Afghanistan – Ombres et légendes
Mercredi 14 décembre: Visite conférence par Sylvie Ahmadian, conférencière au MNAA-Guimet.
À l’occasion du centenaire de la Délégation archéologique française en Afghanistan (DAFA), le musée Guimet présente une vaste exposition consacrée à l’Afghanistan. Ce pays où se sont succédé de grandes civilisations telles que la Perse de Darius, la Grèce d’Alexandre le Grand ou l’empire Kouchan, possède un passé artistique et culturel d’une extraordinaire richesse et d’une grande diversité. Traversé par les fameuses «routes de la Soie», le territoire afghan fut le théâtre d’échanges, longtemps demeurés insoupçonnés, entre l’Extrême-Orient, le monde indien et le monde méditerranéen, sans compter l’expansion du bouddhisme qui a trouvé ici, au cœur de l’Asie, sa seconde terre d’élection.
Ce pays est une mosaïque d’ethnies et une région, le Nouristan, situé au nord-est de l’Afghanistan et aux confins nord du Pakistan, a plus ou moins résisté à l’islamisation. Sa population, qui se désigne sous le nom de Kalash (hommes de lois), a conservé sa spécificité linguistique et culturelle. Le costume féminin se particularise par une lourde coiffure agrémentée de cauris, de grelots, de perles et d’anciennes monnaies. Le Nouristan faisait partie de l’ancien Kafiristan dont les coutumes funéraires étaient particulières. Quelques statues en bois en sont un témoignage saisissant: la plus spectaculaire est une statue masculine portant un haut turban conique avec un enroulement cylindrique autour de la tête. Ce turban conique se retrouve sur d’autres statues dont un cavalier.
La Délégation archéologique française en Afghanistan fut le résultat d’un rapprochement encouragé par Alfred Foucher (1865- 1952)entre la France et le roi Amanullah Khan (1892-1960). Créée en 1922 , elle fut active en Afghanistan malgré les vicissitudes géopolitiques qu’a connues ce pays jusqu’à récemment. Les missions ont pu ainsi découvrir et restaurer un grand nombre de sites au cours de ce siècle d’activité. Depuis Alfred Foucher, d’autres directeurs ont œuvré aussi bien aux recherches qu’à l’enrichissement des collections du musée.
L’idée d’Alfred Foucher était de retrouver le site d’Alexandrie de l’Oxus qu’on situait à Balkh (Bactres), «la Mère des Cités» selon les sources littéraires, mais sans autre résultat que de dégager des constructions d’époque islamique. Joseph Hackin (1886-1941), alors directeur du musée Guimet, avait rejoint Foucher à Bactres, et rapporta de cette expédition la stèle du Grand Miracle, exhumée à Kapisa. Il s’efforça d’ouvrir le musée à l’art du Gandhara et d’enrichir les collections par des achats. Il faudra cependant attendre les fouilles de Jules Barthoux (1881-1965) sur le site de Hadda pour que les collections prennent une autre dimension. L’épouse de Joseph Hackin, Ria, découvrit à Begram, entre 1937 et 1939, le fameux trésor, dont une partie est restée au musée de Kaboul, comme le veut le contrat de la DAFA, tandis que l’autre est venue enrichir le musée. Aujourd’hui, les collections afghanes du musée Guimet sont les plus importantes en dehors de l’Afghanistan.
Comme dit précédemment, Balkh avait été une déception pour les archéologues. Il a fallu attendre 2003 pour que la découverte d’éléments architecturaux hellénistiques provenant de fouilles clandestines prouve que la cité était bien antique. De 2004 à 2009, des campagnes de fouilles ont permis de dégager des zones d’habitat, à Tepe Zargaran, démontrant une occupation à partir du 4ème siècle av. J.C.
Le site de Hadda, situé près de Jalalabad, avait été mentionné par le pèlerin chinois Xuanzang (602-664) et a fait l’objet de fouilles dès 1923, découvrant une grande quantité de monastères et de stupas votifs. C’est la révélation d’une sculpture en stuc d’un style gréco-afghan plus hellénisant que l’art du Gandhara. Il semble que Hadda ait été actif du 1er siècle au 7ème siècle. La finesse du travail et l’inventivité des artistes donnent parfois l’impression de vrais portraits. La plupart des œuvres exposées proviennent de stupas ou de niches. Le fait qu’il y ait beaucoup de têtes sans corps s’explique par le fait que celui-ci était attaché à la paroi alors que la tête était sculptée hors paroi. Si beaucoup de sculptures ont d’abord été probablement moulées, les détails ont été travaillés par les artistes pour leur donner plus de personnalité. Sur la fin du site, il semble que la terre crue remplace le stuc. Le célèbre Génie au fleurs est un bel exemple de cet art raffiné gréco-afghan.
La région de Kapisa, au nord de Kaboul, elle aussi citée par Xuanzang qui dit y avoir vu plus de cent monastères, s’est effectivement révélée très riche en vestiges archéologiques. La stèle en schiste du Grand Miracle de Shravasti rapportée par Joseph Hackin provient de Païtava. Autant l’école de Hadda avait adopté une grande souplesse grâce à l’usage du stuc, autant les sculptures en schiste de Païtava témoignent d’une certaine raideur et de compositions conventionnelles.
Bamiyan a été découvert au milieu du 19ème siècle et la DAFA y a effectué des fouilles et des restaurations mais ce site exceptionnel avait été, auparavant, l’objet de nombreuses citations littéraires. Xuanzang mentionne plus de mille moines vivant dans des cellules creusées dans la falaise. La longue falaise est creusée de centaines de niches ou de salles de réunion mais ce qui attirait le plus l’attention étaient les deux statues colossales de Bouddha. On sait que le plus grand (55 m) est datable entre 580 et 636 et le plus petit (38 m) entre 540 et 591. Le noyau de ces sculptures avait été taillé dans la roche puis recouvert d’argile maintenue par une armature de bois et de cordes, elle-même recouverte d’un fine couche d’argile pour le modelage des draperies. Il est possible que le revêtement final ait été peint ou doré. L’absence de visage renvoie peut-être à une destruction due à l’islamisation de la vallée vers 720. Ces deux statues ont malheureusement été dynamitées par les Talibans en 2001. La DAFA a travaillé ponctuellement à Bamiyan de 1922 à 1970. En particulier, des relevés des peintures murales, grandeur nature, dont certains sont présentés dans l’exposition, ont été exécutés par Jean Carl (1900-1941) en 1935. Celle qui surplombait le Grand Bouddha est intéressante car elle figure Surya (dieu solaire hindou) debout sur son char et vêtu à la mode sassanide.
Jean Carl a exhumé aussi les vestiges d’un monastère bouddhique en 1937 à Fondukistan. Il se présente, comme la majorité des monastères, avec un stupa central, au milieu d’une cour entourée de niches ou chapelles habitées de sculptures. Celles-ci témoignent d’un certain maniérisme influencé par l’art des Gupta (posture) et par l’art sassanide (motifs perlés des vêtements). Les statues exposées sont en terre séchée avec des traces de pigments. Un Bodhisattva adopte une pose presque langoureuse tandis qu’un Bouddha paré est vêtu d’un camail à trois pointes. Une monnaie datée de 689 permet de dater cet ensemble de la fin du 7ème siècle.
Le site de Aï Khanoum, au confluent de l’Amou Daria et de la Kokcha avait été identifié par Jules Barthoux mais jamais exploité. C’est en 1961, que le roi Zaher Shah le repère et en informe la DAFA. Fondée à la fin du 4ème siècle avant notre ère, la ville se divise en une acropole et une ville basse, l’ensemble étant protégé par une muraille. Bien que très hellénistiques, les bâtiments dégagés présentent aussi de fortes influences orientales. Il se pourrait que ce soit l’Eucratidéia mentionnée par Strabon.
Begram, situé au nord de Kaboul, avait été identifiée par Alfred Foucher comme la capitale de Kapisa mentionnée par Xuanzang. Lors des fouilles de la ville basse, Ria Hackin découvrit, en 1937 et 1939, deux chambres où se trouvaient une collection d’objets de diverses provenances démontrant que la ville était un nœud stratégique sur les routes commerciales. Le «trésor de Begram» se compose en effet de verreries provenant d’Alexandrie, d’objets en bronze et d’emblemata hellénistiques, de laques chinois et d’un ensemble remarquable d’ivoires indiens. Ces ivoires formaient le décor de meubles en bois sur lesquels ils étaient fixés par des petits clous de cuivre. Tous les motifs sont presqu’exclusivement féminins et témoignent d’un art raffiné alliant ronde-bosse, reliefs en réserve et gravure. En plus des figures féminines, tout un décor architectural et végétal ornant les plaquettes évoque l’Inde du 1er ou du 2ème siècle après notre ère.
La richesse archéologique de l’Afghanistan a longtemps repoussé au second plan les recherches sur les hautes époques. En Afghanistan, les premières communautés agricoles apparaissent au quatrième millénaire avant notre ère.
Dans les années 50, le site de Mundigak avait révélé l’existence d’une véritable ville de l’âge du bronze, active entre le quatrième et le second millénaire avant notre ère. La production artisanale est variée et de grande qualité, en particulier les gobelets à pied à décor végétal et animalier. Vers 2500 avant notre ère, apparaît, au nord de l’Afghanistan, la civilisation de l’Oxus qui couvre aussi le Tadjikistan, l’Ouzbékistan et le Turkménistan. Cette période témoigne de nombreux échanges avec la Mésopotamie et la vallée de l’Indus et de la circulation de matières premières comme le lapis-lazuli. Les figurines les plus célèbres sont les «princesses de Bactriane», statuettes composites (Serpentine pour le vêtement et la coiffure, calcaire pour la tête et le cou) figurant une femme assise, revêtue d’un ample vêtement rappelant le kaunakès rencontré sur les statues de Sumer, tissu à longues mèches imitant les poils d’animaux (chèvre ou mouton).
L’ensemble monumental de Surkh Kotal a été découvert en 1951 et atteste de la présence kouchane au nord de l’Hindou Kouch. Le temple principal, situé au sommet d’une colline, était accessible par un escalier monumental ponctué de trois terrasses. Deux chapelles encadraient la cella et dans celle du sud furent trouvées trois statues de personnages royaux en costume iranien (kaftan, pantalon bouffant et bottes), dont l’une est proche de la statue de Kanishka (127-147?) trouvée à Mathura. Des textes gravés où les lettres grecques sont utilisées pour transcrire une langue irano-bactrienne montrent la pérennité de l’héritage grec jusqu’au 3ème siècle.
En 1952, lors du renouvellement du contrat liant l’État afghan et la DAFA, il fut demandé à celle-ci d’élargir les recherches à l’héritage islamique, de former des archéologues afghans et de ne plus avoir l’exclusivité des fouilles.
Lashkari Bazar, fouillée entre 1949 et 1951, qui fut la capitale d’hiver des souverains ghaznévides (997-1187) a connu de nombreuses péripéties. En partie incendiée lors de la conquête ghuride de Jahansuz (1149-1161), elle fut reconstruite sous les Ghurides (1151-1221) pour être détruite lors d’une incursion de Gengis Khan (1155/1162-1227) au 13ème s. Les palais étaient construits en briques crues sur des fondations en pierre ou en briques cuites. En général, le décor aux motifs floraux ou géométriques était en stuc mais on a aussi découvert des peintures murales dans le grand palais sud. Elles représentaient un alignement de personnages vêtus de riches caftans à grands revers et devaient constituer la garde du souverain.
Le minaret de Jam, haut de 65 mètres, est composé de quatre fûts cylindriques allant en s’effilant et reposant sur une base octogonale. Les parois sont entièrement recouvertes d’un décor géométrique de briques cuites rehaussé d’une inscription coufique en briques émaillées bleu turquoise. Érigé en 1194, il marque probablement l’emplacement de l’ancienne cité de Firozkoh, capitale d’été de la dynastie ghuride. En fait, il s’agirait d’une tour de victoire élevée après la victoire sur les Ghaznévides. Un remarquable documentaire de la société Iconem, filmé par un drone permet de le voir entièrement de près et d’en visiter l’intérieur.
De 1950 jusqu’en 1979, d’autres missions archéologiques ont opéré en Afghanistan et Ghazni fut dévolue à l’IsMEO italienne. En plus de découvertes préislamiques, une attention particulière fut apportée à la conservation des restes islamiques (palais royal, minarets, habitations privées, tombeaux).
Ghazni avait été la capitale des Ghaznévides puis des Ghurides, devenant un centre politique important des régions musulmanes orientales, attirant poètes et savants. Le marbre y fut utilisé abondamment car une carrière se trouvait à proximité de la ville. Combinés avec les stucs en partie haute, des plaques de marbres en partie basse formaient un décor somptueux. Ces plaques étaient décorées de motifs végétaux et souvent ornées d’un bandeau supérieur où courait une inscription poétique en persan, écrite en caractères coufiques. On a trouvé à Ghazni de nombreuses céramiques fines provenant de Kāshān, en Iran, présentant un lustre métallique dû aux oxydes incorporés dans une pâte fluide qui, en cuisant, se diffusent dans la glaçure. Ghazni fut aussi un centre métallurgique important.
Hérat, située à l’ouest, est connue pour avoir été un centre politique et culturel de l’empire timouride (1370-1507) et fut une ville riche en monuments divers comme la grande mosquée ghuride du 12ème siècle ou le mausolée de Gawharshad (1417-1438). Ville deux fois mise à sac, l’héritage monumental d’Hérat a beaucoup souffert des guerres. La ville connut aussi une renommée pour ses métaux incrustés, sa céramique et fut un centre artistique très actif au 15ème siècle. L’art des miniatures et de la calligraphie fut porté à un très haut niveau avec des peintres comme Kamal al-Din Behzad ((1450-1537) dont la renommée a perduré à travers les siècles.
Babur (1483-1530), dernier roi timouride à Kaboul et fondateur de l’empire moghol en Inde (1526-1858) avait écrit ses Mémoires, Babournameh (le livre de Babur) qui ont fait l’objet de nombreuses copies illustrées de miniatures, en particulier sous le règne de son petit-fils, l’empereur Akbar (1542-1605).
Aujourd’hui, un site extrêmement menacé est celui de Mes Aynak, situé à proximité d’une mine de cuivre dont la concession a été donnée à une entreprise chinoise. Cet ensemble formé d’une ville, de chapelles et de monastères bouddhiques aux alentours, d’une grande richesse, témoigne d’un art proche de Bamiyan mais aussi de l’Iran sassanide ou de Miran au Xinjiang. L’exploitation ancienne de la mine de cuivre est attestée par l’énorme dépôt de scories résultant de la fonte sur place et semble avoir été abandonnée au 8ème siècle.
Le musée Guimet a le privilège de posséder une exceptionnelle collection d’œuvres provenant d’Afghanistan, collection d’autant plus précieuse que le patrimoine ancien et les institutions muséales en Afghanistan ont fait l’objet de destructions et de pillages au cours du 20ème siècle et demeurent, encore aujourd’hui en danger, depuis le retour des Talibans au pouvoir en 2021.