Enquêtes vagabondes, le voyage illustré d’Emile Guimet en Asie
Mercredi 31 janvier 2018 : Enquêtes vagabondes, le voyage illustré d’Emile Guimet en Asie, visite-conférence par Sylvie Ahmadian, conférencière au Musée national des arts asiatiques-Guimet.
L’exposition invite les visiteurs à voyager en Asie en compagnie d’Émile Guimet (1838-1918), le fondateur du Musée national des Arts asiatiques qui porte son nom. Tout en poursuivant les activités industrielles de son père – inventeur du bleu outremer artificiel, commercialisé sous le label «Bleu Guimet» – Émile se passionne pour les rites et les croyances religieuses. Aussi, en 1876, officiellement chargé d’une mission d’études par le ministère de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, il réalise un «tour du monde» en compagnie du peintre Félix Régamey (1844-1907). Si Émile mène en Asie – et notamment au Japon – une enquête scientifique sur les religions dans l’optique de créer un musée dans ce domaine, Félix exécute de nombreux dessins et aquarelles qui sont à l’origine de vastes toiles, réalisées en France, présentées à l’exposition universelle de Paris en 1878 avant d’être exposées dans la rotonde des musées Guimet de Lyon et de Paris.
Ce long périple, effectué de mai 1876 à mars 1877, les conduit en Asie (au Japon, en Chine, en Asie du Sud-Est, à Ceylan et en Inde), en passant par l’Amérique où ils visitent l’Exposition universelle à Philadelphie. Ils regagnent la France par le récent canal de Suez, inauguré en 1869. Tout en retraçant le voyage d’Émile Guimet en Asie, l’exposition rend aussi hommage à son fondateur, à cet homme hors du commun qui fut, tout à la fois, industriel, voyageur et collectionneur, musicien et écrivain, passionné des religions et fondateur de deux musées et qui – tout au long de sa vie – s’est adonné à ses multiples passions. Il a joué aussi un rôle important dans le développement de la connaissance et de la compréhension des religions et des arts de l’Asie en France à la fin du 19ème siècle et au début du 20ème siècle.
Émile Guimet est un voyageur et son premier séjour hors d’Europe s’est déroulé en 1865 en Égypte où il a été fasciné par les œuvres du musée du Boulaq (ancêtre du Musée égyptien du Caire), comme la statue de Cheikh El Beled, ainsi que par les travaux scientifiques de Mariette. Ce voyage a véritablement déclenché sa passion pour l’égyptologie, son goût de la collection et l’idée d’un musée des religions qui sera, par la suite, dédié à «tous les dieux de l’Inde, de la Chine, du Japon, et de l’Égypte».
Après avoir embarqué au Havre sur un paquebot le France et avoir traversé l’Atlantique, Émile Guimet arrive à New York, accueilli par Félix Régamey qui vivait en Amérique. Il est impressionné par l’organisation des musées américains, qui ont « à côté de leurs collections, leurs conférences et leurs publications » et dont il s’inspirera plus tard pour la création de ses deux musées. Il prend aussi conscience de la variété des sectes religieuses en Amérique du Nord, telles que celle des Mormons ou celle des Shakers, courant puritain de filiation protestante de l’Etat de New York, dont les mœurs austères transparaissent dans la toile aux tonalités sourdes, intitulée Secte communiste des Shakers de Félix Régamey.
Après une traversée de l’océan Pacifique en 23 jours, les deux hommes arrivent au Japon, un pays fascinant où tous les aspects de la vie quotidienne les enchantent et les déroutent en même temps, et qui constitue le point d’orgue de leur voyage en Asie. Au début de l’ère Meiji (1868-1912), les déplacements à l’intérieur du pays ne sont pas aisés, limités à quelques villes et soumis à des restrictions, comme l’usage d’un «passeport» délivré par les autorités japonaises. Cependant, ils se rendent à Kamakura en compagnie de Charles Wirgman, à Tokyo (en train) où ils rencontrent le peintre japonais Kawanabe Kyôsai, et à Nikko (en jinrinksha, sorte de pousse-pousse japonais) comme en témoigne la toile Pont sacré et pont banal à Nikko, dans laquelle Félix Régamey s’est plu à figurer Émile Guimet en kago au pied des ponts qui marquent l’entrée de l’enceinte du célèbre sanctuaire Futurasan. Ils se rendent à Kyôtô en empruntant la fameuse route du Tôkaidô. Séduit par les norimono (sorte de palanquin japonais), il en a rapporté plusieurs exemplaires dont le norimono aux armes des seigneurs de Sendai aux parois intérieures tapissées d’un décor raffiné de peintures paysagères sur fond de feuilles d’or.
Chargé de sa mission officielle, soutenu par le gouverneur de Kyôtô et accompagné de deux traducteurs, E. Guimet réalise des enquêtes sur les religions de l’archipel, s’entretient avec des docteurs de diverses écoles du bouddhisme telles que la secte Shingon, la secte Tendai, le courant Shinshû, l’école de la Terre Pure ou la secte Rinzai du bouddhisme zen, comme le suggèrent plusieurs toiles de F. Régamey telles que l’impressionnante Conférence au Kenninji de Kyoto. Dans la salle principale du Kennin-ji -le plus ancien temple du bouddhisme zen du Japon, fondé en 1202 par le moine Eisai –Émile est figuré de dos, dialoguant avec les grands prêtres du temple, assis face à lui. Il a aussi rencontré des prêtres du shintoïsme – la doctrine officielle de l’ère Meiji – comme ceux du sanctuaire de Tenmangù où, en l’honneur des voyageurs, s’est déroulée une cérémonie illustrée dans Prédication et offrandes dans le temple de Tenmangu à Kyoto.
Si Émile Guimet projetait de publier ses dialogues avec les érudits religieux du Japon, la plupart sont demeurés inédits jusqu’au récent ouvrage de Frédéric Girard Émile Guimet, dialogues avec les religieux japonais, publié en 2012. Après le Japon, les deux voyageurs arrivent en Chine, à Shanghai en novembre 1976. Ravagée par les guerres de l’Opium et la révolte des Taiping, en proie aux difficultés financières, la Chine est alors en pleine décrépitude politique, sociale et économique. Au même titre qu’Henri Cernuschi et Théodore Duret (Voyage en Asie, 1874) quelques années auparavant, ils sont marqués par la morosité, la saleté et la pauvreté que connait le pays. La palette grise de Félix Régamey dans Bonzes dans un réfectoire à Canton et la présence d’un mendiant malade dans Le cheval du dieu de la cité dans le temple des Cinq Génies à Canton reflètent cette triste vision. Aussi, l’enquête religieuse d’Émile Guimet s’avère difficile à mener, faute d’interprètes et face à la suspicion de ses interlocuteurs, sans compter que les cultes populaires pratiqués dans les temples de Canton et de Hong-Kong le déroutent.
Les deux hommes quittent la Chine pour parvenir à Ceylan, en janvier 1877, après une escale à Saïgon et à Singapour. Ils visitent les principaux sites cinghalais ainsi que Le Temple de la Dent de Bouddha à Kandy qui abrite la fameuse relique sacrée, et dans l’enceinte duquel se trouve le monumental Arbre du Bouddha Sakyamuni à Kandy, documentés par les peintures de Félix Régamey.
En Inde, ils se rendent à Madras, Madurai, Tanjore, Mahabalipuram où ils admirent l’architecture et la statuaire des temples, ils assistent à des spectacles de bayadères ou danseuses sacrées. On conserve, toutefois, peu de traces du séjour indien, en dehors de quelques articles illustrés d’Émile Guimet et d’œuvres acquises pour le futur musée de Lyon.
De retour en France, en mars 1877, Émile Guimet rédige un rapport au ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts et prépare la publication de son voyage «Promenades japonaises», en deux volumes parus en 1878 et 1880. De son côté, Félix Régamey transpose dans ses vastes toiles et dans une Série de portraits au pastel, ses croquis esquissés en Asie pour les présenter à l’Exposition universelle de 1878 à Paris. Une gouache de Félix (1878) – reproduite à grandeéchelle dans l’exposition – restitue, de manière précise, la section consacrée à la «mission scientifique d’Émile Guimet en Asie», présentée dans l’aile Passy du Palais du Trocadéro lors de l’Exposition universelle de 1878, et dont la scénographie préfigure celle des musées Guimet à Lyon et à Paris. Réalisé par l’architecte Jules Chatron et inauguré en 1879, le musée Guimet de Lyon ne connaît pas le succès escompté si bien qu’Émile Guimet décide, dès 1882, de donner ses collections à l’État et de les transférer à Paris où elles seront présentées dans un bâtiment identique. A Paris, le musée Guimet – dont Émile conservera le titre de directeur jusqu’à la fin de sa vie – est inauguré le 20 Novembre 1889. Une section de l’exposition présente quelques œuvres indiennes acquises par lui et exposées dans les salles du musée dès l’origine, comme Devi (sculpture en bronze de l’Inde du Sud, 16-17° s.), ainsi qu’une reconstitution de la vitrine N°5 de la galerie des religions du Japon, consacrée aux 33 formes de Kannon Bosatsu. Plus tard, un second musée Guimet verra le jour à Lyon en 1912, recevant des œuvres du musée parisien.
La dernière salle de l’exposition est consacrée à la Réplique du mandala sculpté du Tôji (1877) qu’Émile Guimet a commanditée lors d’une visite du Tôji, temple de la secte Shingon du bouddhisme japonais. Réalisées par le célèbre sculpteur Yamamoto Yosuke et conformément aux modifications apportées par le supérieur du temple, les 23 statues du mandala forment un ensemble unique en dehors du Japon. Au centre du mandala trône le bouddha suprême, le « Grand Vairocana », dont les 4 Buddha disposés selon les orients et les bodhisattva qui l’entourent, sont des émanations. A leur droite, au centre des « Cinq Grands Rois de Science » aux couleurs vives et à l’expression irritée, préside Fudô-Myôo « Roue d’Autorité » du Buddha Vairocana dont il traduit la volonté inébranlable d’amener les êtres rebelles à la Vérité, tandis qu’aux quatre angles, les dieux rois, gardiens du mandala, terrassent des êtres démoniaques. Exposée à partir de 1868 aux Galeries du Panthéon bouddhique (Hôtel d’Heidelbach), et récemment restaurée, la réplique du mandala du Tôji d’Emile Guimet est ici présentée conformément à sa disposition dans les salles du musée à la fin du 19ème siècle.