Jalons pour une histoire de la littérature chinoise moderne

Mercredi 22 février 2017 : Jalons pour une histoire de la littérature chinoise moderne par Isabelle Rabut, Professeur à l’Institut national des langues et civilisations orientales, directrice de l’équipe ASIES.

Dès la fin du 19ème siècle est apparu en Chine un mouvement pour le renouvellement de la littérature. On reprochait à la littérature chinoise ancienne d’être écrite dans la langue des lettrés, incompréhensible et éloignée de la langue vernaculaire, de transmettre des valeurs qui ne respectaient pas les droits de l’individu, de suivre des schémas anciens qui n’étaient plus en phase avec la réalité et de ne pas décrire la vie quotidienne des simples gens.
La rénovation de la littérature chinoise va passer par une étape qui va s’inspirer de la littérature occidentale et aussi de celle du Japon qui a souvent servi d’intermédiaire entre l’Occident et la Chine. Cela a commencé par un abandon progressif de la langue des lettrés qui est d’abord simplifiée, puis par l’utilisation de la langue vernaculaire dont Hu Shi (1891-1962) fut le champion, écrivant romans et même des poèmes dans la langue parlée. Chen Duxiu (1879-1942) publie « de la révolution littéraire » et Liang Qichao (1873-1929), dans son ouvrage, Sur le roman et le gouvernement des masses, traduit bien l’idéologie qui voulait que la littérature dût avoir un rôle dans l’évolution de la société. De fait, les romans écrits en langue vernaculaire eurent une plus grande influence que les essais ou les écrits philosophiques. Parallèlement à la parution de romans, un grand mouvement de traduction va se développer qui va donner des modèles à suivre. Lin Shu (1852-1924) fut le plus prolifique des traducteurs, bien que ne connaissant aucune langue étrangère (il travaillait en binôme avec quelqu’un qui connaissait la langue), et ses traductions de David Copperfield de Dickens et de la Dame aux camélias de Dumas, entre autres, connurent un immense succès. Les deux tiers de la production littéraire de fiction à la fin de la dynastie des Qing étaient des traductions ! Jules Verne et Conan Doyle connurent aussi un grand intérêt de la part du public pour l’aspect romanesque et extraordinaire de leurs romans. Mais ce type de romans est censé non seulement distraire mais aussi enseigner quelque chose aux chinois. La traduction répondait à un objectif pragmatique précis : faire découvrir aux Chinois, à travers la littérature, la façon de vivre et l’esprit occidentaux. Cela a entraîné un mouvement d’imitation de la part des auteurs chinois et le roman policier occidental a été tout de suite imité : un auteur a même créé un Arsène Lupin chinois. Plus largement, ce sont les techniques romanesques de l’Occident qui ont été imitées. En 1922, Mao Dun (1896-1981) écrivit un article où il critique fortement le roman chinois traditionnel et il fut l’un de ceux dont les œuvres reflètent la lutte révolutionnaire et la désillusion de la fin des années 1920.

Hu Shi en 1922.

Chen Duxiu et la revue Nouvelle Jeunesse. 1915.

Lin Shu.

Après le mouvement du 4 mai 1919, la littérature chinoise va entrer dans une nouvelle phase. On voit ainsi, qu’au lieu de commencer par décrire le personnage principal d’un roman, on rentre tout de suite dans l’action, les descriptions sont moins stéréotypées et une description psychologique abstraite fait son apparition. Cela entraîne une autre façon d’écrire, avec des phrases plus complexes que dans le roman traditionnel. Pour les écrivains chinois, le but est de rentrer dans le courant de la littérature mondiale.
Au début des années 1920 apparaît un courant romantique influencé par les courants occidentaux du 19ème s. et particulièrement les auteurs anglais de l’époque victorienne mais aussi par la littérature japonaise. Yu Dafu (1896-1945) en est un des auteurs caractéristiques. Il y eut aussi un courant réaliste imitant Tolstoï, Maupassant ou Zola, et un courant moderniste auquel on a donné le nom de néo-sensationnisme, inspiré de l’expressionisme futuriste et de l’écriture de Paul Morand.
Un autre aspect de la littérature chinoise moderne de la première moitié du 20ème s. est son inféodation au pouvoir politique et son obsession du salut de la Chine. La ligue des écrivains de gauche, fondée en 1930, étudie la théorie marxiste, traduit les auteurs soviétiques et pose la question de la popularisation de la littérature et de « la langue de masse » (critique de la langue utilisée par les auteurs issus du courant du 4 mai, jugée trop occidentalisée). L’écrivain ne doit pas décrire la société de manière objective mais il doit œuvrer à la transformation de la société et préparer l’avènement de la société de demain. Sous cette pression, bon nombre d’écrivains vont se tourner vers un romantisme révolutionnaire comme Guo Moruo (1892-1978). Les écrivains réalistes vont, eux, adopter une lecture marxiste de la société, insistant sur les problèmes économiques et les rapports de classes, tel le roman Minuit de Mao Dun (1896-1981) qui est un sommet de la littérature réaliste des années 1930.
Dès les années 1930, des zones communistes s’étaient formées en Chine et certains écrivains s’étaient regroupés à Yan’an. Mao Zedong fit deux interventions aux causeries de Yan’an, en 1942, et définit la ligne de conduite à suivre : la littérature comme arme de combat, le statut ambigu de l’intellectuel, la remise en cause du « réalisme critique » (l’éloge et la dénonciation), une ouverture plus sélective sur l’étranger.

Yu Dafu, Cheng Fangwu et Guo Moruo.

Couverture de Minuit de Mao Dun aux éditions Robert Laffont. 1979.

Couverture de Half man is a woman de Zhang Xianlang. ©huitao.net.

Couverture de Dictionnaire de Maoqiao de Han Shaogong. 1995.

La pression politique sur les écrivains va se renforcer, après 1945, lors de la guerre entre les nationalistes et les communistes. La « littérature des 17 années », de 1946 à la Révolution Culturelle, est contrainte de suivre les principes imposés à Yan’an. Une nouvelle génération d’écrivains va occuper la scène littéraire et les grands noms du 4 mai sont réduits au silence (quelques-uns se sont exilés, certains ont été forcés de renoncer à l’écriture tel Shen Congwen, et ceux qui n’ont pas été chassés de la scène littéraire sont incapables de se conformer aux nouvelles directives). Si on veut résumer la « littérature des 17 années », il y a les romans rouges qui évoquent l’épopée maoïste et affirment la légitimité du pouvoir communiste (la lignée rouge, publié en 1981 aux éditions en langues étrangères, Pékin), les romans qui décrivent la campagne sous l’angle politique en évoquant la vie des coopératives, en exaltant le nouveau type de paysans entièrement dévoués à la collectivité (Sanliwan de Zhao Shuli).
La Révolution Culturelle fut redoutable pour les intellectuels qui furent envoyés dans les laogai (camps de travail) ou déportés à la campagne (Zhang Xianlang (1936-2014) écrira sur son expérience en camp de rééducation).
Après la mort de Mao Zedong, en 1976, Deng Xiaoping lance des réformes économiques et une ouverture progressive du pays. On voit une réhabilitation des écrivains et la réouverture de librairies. Dans les courants littéraires de années 1980 on voit celui des « jeunes instruits » qui recherchent leurs racines et prônent un retour aux traditions, celles des campagnes avec leur culture populaire (Han Shaogong, A. Cheng, Zhang Chengzhi). Un courant de littérature d’avant-garde voit aussi le jour, dont les auteurs, qui étaient enfants lors la Révolution Culturelle, vont exprimer leurs sentiments d’horreur et d’absurdité en s’appuyant sur les techniques du roman moderne (Yu Hua, Ge Fei), s’affranchir des contraintes du réalisme et jouer sur le temps, sur l’espace et déconstruire le texte. Enfin, un courant néo-réaliste (xin xieshizhuyi) s’attache au quotidien, au trivial.
1989 voit une rupture avec l’accès aux réseaux sociaux qui entraîne la désacralisation de la figure de l’écrivain et la disparition de l’esprit humaniste. La grande littérature est engloutie dans une masse de littérature populaire avec la loi du marché et le pouvoir va se servir de la littérature pour faire passer ses idées. Cependant, une certaine repolitisation de la littérature se fait jour avec Yu Hua, Mo Yan, Yan Lianke ou Li Er.

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