Lee Ungno, l’homme des foules

Mercredi 20 septembre 2017 : Lee Ungno, l’homme des foules, visite conférence par Maël Bellec, conservateur au musée Cernuschi.

Lee Ungno est considéré aujourd’hui comme l’un des grands maîtres de la peinture traditionnelle à l’encre du 20ème s.  Il a été très connu dans les années 1970 et 1980 mais un peu oublié depuis. Le but de l’exposition, maintenant que sa réhabilitation a été faite en Corée, est de rassembler les souvenirs qu’il a laissé en France. Le musée Cernuschi, qui a été toujours proche de la famille (des œuvres de son épouse Park-In-kyung et de son fils Lee Young-Sé sont exposées en parallèle au musée), possède cent-trente œuvres de Lee Ungno (le fond le plus important en dehors de Corée).
Lee Ungno naît en 1904 en Corée, commence sa carrière dans les années 1920 et connaît un premier succès en 1924 quand il remporte un prix au Salon du Seonjeon et d’autres après dans les années trente.
Le « Paysage désolé » a été peint en 1942 alors qu’il résidait au Japon pour moderniser son style. La vue en perspective cavalière et la méticulosité du traitement de la végétation sont très influencées par ce qui se faisait au Japon à l’époque, avec un écho de l’art impressionniste.
Après la libération de la Corée en 1945, la question, pour les artistes coréens, est de trouver une voie qui soit vraiment coréenne et non plus inféodée au Japon.

Paysage désolé. 1942. Encre et couleur sur papier. Détail. Collection particulière.

Vieil homme et oiseau. 1954.Détail. Encre et couleur sur papier. MC 2016-61.

Fête de singes. 1955. Détail. Encre et couleurs sur papier. MC 2017-3.

Les œuvres de Lee Ungno, dans les années 1950, représentent la vie quotidienne coréenne et, abandonnant les couleurs assourdies, il peint avec des couleurs vives et des traits nerveux. La verve populaire qui émane de sa peinture prend parfois une tournure caricaturale comme dans le « Vieil Homme et oiseau » ou la « Fête de singes ». Petit à petit ses œuvres vont évoluer vers des formes presque abstraites ; le sujet va pratiquement disparaître derrière des traits nerveux et puissants comme dans « Pavillon Hyangwon » de 1956. Considérant qu’il était allé aussi loin que possible dans son art, il décide de venir en Occident et parvient à venir en R.F.A. en 1958 et expose à Kassel en 1959. « Composition », de 1962, témoigne de son évolution vers l’abstraction.
La découverte des reliefs et des matières des toiles occidentales qu’il ne connaissait que par la photographie le conduit à expérimenter de nouvelles techniques. Les papiers imprimés, grattés, froissés, partiellement déchirés ou collés les uns sur les autres, comme dans « Un homme » de 1959, font référence à l’œuvre de Dubuffet dont il restera un fervent admirateur.

Composition. 1962. Encre et couleurs sur papier. MC 2017-11.

Un homme. 1959. Encre sur papier marouflé sur papier doré. MC 2016-62.

Fougères. 1979. Encre et couleurs sur papier. MC 10392.

A la fin de 1959, il décide de venir à Paris et de s’y installer. L’habitude de l’enseignement (il a enseigné en Corée) et l’intérêt suscité par les démonstrations qu’il a effectuées en Allemagne le poussent à créer, en 1964, l’Académie de la peinture orientale qui répond aux attentes du public mais aussi des milieux artistiques occidentaux qui s’inspirent notamment de la calligraphie (Georges Mathieu (1921-2012) et l’abstraction lyrique, etc.). Le comité de patronage de l’Académie réunit des personnalités telles que Hans Hartung (1904-1989), Pierre Soulages (né en 1919), le critique d’art Jacques Lassaigne (1911-1983), Vadime Elisseeff (1918-2002) qui est alors directeur du musée Cernuschi, mais aussi des peintres orientaux comme Zhang Daqian (1899-1983), Fujita Tsuguharu (1886-1968), Zao Wou-ki (1920-2013 et Zhou Lin (1915-1970). Après son décès l’Académie a été perpétuée par son épouse et son fils et, à partir de 1971, certains cours seront régulièrement donnés au musée Cernuschi.
La majorité des œuvres exposées ont été réalisées au musée dans le cadre de l’Académie et donnée en 1982. Si les sujets sont traditionnels (végétaux, poissons, oiseaux, singes, etc.) le style en est personnel. Tout au long de son enseignement, Lee Ungno insiste sur la maîtrise du pinceau, de l’encre, du papier, du trait, la composition et la manière d’occuper l’espace qui disperse les sujets. Il encourage ses élèves à s’inspirer du monde physique mais aussi à l’interpréter.

Calligraphie. 1959. Encre et couleur sur papier. MC 2017-9.

Composition. 1966. Encre sur papier. MC 2013-28.

Calligraphie.1977. Encre sur papier. MC 2013-83.

Composition. 1974. Couleurs sur papier.MC 2013-32

Lee Ungno n’a jamais rompu avec la tradition de la calligraphie et il entretient et développe tout au long de sa carrière un style propre allant jusqu’à l’abstraction. Un exemple de cette recherche est une calligraphie de 1959 sur le signe « enfanter » ou « produire » dont la partie supérieure est transformée en personnage. Il travaille aussi sur les caractères archaïques qu’on peut trouver sur les carapaces de tortues ou sur des bronzes et les utilise et les transforme pour créer des œuvres abstraites. Ces calligraphies donnent l’illusion de signes ou de caractères mais sont totalement illisibles. Certaines calligraphies réalisées lors de son incarcération en Corée du Sud (1967-1969) présentent des slogans politiques pour la réunification des deux Corées mais sont très difficiles à déchiffrer. Il maîtrise parfaitement les caractères chinois mais va les déformer et les empâter pour obtenir un effet esthétique, ce qui fait que, dans la calligraphie d’un poème chinois (1977), il réécrit le texte sur la gauche de manière lisible.
La peinture de bambous fait partie du répertoire de la peinture traditionnelle de lettré et Lee Ungno en peindra tout au long de sa vie mais son style évoluera avec les années. Durant les dix premières années de sa carrière il va peindre essentiellement des bambous et c’est une peinture de bambous qui lui vaut son premier prix en 1924. Le bambou, dans la peinture chinoise, est chargé d’un symbolisme très fort signifiant l’intégrité et l’humilité du lettré et sa capacité à résister à l’arbitraire du pouvoir. L’incarcération de l’artiste va réactiver son intérêt pour la peinture de bambous.

Bambous. 1986. Encre sur papier. MC 2013-59.

Composition. 1967. Couleurs sur papier. MC 2013-37.

Composition. 1979. Carton noir gratté. MC 2013-63.

Composition. 1976. Couleurs sur papier, collage. MC 2013-25.

Dans les « Composition » réalisées dans les années 1960, l’écho de la calligraphie archaïque est toujours présent et une œuvre de 1966 évoque même la forme de la carapace de tortue. Les signes se détachent en réserve sur fond sombre comme dans les estampages de stèles. Pour obtenir cet effet, l’artiste peignait d’abord les caractères avec de la colle de poisson diluée, qui devenait transparente en séchant. Il peignait ensuite la surface avec de l’encre ou de la couleur. La colle de poisson protégeait le papier qui restait blanc et les caractères apparaissaient en réserve sur le fond.
Dans les années 1970, l’œuvre de Lee Ungno s’inscrit dans la continuité de la décennie précédente puisqu’on y trouve encore la calligraphie mais interprétée d’une manière différente. Il utilise des papiers coréens teintés et les motifs sont cernés de noir ou de blanc.
Certaines œuvres évoquent les caractères de l’écriture coréenne mais encore plus schématisée et il utilise la technique du froissage et du collage pour obtenir des effets de relief. Il pouvait glisser des fibres végétales entre deux feuilles de papier pour donner un effet de matière. Tout son travail est basé sur l’observation de la nature et les ondulations de l’eau sont rythmées par les collages et l’utilisation des couleurs dans « Eau » (1973). S’intéressant beaucoup à l’art de l’Amérique latine il va aussi utiliser des couleurs vives comme dans « Vagues » (1973).
Cependant, il ne cessera pas de peindre des paysages selon les techniques traditionnelles et un retour aux sources semble s’opérer dans les années 1980 avec de nombreuses œuvres exécutées à l’encre, jouant avec des aplats de couleur et d’encre, sans contours, pour évoquer des paysages d’inspiration lettrée mais dans un mode minimaliste, presqu’abstrait.

Eau. 1973. Encre et couleurs sur papier, collage. MC 2017-13.

Paysage. 1980. Encre et couleurs sur papier. MC 2013-74

Foule. 1983. Encre sur papier. MC 2013-62

Foule. 1988. Encre sur papier. Détail. MC 2013-51.

En 1980, un soulèvement dans la ville de Gwangju faisant beaucoup de morts va être le déclencheur de la série des Foules et ce sera pour lui, une manière de participer au mouvement pour la paix. Les figures humaines animées de gestes divers sont disposées de manière dynamique dans les compositions afin de donner une impression de mouvement à la foule figurée. Ce peut être une dynamique de danse comme dans « Foule » (1983) où les personnages semblent danser en se tenant la main pour former un long cortège disposé verticalement ou, comme dans « Foule » (1988), où les silhouettes regroupées horizontalement exécutent des pas différents come saisies de frénésie. Tout ce travail sur les Foules accompagne le processus de démocratisation de la Corée du Sud et finalement une exposition de ses œuvres est organisée en janvier 1989 à Séoul quelques jours avant son décès. Alors que ses œuvres n’avaient pas été visibles pendant très longtemps en Corée, il est devenu le symbole de la démocratisation du pays et sa famille s’est attachée à y diffuser ses œuvres. Il est aujourd’hui complètement réhabilité et reconnu comme un des artistes majeurs du 20ème s. et un des fondateurs de l’art contemporain coréen.

Equitation. 1986. Baccarat, cristal gravé par sablage. Collection particulière.

Foule. Années 1980. Bois. Collection particulière.

Vase. 1967. Manufacture de Sèvres. Porcelaine et couverte. Collection particulière.

Composition. 1975. Encre sur tuile sculptée. MC 2017-18.

Parallèlement à son travail de peintre, Lee Ungno explore d’autres domaines tels que la sculpture ou collabore avec Baccarat, Sèvres, les manufactures de Beauvais et de La Savonnerie. La Monnaie de Paris produit des médailles et des rondes bosses à partir de modèles en plâtres ou en bois.
Dans les années 1970-1980, Lee Ungno avait quasiment un statut d’artiste officiel en France. C’est tout ce travail avec les institutions et de dialogue avec d’autres artistes européens qui a été un peu oublié. L’exposition du musée Cernuschi souhaite rappeler l’importance de cet artiste dans l’art français et coréen.

0

Saisir un texte et appuyer sur Entrée pour rechercher