La Nature revisitée par les potiers vietnamiens

Conférence par  Philippe Truong, Chercheur indépendant, spécialiste en céramique vietnamienne.

Philippe Truong rappelle que si l’histoire de la céramique vietnamienne remonte à l’époque préhistorique, ce n’est qu’à partir de la dynastie des Lý (1009-1225) qu’elle commence à acquérir véritablement ses caractéristiques intrinsèques.

En effet, après dix siècles de colonisation chinoise, les premiers souverains Lý durent consolider le royaume de Đại Việt (« Grand Royaume des Việt ») tant au niveau administratif, défensif qu’économique. Après avoir réorganisé (promulgation du premier Code Pénal, instauration de concours littéraires, développement de l’agriculture et de l’artisanat, élaboration d‘un réseau de communication, etc.) et consolidé leur royaume (instauration d’une puissante armée organisée et d’un système de défense solide capable de faire face aux ennemis, les Song au nord et les Chams au sud), ils doivent forger une identité nationale, élaborer un art national voire nationaliste, pour réunir sous leur bannière la population alors partagée en plusieurs fractions. Ils doivent alors construire un art capable de s’adresser autant à la classe aristocratique cultivée qu’aux simples paysans. De ce fait, cet art doit être visuel et symbolique à la fois. Il doit être suffisamment simple pour se faire comprendre, en empruntant le langage pictural de la vie quotidienne de l’époque, d’où la référence à la Mère Nature, qui deviendra la marque de l’art et de la céramique vietnamienne.

De plus, cet art de propagande doit aussi faire référence :
– à l’antique culture des Lạc Việt, celle de la pré-colonisation chinoise, permettant de rattacher les Lý à la première dynastie des rois Hùng et de les légitimer,
– à la guerre de l’indépendance pour susciter l’esprit patriotique de la population,
– au bouddhisme, religion introduite au 2e siècle permettant aux autochtones de supporter la dictature étrangère et érigée en religion d’état,
– et enfin d’intégrer les influences étrangères même celles venant de leurs ennemis chinois et chams.

Pour servir cet art, les potiers conçurent un décor figuratif, incisé et peint en oxyde de fer. Cette grande innovation technique permet d’orner la vaisselle de luxe (jarres couvertes, bassins, etc.). Elle consiste, après la pose d’un engobe blanc crème à base de cendres, d’inciser un décor sur la pâte encore humide, puis d’enlever cet engobe sur les surfaces destinées à être rehaussées en oxyde de fer, avant cuisson. Le décor est réparti toujours en trois panneaux horizontaux délimités par une ligne peinte, reprenant ainsi celui des bronzes de Đông Sơn.

Jarre à décor d’échassier. Grès incisé et peint à l’oxyde de fer. Thanh Hoa.11ème -13ème s. ©Philippe Truong.

Urne aux cinq tigres. Grès à décor incisé et peint à l’oxyde de fer. 13ème-14ème s. ©Philippe Truong.

Acrotère de toit en forme de dragon makara. Terre cuite. Palais de Thăng Long. ©Philippe Truong.

Quel animal pouvait le plus s’adresser à l’imaginaire des Vietnamiens que l’échassier, totem tant de la tribu Lạc (paon) que du clan des Hồng Bàng (grue cendrée), et dont le nom désigne autant la capitale (Mê Linh : une variété de héron) que le royaume (Văn Lang : un oiseau aquatique à plumage blanc). En adoptant les échassiers, les Lý rattachent ainsi leur dynastie aux dynasties pré-colonisations (Lạc Việt et Âu Việt).
L’autre animal symbolique emprunté au répertoire de Đông Sơn est le crocodile puisque ce dernier, associé à la grue (comme sur  le tambour de Hòa Bình, Phú Xuyên ou de Kinh Hoa), évoque la légende de Lạc Long Quân et de l’immortelle Âu Cơ, celle de la création de la race Kinh (Viêt). Contrairement aux échassiers, ce crocodile subit une transformation. Comme les souverains chinois, les souverains Lý adoptent le dragon comme emblème. Ainsi, naquit le dragon giao long (dragon serpent) qui hérite des Lạc sa tête et ses pattes de crocodile, qui conserve du dragon chinois son corps de serpent, et du makara cham sa trompe d’éléphant suggérée sous forme d’une flamme placée devant son museau supérieur. Décliné sur les céramiques architecturales (tuiles faitières, embouts, antéfixes, etc), il orne les constructions (palais, pagodes, temples) de la nouvelle capitale Thăng Long fondée en 1010. Sa tête est modelée sur le bec verseur des kundika, vase rituel indien destiné à contenir l’eau lustrale dans les cérémonies bouddhiques. Au Vietnam, ces verseuses sont munies d’un corps ovoïde et d’une anse décorative, le plus souvent en forme de perroquet et, plus rarement, en crabe, anguille ou saphira (crevettes d’eau douce aux longues pinces). Leur sinisation n’est perceptible qu’à partir du 15e siècle, durant les Lê, où le dragon adopte les critères chinois et orne la vaisselle impériale.

Verseuse avec bec verseur en forme de dragon. Grès sous couverte. 13ème-14ème s.

Verseuse en forme de dragon dressé. Grès porcelaineux. Décor bleu de cobalt sous couverte. Épave du Hoi An. 15ème s.

Plat. Grès porcelaineux à décor de bleu de cobalt sous couverte. 15ème-16ème s.

L’éléphant symbolise le culte des héros de la guerre de l’indépendance. Présent dès la période Han-Viet (1er–3e siècle) sous forme de verseuse hu au bec verseur en forme de tête d’éléphant, sa représentation, sous les Lý révèle, par son harnachement, qu’il s’agit d’une monture de guerre. Dans l’imagerie populaire, il incarne, entre autre, la révolte des deux sœurs Trưng (40-43), la première éphémère révolte victorieuse contre l’occupant chinois. Sous les Lý, il symbolise la guerre d’indépendance, l’incarnation des héros devenus des Génies Protecteurs de la Nation qu’évoquent les Vietnamiens lors des invasions des Yuan et des Ming. A partir du 15e siècle, l’éléphant a perdu sa valeur nationale pour devenir des montures soit de bodhisattva (plat du Metropolitan Museum) soit  de parade.
Adopté comme emblème du royaume, le perroquet, tant convoité par les chinois depuis qu’un couple sachant parler fut offert en 121 av. J.-C à l’empereur Han, inspira aux potiers les premières pièces zoomorphiques (verseuses, lampes à huile et, plus rarement, boîtes) d’une grande finesse d’exécution.

Jarre à décor incisé d’éléphants et de feuillage. Than Hoa. 13ème-14ème s. ©Musée du Cinquantenaire. Bruxelles.

Verseuse en forme d’éléphant. Porcelaine bleu et blanc. 15ème-16ème s.

Verseuse (ou lampe ?) en forme de perroquet. Grès céladon. 11ème s.

Le bouddhisme comme source d’inspiration occupe une place primordiale. Fervents adeptes, les souverains Lý furent les patriarches de sectes bouddhiques et accordèrent de multiples privilèges et pouvoirs aux moines qui constituaient alors l’élite intellectuelle. Emblème de Bouddha, le lotus était décliné sous toutes ses formes : rinceaux ou fleur comme décor gravé, incisé ou imprimé sur les monochromes, incisé et peint en oxyde de fer, ou rangée de pétales de lotus modelée en relief autour des ouvertures des jarres, des verseuses, sur le couvercle autour du bouton de préhension. Pour l’autel de Bouddha, les objets cultuels reprennent la forme de cette fleur aux multiples rangées de pétales traités au naturel avec la pointe toujours légèrement recourbé vers le haut et alternant une grande et une petite pétale. L’intérieur  des petits plateaux (d. 10 cm) montrant un lotus incisé sur un fond piqueté et laissé sans couverte, intrigue les chercheurs qui suggèrent son usage possible somme pierre à encre ou plateau d’offrande de graines de lotus ou autres fruits séchés.

Jarre cylindrique à décor de lotus. Grès à décor incisé et peint à l’oxyde de fer. 13ème-14ème s.

Petit plateau en forme de fleur de lotus. Grès partiellement émaillé. 15ème-17ème s.

Anonyme Pot à chaux, 1400. Grès Pâte blanche, deux couvertes : ivoire et verte. ©Musée Cernuschi, musée des Arts de l’Asie de la Ville de Paris.

Dotés d’un esprit œcuménique,  les Lý protégèrent le confucianisme, le taoïsme et le brahmanisme, dans un but purement politique, en érigeant ces divinités en protecteurs et gardiens du royaume Việt. Ce syncrétisme religieux est perceptible sur les céramiques Lý-Trần. Citons l’intérieur du bol à décor d’écailles de tortue orné en alternance des trigrammes taoïstes et d’un swastika bouddhiste, ou celui mêlant les huit emblèmes taoïstes avec ceux du bouddhisme. Les trois religions sont présentes également sur la jarre du Musée Guimet : dans le registre inférieur, des carpes franchissant les vagues (confucianisme) parmi les lotus ; dans le registre central, des lotus en fleur (bouddhisme) ; et dans le registre supérieur, des kinnari, musiciennes célestes indiennes et importées du Champa (brahmanisme). De tels décors sont inconcevables en Chine.

Vénéré comme un génie tutélaire, la conception du pot à chaux illustre la légende de la chique de bétel dont la paternité est attribuée au 4e roi Hùng. Recueillis par un ermite, deux frères orphelins tombèrent amoureux de la fille de ce dernier, qui, selon la tradition, choisit l’aîné pour époux. Délaissé, le plus jeune décida de retourner seul dans leur village natal et se trouva bloqué par une rivière profonde. Il mourut de chagrin et se transforma en un rocher. Parti à sa recherche et ne le trouvant pas, son frère aîné s’adossa contre le rocher et se mua en aréquier. Attristée par l’absence de ce dernier, son épouse arriva devant la rivière et se métamorphosa en une liane de bétel qui s’enroula autour de l’aréquier. Ainsi, le corps ovoïde du pot à chaux symbolise le rocher, son anse le tronc de l’aréquier autour duquel s’enroule le bétel. Des noix d’arec et barbes sont modelés à la base de la prise. Pour accentuer le réalisme du décor,  les potiers posèrent un émail vert qui coule sur le corps blanc pour imiter la mousse et un anneau brun pour marquer la terre.

Les couvertes des céramiques sont de couleurs ternes, allant du blanc ivoire au brun noir en passant par toute une gamme de jaunes, de bruns et de verts. Ce choix correspond aux nuances des paysages du Nord Vietnam comme l’a décrit Pierre Pasquier : « La nature en Annam n’est point joyeuse. Il ne faut pas se faire surtout du Tonkin une idée d’exotisme coloré. L’absence de sensation colorée est la caractéristique de ce pays. Le ciel est souvent gris, qu’il soit surchauffé et porté au blanc pendant l’été ou qu’il s’endeuille des brumes du printemps. Les maisons en paillotes et en boue sont sépia. Les costumes sont de teinte brune. Le buffle est couleur de vase. Les fleuves sont lourds et roulent des eaux de terre de Sienne. Pourtant cette nature est enveloppante, elle vous prend lentement, vous saisit doucement et on en conserve toujours au cœur des sensations subtiles et délicates ayant la finesse des sensations que nous donne une légère aquarelle ».

Comme on a pu le voir, la Nature, réelle ou mythique, a beaucoup inspiré les potiers vietnamiens qui l’ont interprétée en fonction des techniques et des modes selon leur inspiration.

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