Bouddhisme et religiosités contemporaines du Viêt Nam

Mercredi 14 mars 2018 : Bouddhisme et religiosités contemporaines du Viêt Nam, conférence par Pascal Bourdeaux, maître de conférences,  École Pratique des Hautes Études.

Pascal Bourdeaux présentait la diversité de la vie religieuse vietnamienne à l’époque contemporaine pour dégager les particularités de cette culture.
Expliquant en prologue son intérêt pour une région spécifique du Viêtnam, le delta du Mékong, le conférencier rappelle que tout en étant marginale par rapport à l’empire vietnamien, cette dernière a toujours été un carrefour de civilisations et d’échanges entre différentes sociétés, populations, systèmes de pensée. On a l’habitude de diviser le Viêtnam en trois régions, le Nord, le Centre et le Sud, elles ne sont pas seulement des constructions politiques ou administratives mais se basent bien sur un fond culturel et historique important.
Le bouddhisme, ou les bouddhismes, est une construction qui a émergé à partir du XVIIIe s. et s’est renforcé au XIXe s. lorsque les orientalistes de l’époque, succédant aux missionnaires, ont essayé de définir ce qu’étaient ces religions selon leurs propres catégories. Les phénomènes qui sont les expressions de ce qu’on appelle la modernité religieuse, issus des transformations de la spiritualité, notamment à l’époque coloniale, expriment un besoin ou une expression sociale et spirituelle. Cet ensemble magmatique de « religions populaires» est extrêmement difficile à cerner car il s’agit d’un religieux diffus qui se transforme au fil du temps et au fil des bouleversements sociaux. Depuis les années 1990, on voit un renouveau religieux et on peut se poser la question de ce que signifie cette dynamique religieuse.

Le nam tiên (« marche vers le Sud »), processus de conquête de l’espace territorial par les Viêt.

Culte du héros Trần Hưng Đạo (kiếp bạc). ©Bourdeaux.

Culte rendu aux Déesses-mères. ©Bourdeaux.

Historiquement, le Viêtnam s’est constitué à partir de différents éléments : le Centre, Cham et hindouisé, et le Sud, qui pendant une grande partie de son histoire, a fait partie de l’espace Khmer et a été influencé par le bouddhisme Theravada. Comprendre l’histoire du Viêtnam c’est ainsi comprendre la diversité puis la pluralisation de la vie religieuse qui va apparaître au cours des siècles. Le Viêtnam fait surtout partie de l’Asie sinisée dont les éléments structurants de civilisation (écriture, monarchie confucéenne) ont profondément pénétré les traditions locales sans cependant les faire disparaître. Autant, dans la majorité des pays de l’Asie du Sud-Est, il y a eu ou il y a encore une religion d’état, autant le Viêtnam peut être caractérisé par sa pluralité religieuse et l’existence historique d’un État quasi-séculier. Depuis 2013, les rois Hùng sont officiellement célébrés par l’ensemble de la communauté nationale. On voit ici comment le gouvernement perpétue la tradition impériale de fonder des temples dédiés aux héros nationaux.
Dans le Viêtnam ancien, on retrouve, comme en Chine mais sous des expressions spécifiques, le triple enseignement (Tam giáo đồng nguyên) qui est ce rapprochement d’éléments communs ou compatibles issus du confucianisme, du taoïsme et du bouddhisme. Ce phénomène est fondamental pour comprendre la construction idéologique de l’État et l’instauration des relations entre le peuple et l’empereur mais aussi l’ensemble des relations communautaires et intersubjectives. La cohabitation de ces trois enseignements se retrouve dans les différents temples qui parsèment le territoire. Cependant, on note au XIIIe s. l’émergence d’une école bouddhiste (Trúc Lâm Yên Tử) qui s’émancipe de la tradition chinoise pour fonder une expression vietnamienne du bouddhisme mahayana.
Enchâssés dans ce triple enseignement, des cultes patriotiques et des héros se sont perpétués. Celui de Trần Hưng Đạo (Général du XIIIe s. qui repoussa l’invasion mongole) exprime une sacralité toute séculière de l’Empire (et aujourd’hui de la Nation) : objet de pèlerinages, il donne lieu, non sans polémiques, à des pratiques de possession pour communiquer avec les entités célestes. Le culte des esprits est fortement implanté dans la mentalité vietnamienne de même que le culte des Immortels taoïstes. Ces cultes de possession font l’objet d’une patrimonialisation et les culte des Déesses-mères est aujourd’hui inscrit au patrimoine culturel intangible de l’Unesco. Une autre spécificité du Viêtnam est la maison communale des villages qui abrite le génie tutélaire (thân thành hoàng), fondateur et protecteur de la communauté. Chaque année, il fait l’objet de processions et de cultes particuliers. La maison communale vietnamienne est le centre culturel, spirituel et social du village. Si la bâtisse abrite les valeurs culturelles  traditionnelles vietnamiennes, elle présente souvent une architecture typique au nord du pays que l’on ne retrouve pas à l’identique ailleurs (architecture coloniale au Sud par exemple). Le culte des ancêtres est enfin très important dans la vie familiale et ordonne le cycle de la vie, des naissances aux mariages et jusqu’aux funérailles.  Toutes ces pratiques, publiques et domestiques, individuelles et collectives irriguent sous diverses formes une intense vie spirituelle.

La maison communale de Chu-Guyen.

Statue de Buddha davant la pagode Bửu Quang Tự. ©Bourdeaux.

Autel dans un temple de la religion Religion Tứ Ân Hiếu Nghĩa. ©Bourdeaux.

Le catholicisme s’est implanté au Viêtnam dès le XVIe s. grâce à l’évangélisation des Portugais, des Espagnols puis de différentes ordres religieux, en particulier, la Société des Missions Étrangères de Paris. Tout au long des siècles, le christianisme s’est adapté et a pu structurer la vie de villages entiers dans certaines régions. Au Nord du pays, on trouve encore des communautés qui pratiquent des rites anciens alors qu’au Sud, le clergé a suivi et a nourri l’esprit du Concile de Vatican II. Le protestantisme, de tradition réformée ou évangélique est une expression du christianisme bien plus récente (XXe siècle) mais qui est certainement la plus dynamique aujourd’hui, en particulier sous ses formes néo-pentecôtistes.
Un autre aspect de la dynamique historique du Viêtnam est la « marche vers le Sud », processus de colonisation du Nord vers le Sud, pacifique et agricole mais aussi guerrier et violent, qui a confirmé la conquête du royaume du Champā par le Đại Việt, puis l’annexion du delta du Mékong qui faisait jusqu’alors partie de l’espace khmer. Ceci explique la complexité des mentalités, d’abord sinisées, puis en contact avec le monde brahmanique et avec le bouddhisme Theravada. De ce fait, mais en raison également de la partition du pays en deux principautés, la famille Trịnh au Nord et la famille Nguyễn au Sud, le bouddhisme va évoluer différemment au cours des XVIIe-XVIIIe siècles. La construction de pagodes et la fondation d’écoles bouddhiques va engendrer une certaine osmose du bouddhisme méditatif (Thiền ou Chan) et de la compassion (tinh độ ou bouddhisme de la Terre Pure). Le Nord va poursuivre la tradition d’un bouddhisme mahayana fortement teinté de confucianisme.
Au cours des XIXe-XXe siècles, la colonisation française va provoquer un bouleversement culturel et des débats religieux qui vont voir s’affronter l’idéal de l’évangélisation et les valeurs soi-disant émancipatrices de la IIIe République, aussi bien au sein de la société coloniale que partie l’élite intellectuelle vietnamienne, traditionnaliste et moderniste, qui vont se séparer entre les cléricaux et les anticléricaux, spiritualistes et matérialistes. Il n’empêche que le XIXe s. voit un renouveau du bouddhisme mahayana perceptible dans la rénovation de temples, une réflexion sur les textes, la traduction en langue vernaculaire des sutras, d’où une meilleure compréhension de la doctrine et des rituels. Le bouddhisme Theravada va lui aussi profiter de la traduction des sutras pali en langue vietnamienne romanisée dans les années 1930-1940 et va être adopté par certains Vietnamiens qui vont fonder de nouvelles communautés et la construction de temples.
Des formes de bouddhisme messianique et apocalyptique ont également vu le jour dans le delta du Mékong au milieu du XIXe s., lesquelles expriment une tentative de retourner aux origines pour s’éloigner des pratiques de divination et autres croyances hétérodoxes. Le bouddhisme Hòa Hảo en est aujourd’hui une des émanations directes. Plus généralement, les circulations intra-asiatiques et les hybridations religieuses vont caractériser cette époque où le renouveau de la spiritualité se manifeste un peu partout dans les mondes chinois  et indien.
Ce tour d’horizon de la modernité religieuse doit enfin évoquer le caodaïsme, religion de synthèse instituée dans les années 1920 en Cochinchine qui va réinterpréter la tradition médiumnique locale en la rapprochant de certaines pratiques spirites occidentales, fonder son clergé et sa Terre Sainte à Tây Ninh.

Temple caodaïste à Hô Chi Minh Ville. ©Bourdeaux.

Cathédrale de Bui Chu. 1885.

Mosquée Cham à An Giang. ©Bourdeaux.

Rappelons enfin que quelques communautés musulmanes sont aussi présentes, notamment au Centre du pays et à la frontière du Cambodge (Cham), et que la grande mosquée de Saigon est aujourd’hui très fréquentée par les Cham, les communautés expatriées et les touristes (Indonésiens, Malais, etc.). Dans cette même ville, quelques temples hindous d’époque coloniale sont toujours fréquentés par des Vietnamiens qui respectent les rites, le calendrier liturgique et la sacralité des lieux.

Pour illustrer cette richesse des pratiques et des croyances religieuses, il suffit de détailler la variété architecturale, au Vietnam même mais aussi à l’étranger désormais, des temples, des pagodes, des édifices religieux et de tous leurs objets votifs et liturgiques pour s’en rendre compte. Tout ceci, reflète de cette diversité et cette vitalité contemporaine des religions vietnamiennes.

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