Histoires de lDe, de ’Bro et de sMer : Politique et religion dans le Ladakh ancien

Mercredi 11 octobre 2017 : Histoires de lDe, de ’Bro et de sMer : Politique et religion dans le Ladakh ancien, conférence par Nils Martin (doctorant à l’EPHE, rattaché au CRCAO).

« Ne pas boire l’eau sous l’homme, ni manger l’herbe sous le cheval »
Expressions du pouvoir à Mangyu

Les villages d’Alchi, Sumda Chung, et Mangyu, au Bas-Ladakh (Jammu-et-Cachemire, Inde), sont célèbres pour les temples et stūpas décorés de peintures murales de style Kashmiri qui y ont été érigés durant la période de Seconde Diffusion du bouddhisme au Tibet occidental (Xe – XIIIe siècle). Toutefois, le contexte historique et la datation de ces monuments, traditionnellement associés à l’activité du grand traducteur Rinchen Zangpo (958-1055), restent obscurs. Il en va de même des sites fortifiés voisins d’Alchi Khargok, Balukhar et Khaltse Zampa, jusqu’alors associés à l’Empire tibétain de Pugyel (VIIe-IXe siècle).

Dans sa conférence, Nils Martin a présenté l’inscription de fondation et les peintures murales de scènes royales, accompagnées d’inscriptions, présentes dans le temple d’Avalokiteśvara de Mangyu. Leur étude pluridisciplinaire et comparative permet d’éclairer singulièrement l’histoire ancienne de la région et des monuments voisins. Surtout, inscriptions et scènes royales offrent des expressions variées et parfois même contradictoires du pouvoir détenu par le patron du temple et ses aïeux, par rapport aux rois du Tibet occidental pour lesquels ils gouvernaient la région. C’était là le cœur du sujet.

Dans une première partie, Nils Martin a ainsi fourni une lecture partielle mais précise de certaines sections de l’inscription de fondation. La recherche du clan ou de l’ethnie à laquelle appartenait le patrilignage de « patrons » (comprendre le patron du temple et ses aïeux, eux aussi patrons de la communauté bouddhique avant lui) qui y est égrené a conduit Nils Martin a présenté des matériaux divers. A en juger par ces derniers, les sMer, car c’est ainsi qu’ils s’appelaient, auraient été présents dans certaines régions himalayennes au sud-ouest du plateau tibétain. Il semble également qu’ils aient été dotés du statut de ministre ou gouverneur de haute époque, dès l’Empire tibétain de Pugyel. Dans l’inscription, il est notable qu’ils apparaissent tour à tour, comme indépendants de tout autre autorité, c’est-à-dire comme des chefs parmi d’autres chefs, puis comme placés sous l’autorité des rois du Tibet occidental, la géographie de Mangyu et le temps des « patrons » étant subordonnés à la géographie du Tibet occidental et au temps de ses rois. L’expression la plus mystérieuse peut-être du pouvoir des « patrons » était celle choisie comme titre par Nils Martin : « Ne pas boire l’eau sous l’homme, ni manger l’herbe sous le cheval. » Sous la forme d’un proverbe encore connu au début du siècle dernier, elle indique que les « patrons » ne devaient pas se retrouver sous la coupe d’un autre pour avoir accepté la boisson ou la nourriture qui leur était tendue en échange de leur subordination.

Le temple d’Avalokiteśvara de Mangyu. ©Nils Martin.

L’inscription de fondation. ©Nils Martin.

Dans une deuxième partie, Nils Martin a analysé la structure des deux scènes royales peintes dans le temple et identifié leurs sujets. Celle du haut dépeint un banquet au centre duquel trônent quatre figures royales – deux hommes et deux femmes – luxueusement vêtues de costumes à décor de losanges. Derrière elles, de part et d’autre, se trouvent quatre hommes et quatre femmes vêtus de costumes plus simples en laine, identifiés par des légendes comme les « patrons » et « patronnes » (comprendre probablement cette fois le patron du temple et ses proches, plutôt que ses aïeux). Dans la scène du bas, huit cavaliers chassent un yak aux cornes massives, représenté au centre. Parmi ces cavaliers, tous semblent porter des vêtements de laine, à l’exception du cavalier qui fait face au yak de manière héroïque, et un autre peut-être derrière lui. Ceux-là portent le costume luxueux des rois, habillé de losanges. Ainsi, les deux scènes doivent-elles être comprises ensemble, ainsi qu’en lien avec l’inscription. Elles expriment la grandeur du roi, également louée sous trois aspects dans un quatrain inscrit entre les deux scènes : le roi anéantit ses ennemis remplis de haine ; protège ses sujets aimants ; et honore la communauté bouddhique. Dans ces scènes, les « patrons », aux habits de laine, participent à l’expression du pouvoir royal, banquettent et chassent avec les rois, mais sont en retrait, quoiqu’ils soient les véritables fondateurs du temple.

Les scènes royales. ©Nils Martin.

Détail de la scène de banquet : le roi Khri De et la reine So Khatun. ©Nils Martin.

Dans une dernière partie, Nils Martin s’est attaché à mettre en relation le temple d’Avalokiteśvara de Mangyu avec d’autres monuments d’Alchi, Sumda, et Mangyu, en s’appuyant à nouveau sur l’inscription de fondation et les scènes royales. Il a ainsi proposé que l’évocation mystérieuse d’un ’bum ther (lit. 100 000) « de taille humaine » commandé par le patron du temple corresponde à un ancien stūpa-porte de Mangyu appelé sKu ’bum, dans lequel se trouvent des statues d’1m30 environ. Il a également montré que l’organisation des peintures murales du temple d’Avalokiteśvara était identique à celle des peintures de la salle d’assemblée d’Alchi. Enfin, la relecture d’un vers de l’inscription généalogique du temple à trois niveaux d’Alchi l’a conduit à reconsidérer la datation débattue de ce célèbre monument car s’y trouve la mention d’un roi du Tibet occidental également nommé dans l’inscription de fondation du temple d’Avalokiteśvara, Wangde (fin XIe siècle). Ainsi ce temple, édifié trois générations après son règne Wangde devrait-il être daté au plus tôt du milieu du XIIe siècle et non du XIe siècle.

 

 

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