de l’Indochine.
Pour conclure, les rapports entre le Vietnam et la Chine ont été politiques mais aussi essentiellement commerciaux et humains.