Khajurāho, les temples de l’amour

Mercredi 13 décembre 2017 : Khajurāho, les temples de l’amour, conférence par Gilles Béguin, Conservateur général honoraire du Patrimoine, ancien directeur du musée Cernuschi.

Le site de Khajurāho se situe au Nord du Madhya Pradesh, au centre de l’Inde, dans une région appelée Bundelkhand. Ce plateau rocailleux, protégé au sud par les monts Vindhya, est constitué de collines facilement fortifiables et de rares zones de culture. C’est un des sites les plus prestigieux du patrimoine monumental indien.
L’obscure maison princière des Candella (831-1308) y règne depuis une simple bourgade, Kharjūravāhaka (la cité des palmiers dattier) connue maintenant sous le nom de Khajurāho. Au 9ème s. la puissante dynastie des Gurjara-Pratihāra prend possession de la région. Remarquables guerriers et d’abord fidèles vassaux, les roitelets Candella vont, petit à petit, profiter des luttes internes et externes qui affaiblissent les Gurjara-Pratihāra pour agrandir considérablement leurs États et la fin du 10ème s. voit le début de la construction des grands temples à Khajurāho, devenue une capitale religieuse. Dans les premières années du 11ème s., le royaume Candella remplace de fait, en Inde centrale, celui des Gurjara-Pratihāra. Cependant, les Candella doivent faire face à l’avancée des conquérants musulmans et Mahmūd de Ghazni (971-1030) envahit leur territoire en 1019 ; cela se termine pourtant par un accord et Vidyādhara (1003-1035) reste sur son trône après avoir rendu hommage. Une autre menace va venir de l’Ouest avec Muhammad de Ghôr (1160-1206) qui profite des divisions des princes hindous pour s’emparer de tout le Nord de l’Inde et finit par isoler les Candella. Finalement, en 1310, Khajurāho est prise et pillée mais la cité a encore fière allure lorsque le voyageur Ibn Battūta la visite vers 1335 et elle continuera d’avoir une activité religieuse jusqu’au 14ème s.

Carte du Madhya Pradesh.

Temple Lakshmana. Côté sud. ©Iago Corazza.

Temple Dulādeo. Côté ouest. ©Iago Corazza.

A l’origine, il y avait, dans cette capitale, plus de quatre-vingt temples mais il n’en reste que vingt-cinq. Ces structures sont des temples à sikhara (tour, sommet de montagne), terme qui évoque le mont Kailāsa, séjour de Shiva ou le mont Meru pour les autres obédiences. Un sikhara couronne la cella (garbhagrha) de tous les temples ; cette tour est précédée d’une ou plusieurs salles à piliers, (mandapa, mahāmandapa) et d’un porche (ardhamandapa). Le sikhara est généralement attribué à l’architecture du Nord en opposition au prāsāda, toiture en terrasses étagées de l’Inde du Sud. Cependant on voit sur certains sites la juxtaposition des deux types de couverture comme à Pattadakal ou certains temples à sikhara dont le mandapa est couvert d’un prāsāda. Les superstructures sont vides et des trappes percées dans les plafonds permettent un accès pour l’entretien.
La particularité des temples de Khajurāho est qu’ils sont dépourvus de murs d’enceinte et construits sur de hautes terrasses monumentales, pouvant être communes à plusieurs temples, qui délimitent l’espace sacré, probablement enserrées dans le tissu urbain aujourd’hui disparu. Une autre caractéristique est la présence d’escaliers qui se prolongent à l’intérieur du bâtiment. En fait, ces éléments sont hérités de l’architecture des Gurjara-Pratihāra.
Les architectes de Khajurāho ont innové en perçant de larges porches ouverts sur des balcons en saillie qui laissent la lumière pénétrer à l’intérieur et favorisent l’aération, créant ainsi un lien avec l’extérieur. Les temples sont en forme de croix ou de croix de lorraine et le couloir de circumambulation intérieur est ouvert sur les balcons latéraux et celui qui se trouve derrière la cella. Au cours du temps les sikhara vont devenir de plus en plus complexes avec un jeu de demi-sikhara qui vont s’étager formant contreforts, puis une multitude de demi-sikhara, disposés en cascade jusque dans les angles. Le Kandāriyā Mahādeva (premier tiers du 11ème s.) marque l’apogée de l’architecture des Candella.
Différentes religions sont représentées dans les temples : la première est le visnouisme qui était la religion officielle des Gurjara-Pratihāra, puis les souverains Candella vont particulièrement favoriser Shiva. Surya a aussi un temple et le jaïnisme, pratiqué par les commerçants, est aussi bien représenté par plusieurs temples.

Plan du Temple de Kandāriyā Mahādeva.

Vue sud du temple de Kandāriyā Mahādeva détaillant les différentes parties.

Remarquable pour son architecture considérée comme la plus aboutie de l’Inde médiévale, Khajurāho l’est tout autant pour son extraordinaire décor sculpté couvrant la plupart des façades des temples et plus rarement leurs intérieurs. La plupart des sculptures étaient exécutées sur le temple même. On distingue les divinités et les léogriffes qui suivent les canons de l’art hindou, de tout un ensemble de figures féminines gracieuses (devatas, apsaras, surasundari, etc.). Concernant ces figures lascives plusieurs interprétations ont cours mais il ne faut pas oublier que l’art indien illustre exclusivement les textes. Il se trouve que dans la province voisine, l’Orissa, des textes décrivent de semblables jeunes femmes, donnent leurs noms et précisent leurs positions. Par leur beauté et leur sensualité elles écartent les puissances maléfiques. Il n’est donc pas exclu qu’à Khajurāho, les jeunes femmes qui rentrent parfaitement dans ces critères soient ainsi identifiables : celle qui tient un miroir représente Darpani, celle qui joue avec un perroquet, Shukasarika, celle qui s’ôte une épine du pied, Shubhagamini, etc.
Un autre groupe de sculptures figure des couples amoureux (mithuna), ces couples, très chastes, sont là aussi pour protéger le lieu et trouvent leur origine déjà à l’entrée des temples au 5ème s.
Des reliefs narratifs sont généralement situés sur les soubassements du podium mais aussi les soubassements du temple. Il se pourrait que ces reliefs illustrent des textes qui ont disparu, poèmes épiques ou relations historiques. On constate une très grande présence de soldats, ce qui est logique dans un royaume militarisé, mais certaines scènes présentent un caractère grivois ou peut-être même satirique et représentent des gens du commun.
Il y a une inégalité dans le rendu des chairs et celui des bijoux qui figurent de vrais bijoux (chaînettes, anneaux, brassards, bracelets et boucles d’oreilles, en majorité indifféremment portés par les femmes et les hommes) ainsi que dans le traitement des proportions des corps (certains ateliers peuvent les allonger et d’autres donner plus d’importance aux visages qui sont assez stéréotypés).

Temple de Laksmana. Statue du culte: Vishnu Vaikuntha. ©Iago Corazza.

Temple de Kandāriyā Mahādeva. Musicienne et beauté écrivant une lettre d’amour entre deux groupes de divinités. ©Nagarjun Kandukuru.

Temple de Pārsvanātha. Devānganā se peignant la plante des pieds.

Temple de Pārsvanātha. Nupurapādikā esquissant un pas de danse.

Un ensemble de scènes érotiques garnit les façades des temples. Ces reliefs, même si nous ne possédons pas de textes, pourraient être interprétés comme l’union de l’âme et de la divinité.
Certains reliefs érotiques peuvent avoir un sens satirique mais ne sont pas explicables dans le contexte des temples hindous. Un autre groupe rassemble des reliefs érotiques de grande taille qui se trouvent toujours à la jonction de la cella et du mandapa, jonction entre la zone fréquentée par les dévots et celle exclusivement réservée au clergé, passage entre deux mondes. L’emplacement sous-entend un contenu hautement sacré. L’interprétation de ces scènes restent conjoncturelle car elles figurent des positions très explicites qui peuvent être rapprochées de pratiques de sectes shivaïtes ridiculisées dans une fameuse pièce de théâtre d’alors ou dans un conte populaire contemporain.

Temple de Lakshmana. Groupe érotique. ©Jean-Pierre Dalbéra.

Temple de Visvanātha. Groupe érotique.

Temple de Citragupta. Mithuna. ©Jeff Hart.

En fait on arrive à des contradictions qui pour l’instant sont insolubles : des rituels secrets d’inspiration tantrique ne peuvent pas s’exposer à côté de l’iconographie classique hindoue ; si ce sont des pratiques de sectes shivaïtes il semble improbable qu’elles soient figurées sur des temples visnouites.
En fait, toute la littérature médiévale indienne a pratiquement disparu et les chroniques et textes spécifiques du royaume des Candella ont été perdus lors des invasions musulmanes. Dans l’état actuel, on ne peut pas interpréter réellement ces scènes érotiques en l’absence de textes sur lesquels s’appuyer.

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