Les écoles d’art et l’influence des artistes français au Viêt Nam
Conférence par Loan de Fontbrune, Historienne de l’art, Membre de l’Académie des sciences d’Outre-mer.
L’influence des artistes français s’est faite sentir au Viêtnam entre les années 1920 et 1950. Avec l’établissement des premières écoles de beaux-arts par le gouvernement français au début du 20ème siècle, la notion d’artiste dans l’acception occidentale s’impose au Vietnam. Auparavant, les représentations picturales étaient principalement destinées au culte des Ancêtres et à la dévotion religieuse.
Entre 1902 et 1913, l’ ”École professionnelle” à Hanoï, l’ “École des Arts Cambodgiens” de même que d’autres écoles en Cochinchine étaient destinées à la formation d’artisans (travail sur bois, sur laque, céramique, etc.), Thủ Dầu Một (1901) pour le travail du bois, l’ébénisterie, la sculpture, l’incrustation de nacre et la marqueterie, la laque, Biên-Hoà (1903) pour la céramique.
C’est à Biên Hoà que la première école de formation professionnelle en céramiques de l’Indochine a été fondée, en 1903. En 1923, le couple Robert Balick, directeur, (1894-1979)) et Mariettee Balick (1895-1985) prend la direction de l’école. Robert Balick, enseigne la fonte du bronze et les œuvres produites sont recouvertes d’une belle patine noire ou brune. En tant que chef de la Section céramique de l’école, Mariette Balick a conçu un plan pour le développement de l’artisanat local avec l’accent mis sur des couleurs différentes, des motifs délicats et des émaux uniques. Avec l’arrivée des Balick, c’est l’art déco qui va influencer la production de Biên Hòa. Les élèves de l’école produisent des décors muraux aux riches couleurs, reproduisant des scènes locales. Ensuite, Mariette Balick et ses collègues vietnamiens ont créé des émaux célèbres, tels que le cuivre bleu moucheté et glaçure céladon à partir de matériaux naturels, notamment riz, sable et latérite de Da Nang. Une association corporative des potiers et fondeurs de Biên Hòa est créée en 1932 qui se charge de prendre les commandes et de les distribuer aux membres, leur apportant ainsi un soutien matériel. L’association regroupe anciens élèves et artisans locaux. D’autre part, le travail sur la pierre d’Angkor reconstituée permet d’effectuer des copies d’œuvres anciennes. Une salle d’exposition et de vente est ouverte et des pièces sont envoyées pour les expositions coloniales (1926, 1931, 1937) où elles connaissent un succès certain.
André Joyeux (1871-1929), artiste Français, est nommé inspecteur principal des Écoles d’Art Décoratif de la Cochinchine et il fonde en 1913, l’École des Arts Appliqués de Gia Dinh (Trường Mỹ nghţ thực hành Gia Định), non loin de Saigon. Cette école enseigne les arts décoratifs, le dessin, la décoration, la gravure et la lithographie,. Ces écoles avaient été fondées dans le but d’encourager l’artisanat traditionnel vietnamien, tout en lui évitant l’écueil d’une production répétitive qui n’obéirait plus qu’à la demande d’une clientèle européenne croissante, plus avide d’exotisme que d’esthétisme. En 1917, l’enseignement permet aux élèves vietnamiens d’entrer en contact avec l’art occidental. Cependant, L’idée d’en faire des artistes ne naîtra qu’en réaction à la création de l’école des Beaux-Arts de l’Indochine à Hanoï, en 1925. L’enseignement comprend aussi le travail sur le vif et l’observation de l’environnement local. Les étudiants sont invités à reproduire les scènes quotidiennes: pêche dans les rizières, moisson, etc… En 1925, le nouveau directeur de l’école, Jules-Gustave Besson (1868-1942), en modifie alors le cursus pour augmenter la part de l’instruction académique. En 1933, l’Association corporative de Gia Dinh est créée et d’importants travaux sont réalisés, affiches, illustrations, etc. Pour soutenir la création de ses étudiants, Jules-Gustave Besson entreprend, en 1935, l’édition d’un ambitieux projet, La Monographie dessinée de l’Indochine, un ensemble de plus de 700 planches imprimées à partir d’une sélection des travaux des élèves de l’école. La Monographie est donc un travail collectif dans lequel chaque planche est dessinée en pleine nature par un jeune dessinateur vietnamien, puis gravée en atelier, et tirée sous presse. Chaque étape est réalisée par un membre de ce groupement corporatif. Les paysages, les scènes de la vie quotidienne, les différentes cultures agricoles, les différents métiers d’artisanat illustrent une vision d’un Vietnam traditionnel où le monde moderne et l’Occident sont pratiquement absents.
Des expositions sont également organisées au Vietnam, en Europe et au Japon pour promouvoir les travaux des artistes diplômés de ces écoles et de leurs professeurs.
Victor Tardieu (1870-1937) reçoit le Prix d’Indochine en 1920. Le prix s’accompagne d’une bourse qui lui permet de séjourner en Indochine. Sur place, il reçoit la commande d’un grand décor pour l’amphithéâtre de l’université de Hanoï qui le conduit à prolonger son séjour. Il rencontre alors Nam Sơn (1890–1973) et ensemble, ils s’attellent à créer une véritable école supérieure dédiée à l’enseignement des Beaux-Arts, sur le modèle de l’école des Beaux-Arts de Paris. L’enseignement mêle les principes académiques du dessin, de la perspective, du modelage, de la composition, selon les codes occidentaux, et une ouverture sur les techniques extrême-orientales comme la peinture sur soie et la laque. Victor Tardieu veut permettre à ses élèves de créer un style nouveau, synthétisant l’apport français et l’apport local.
Ce nouveau style indochinois, né en contexte colonial, sera le creuset de l’émergence de la figure de l’artiste, individu libre dans sa création et ses idées. Les professeurs de l’École des Beaux Arts de l’Indochine (EBAI) sont les lauréats du Prix d’Indochine, nommés pour un an à Hanoï. L’enseignement s’articule sur un cycle de trois ans, puis de cinq ans et, après la section peinture, s’ouvrent la sculpture, les arts décoratifs et l’architecture. Les élèves travaillent en atelier le matin et suivent des cours théoriques l’après-midi. Tardieu impose l’étude de l’histoire de l’art occidental durant la première année et l’histoire de l’art d’Extrême-Orient pour les deux suivantes.
Joseph Inguimberty (1896-1971), professeur moins académique que Tardieu, encouragea ses étudiants à expérimenter la peinture sur laque. Suite à son enseignement, des artistes comme Trần Văn Cẩn (1910-1994) ou Nguyễn Gia Trí (1908-1993), tous deux diplômés de l’EBAI, deviennent des artistes reconnus et ce dernier, en particulier, rechercha les mêmes effets que ceux obtenus avec la peinture à l’huile.
Lê Phổ (1907-2001), Vũ Cao Đàm (1908-2000) et Mai Trung Thứ (1906-1980), tous trois diplômés de la première et seconde promotion de «l’École des Beaux-Arts de l’Indochine» de Hanoï, décident de quitter le Vietnam en 1937, à l’occasion de l’Exposition Universelle de Paris et poursuivent une carrière internationale.
Évariste Jonchère (1892-1956) est nommé directeur de l’EBAI en 1938. Son action au sein de l’école crée une symbiose entre l’art occidental et ses techniques et celui de l’Extrême-Orient. Sous son impulsion la Coopérative des Artistes Indochinois est créée, en 1938, par un groupement d’anciens élèves de l’EBAI pour développer les arts populaires en Indochine. La Coopérative organise des expositions aussi bien au Vietnam qu’à l’étranger. Le gouvernement colonial, n’étant pas en reste, organise aussi des expositions en 1940 et 1943.
Après le bombardement de Hanoï en 1943 par les américains, l’EBAI déménage sur trois sites différents et, à partir de 1945, le programme est allégé. Le 2 septembre 1945, la République Démocratique du Viêtnam est proclamée par Hồ Chí Minh et, le 8 octobre de la même année, l’École des Beaux-Arts de la Résistance remplace l’EBAI. Après la défaite de Điện Biên Phủ, en 1954, l’École Supérieure des Beaux-Arts de Hanoï propose un cursus de deux ou trois ans qui passe à sept ans à partir de 1960 et Trần Văn Cẩn en devient le directeur.
En 1946, lors du déplacement de l’école d’art dans les collines de Việt Bắc, siège du gouvernement révolutionnaire, Hồ Chí Minh déclarait que «l’art tel qu’il est vu par les Français est mort en 1945 et renaît en 1946».
Il n’en demeure pas moins que l’héritage des artistes vietnamien est bien celui qui mêle tradition et modernisme, techniques ancestrales et contemporaines, Orient et Occident.