La Peinture japonaise en quête de réalisme occidental

Mercredi 19 octobre à 18h : La Peinture japonaise en quête de réalisme occidental, Conférence par Christine Shimizu, Conservateur général honoraire du Patrimoine, ancien Directeur du Musée Cernuschi.

Les premiers contacts du Japon avec l’Occident sont dus aux Portugais. Ce sont les premiers à développer la route maritime des «épices». En fait, le but premier était de contrer la mainmise des arabes sur la Méditerranée en entrant en contact avec le royaume du Prêtre Jean, que l’on situait en Afrique. Pour ce faire ils ont l’idée de contourner le Maghreb. En 1487, Bartolomeu Dias (1450-1500) dépasse la côte de la Namibie. Il passe le Cap des tempêtes (Cap de Bonne  Espérance) et arrive  Mossel Bay. Toutefois il doit s’arrêter face à un risque de mutinerie. Dix ans plus tard, Vasco de Gama (1469-1524) reprend la route empruntée par Dias. Il débarque le 21 mai 1498 à quelques kilomètres de Calicut. Après trois voyages le Portugal a installé un grand nombre de comptoirs le long de la côte orientale africaine et en Inde. La «route des épices» est ouverte et l’empire commercial portugais va s’étendre jusqu’à Macao.
Trois Portugais, après de multiples péripéties à bord d’une jonque chinoise débarquent, en 1543, sur l’île de Tanegashima située au sud de Kyūshū. Trois ans plus tard, trois vaisseaux portugais atteignirent le Japon et ce fut le début d’échanges commerciaux assez importants.

Les routes empruntées par les Portugais vers l’Asie.

L’arrivée des barbares du Sud. Paravent d’une paire (détail). École Kano. Fin du 16e siècle. Kanagawa Prefectural History Museum.

En 1549, Saint François Xavier aidé par un samurai, Anjirō, qu’il a converti au catholicisme à Goa, débarque à Kagoshima. Il commence l’évangélisation du fief de Satsuma dont le seigneur souhaite intensifier ses relations commerciales avec les Portugais. On connaît une soixantaine de paires de paravents appelés par les Japonais Nanban byōbu ou  «paravents des barbares du sud» (nom donné aux Occidentaux). Ils figurent le départ d’un port (indien?) et l’arrivée au Japon d’une caravelle portugaise. Ainsi, sur l’un, le navire entre dans un port, avec à son bord des marchands qui sont attendus par des missionnaires. Sur le second, le capitaine du navire se dirige vers un temple, probablement aménagé en église, où un missionnaire l’attend devant la porte.

Oratoire Nanban (détail). Peinture à l’huile sur cuivre. Fin du 16e s. Santa Casa de Misecórdia, Sardoal.

Quatre cavaliers au combat. Paravent à 4 feuilles. Début du 17e siècle. Kobe City Museum of Nanban Art.

Les Jésuites envoient des œuvres occidentales pour leur usage personnel et à des fins de prosélytisme. Cependant, leur nombre se révèle insuffisant devant la demande locale des seigneurs. Le Père Alessandro Valignano arrive au Japon en 1579 et crée une première école de peintures occidentales et fait appel à un peintre italien Giovanni Niccolo. Valignano ouvre des écoles et séminaires sur les fiefs des seigneurs Otomo, Arima et Omura, tous situés au Kyūshū. Outre les peintures religieuses, les artistes japonais copient ou s’inspirent d’œuvres occidentales au début du 17e siècle. Le paravent Quatre cavaliers au combat tire ses représentations de plusieurs sources gravées (Gravures des 12 empereurs romains, v.1590, par Adriaen Collaert et portraits d’empereurs figurant sur une carte du monde par Wilhem Blaeu). La paire de paravents Vingt-huit Villes et une myriade de pays (Collection impériale) témoigne de l’introduction de la cartographie occidentale de Wilhem Blaeu, cartographe de la Compagnie des Indes orientales. Des vues aériennes des villes célèbres du monde connu sont aussi empruntées à des gravures occidentales, comme la Vue de Rome dérivée d’une gravure de la biographie de St Ignace publiée à Anvers en 1610.

Vingt-huit villes et une myriade de pays (détail). 17e siècle (après 1632), Collection de la Maison impériale.

Si la représentation de soldats et cavaliers correspond au goût des samouraïs, les élites apprécient certainement l’exotisme des scènes de genre figurant paysages et costumes d’Occident. La paire de paravents à six feuilles Musiciens européens (Eisei Bunko, Tōkyō) illustre, sur l’un, une fête champêtre avec le temple de l’amour et, sur l’autre, une scène bucolique de musiciens. Bien que les les costumes et instruments de musique soient correctement représentés, il en va tout autrement de la perspective, les personnages semblent plaqués sur un fond de paysage aux lointains bleutés.

Musiciens européen. Début XVIIe siècle. Eisei Bunko, Tōkyō.

La paire de paravents de la Carte du Monde et de la Bataille de Lépante (musée Kōsetsu, Kobe) est une composition faite à partir de plusieurs sources occidentales: on reconnaît dans le Turc assis sur un éléphant une gravure de Cornelis Cort d’après la peinture de Giulio Romano au Vatican, intitulée la Bataille de Scipion, et dans le roi des forces chrétiennes assis sur un trône, une gravure des Triomphes, série des Douze empereurs romains par Adriaen Collaeert publiés vers 1570 d’après des dessins de Stradanus (Jan van der Straet).

La Carte du monde et la bataille de Lépante. Vers 1610-1614. Kōsetsu Museum, Kobe.

L’âge de l’assimilation des techniques picturales correspond au milieu du 18e siècle grâce à l’implantation de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales (V.O.C.).

En 1636, la Factorerie de Dejima (anciennement Tsukijima) est installée sur un îlot construit en forme d’éventail. Pour des raisons politiques, les Portugais en sont expulsés en 1639 et, en 1641, le bakufu ordonne aux Hollandais de la V.O.C. de déplacer leur comptoir de Hirado sur cet île.

Le shōgun Tokugawa Yoshimune, intéresé par les sciences (astronomie et mathématiques) veut obtenir un calendrier exact avec les mouvements des planètes et des étoiles pour régler les rites avec exactitude. Il s’adresse à un Japonais qui se réfère à un livre chinois, lui-même indiquant que la source est occidentale: en 1720, un décret est promulgué pour encourager l’étude du hollandais et des sciences hollandaises. Comme les Japonais chargés de l’aspect scientifique et de la langue ne pouvaient rencontrer les Hollandais qu’une fois par an à Edo, les progrès sont lents et n’aboutissent qu’en 1758 à la rédaction d’un premier dictionnaire. La grande vague d’études hollandaises (rangaku) se situe dans la seconde moitié du 18e siècle. Les «cheveux rouges» (kōmō) sont reconnus comme supérieurs aux Chinois et aux Japonais par les défenseurs des études hollandaises.
La première étape de l’occidentalisation de la peinture se situe en 1718 avec l’introduction de la chambre noire depuis Suzhou (Chine). Elle permet de réaliser des megane-e, vues utilisant la perspective linéaire.
Les premiers exemples de megane-e seraient celles de Maruyama Ōkyo (1763-1795) produites à Kyōtō vers 1759-1767, comme le Concours de tir à l’arc au Sanjūsangendō attribué à Ōkyo. Ces peintures à perspective linéaire sont appelées uki-e et sont aussi employées par le peintre d’estampes Okumura Masanobu (1686-1764). La transposition japonaise de la perspective occidentale est parfois difficilement adaptée comme on peut le voir sur une estampe d’une Vue de maison verte de cet artiste où cohabitent l’intérieur d’une salle en perspective linéaire et un paysage extérieur en perspective axonométrique selon la technique japonaise.

Maruyama Ōkyo (1733-1795). Concours de tir à l’arc au Sanjūsangendō. Vers 1759. Xylographie de type uki-e.

Okumura Masanobu (1686-1764). Vue de maison verte. Vers 1770. Xylographie de type uki-e.

Le plus important courant de peinture occidentalisante est celui appelé «École d’Akita». Hiraga Gennai (1729-1780) est le fondateur de ce mouvement d’études hollandaises d’Akita. Fils de samurai d’un petit village de pêcheurs au Shikoku, il étudie la botanique et visite Nagasaki en 1753 où il étudie la peinture occidentale. Minéralogiste, zoologue, écrivain, potier, écrivain politique, il est invité par le seigneur Satake sur le fief d’Akita, en 1773, pour étudier les possibilités d’exploitation minière et développer le rendement de la mine de cuivre d’Ani. Il ne se limite cependant pas à cela et donne des cours de peinture à de jeunes samurais, comme Odano Naotake (1749-1780). Dans sa peinture à l’huile Portrait d’occidentale, Gennai essaie de rendre le volume d’un visage vu de face.

Hiraga Gennai (1729-1780) Portrait d’occidentale. Huile sur toile. Kobe City Museum.

Odano Naotake (1749-1780) Étang de Shinobazu. Huile sur toile. Akita Museum of Modern Art.

Satake Shōzan (1748-1785) Perroquet sur un pin. Couleurs sur soie. Collection privée.

Odano Naotake est formé comme tous les fils de samurai à l’école Kanō. Il s’intéresse à l’ukiyo-e et au courant chinois de Shen Nanpin, mais apprend de Gennai comment dépeindre les objets, non pas avec des lignes seules, mais avec des oppositions de couleurs définissant ombre et lumière. Sa peinture à l’huile, Étang de Shinobazu, lieu de promenade des Edoïtes, est construite sur plusieurs plans: un premier plan avec un pot de pivoines et un lointain marqué par une ligne d’horizon séparant le lac et la terre d’un ciel immense à la manière des peintres flamands ; l’éclairage projeté sur l’arbre et le pot de fleurs, les ombres portées au sol sont des innovations techniques dans la peinture japonaise. Les dégradés de bleu du ciel et les nuages créent une atmosphère.
Bateau de retour à Shinagawa, couleurs sur soie de Naotake, montre une grande habileté à intégrer les enseignements qu’il tire des gravures, même de petite taille, qu’il a à sa disposition. Le modèle de cette peinture est probablement emprunté à l’Abbé Pluche (Spectacle de la Nature, 1732-42 traduit en néerlandais) avec ses bateaux de diverses tailles pour suggérer l’éloignement, les reflets dans l’eau et la forme de la voile.
Satake Shōzan (1748-1785), de l’École d’Akita, rédige, en 1778, un ouvrage sur les lois de la peinture, expliquant la perspective, les ombrages et les pigments. Sa peinture sur soie Perroquet sur un pin est traversée par un tronc d’arbre disposé en biais, en gros plan, typiquement japonais, mais reprend les trois éléments de composition que Naotake a mis au point: ombrage sur l’arbre avec une source lumineuse identifiable, un grand ciel et une ligne d’horizon basse, des reflets dans l’eau.
Au 18e siècle, l’intérêt pour l’histoire naturelle est renouvelé par les ouvrages illustrés importés d’Occident et les artistes japonais créent de nombreux albums d’études d’insectes, d’animaux et d’oiseaux. Des Études de Shōzan auraient servi de matériel d’étude pour ses peintures de grande taille, mais aussi pour servir à d’autres artistes d’Akita.
Ce courant d’intérêt pour la peinture occidentale se retrouve aussi à Edo (Tōkyō) avec, comme principal représentant de la peinture occidentale au 18e siècle, Shiba Kōkan (1747-1818). Au début de sa carrière, il est un imitateur de Harunobu, peintre d’estampes ukiyo-e, puis il se tourne vers la peinture chinoise et étonne par sa maîtrise de l’encre. Mais en 1763, il rencontre Gennai auprès duquel il apprend la peinture à l’huile. Ses premières œuvres figurent le Mont Fuji car il voit que les Hollandais apprécient beaucoup ce sujet lorsqu’ils viennent à Edo. Il veut dépeindre la montagne avec le plus de réalisme possible et lui donner du volume. Shiba Kōkan rencontre plusieurs fois des ambassades hollandaises à Edo et obtient du résident hollandais, Titsingh, un exemplaire du Grand livre des peintres par Gérard de Lairesse qui aura beaucoup d’influence sur les artistes japonais. L’art de l’eau-forte est redécouvert par Shiba Kōkan (les Jésuites avaient introduit quelques exemples), mais la qualité en est pauvre. Il est cependant le premier à adopter la chambre noire pour exécuter des gravures sur cuivre.

Satake Shōzan (1748-1785). Études. Encre et couleurs sur papier Collection privée.

Shiba Kōkan ( 1747-1818). Mont Fuji. 1812. Huile sur toile. Asian Art Museum San Francisco.

Isohachi Wakasugi (1759-1805). Panier de fleurs. Couleurs sur soie.

C’est surtout Aōdō Denzen (1748-1822) qui réalise des eaux fortes. Il est envoyé par Matsudaira Sadanobu à Nagasaki en 1799 pour y apprendre le procédé directement des Hollandais, ce qui lui valut son surnom de “Aōdō” (Pavillon de l’Asie et de l’Europe). Sa peinture sur paravent, Mont Asama, présente une approche occidentale d’un sujet japonais mais l’aspect décoratif des grandes masses colorées est encore tributaire de la peinture japonaise.
A Nagasaki se développe un courant favorable à la peinture de style occidental, en particulier avec Kawahara Keiga (1786-1860). En 1725, un envoi par la Hollande d’une peinture de panier de fleurs par Willem van Royen au shōgun et est exposé au public. Isohachi Wakasugi (1759-1805) réalise des peintures de fleurs et de paysages dans le style hollandais.

Aōdō Denzen (1748-1822). Mont Asama (Détail). Huile sur papier. Tōkyō National Museum.

Hokusai (1760-1849). Chie no Umi. 1832-1834. (Détail). Xylographie.

Il est intéressant de noter que Hokusai (1760-1849) utilisera la perspective occidentale. Lorsqu’il peint Chie no Umi (1832-1834), il utilise un certain nombre d’effets qu’on peut retrouver dans Paysage au Mont Fuji (1798) de Shiba Kōkan: perspective, ligne d’horizon, rendu du vent dans la voile. Si le traitement par xylographie est japonais, l’ensemble de la composi0on est redevable à l’œuvre de Shiba Kōkan.

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