L’encre en mouvement – Une histoire de la peinture chinoise du 20ème siècle
Mercredi 30 novembre 2022, visite-conférence de l’exposition L’encre en mouvement – Une histoire de la peinture chinoise du 20ème siècle par Mael Bellec, conservateur en chef au musée Cernuschi.
Les premières peintures chinoises contemporaines sont entrées dans les collections du musée Cernuschi en 1953, suite à une donation importante de soixante-seize œuvres. Il faut cependant rappeler que le musée avait, dès 1946, organisé une exposition de peintres contemporains. La collection, initialement, comportait surtout des œuvres des années 1940, mais la politique d’acquisition du musée a permis depuis d’enrichir ce fonds d’œuvres plus récentes d’artistes actifs en Chine ou dans la diaspora. Le musée possède aujourd’hui en ce domaine un ensemble unique en France et l’un des plus importants en Europe, ce qui a permis de monter cette exposition.
En matière calligraphique, L’école de «l’étude des stèles», opposée aux styles officiels élégants et décoratifs, avait pris de l’ampleur progressivement à partir du 18ème s.. Kang Youwei (1858-1927), surtout connu comme penseur politique, en fut l’un des tenants. Il défendait la nécessité de réformer la peinture chinoise et la calligraphie. Pour lui, renforcer l’art équivalait à renforcer la société. Il étudia et s’inspira des stèles Wei. Souvenir de la dame Qiao – Réminiscence de la falaise rouge est un excellent exemple de sa calligraphie : épaisseur des traits, caractère parfois anguleux de certains caractères, style très vigoureux. Ce mouvement va prendre de l’ampleur au début du 20ème siècle avec des artistes comme Wu Changshuo (1844-1927) ou Wang Zhen (1867-1938). Huaisu écrivant sur une feuille de bananier (1922) de Wang Zhen témoigne de la manière dont les styles calligraphiques interagissent avec les styles picturaux. Le grand maître de la peinture chinoise en ce début du 20ème s. est incontestablement Qi Baishi (1864-1957). Graveur de sceaux et peintre prolifique, il devint célèbre grâce à Chen Shizeng (1876-1923) qui le présenta à Beijing mais aussi au Japon. Peintures aux sujets floraux et animaliers (1947) montrent son style dynamique, d’une grande simplicité, et son utilisation de «la peinture sans os» (sans contour). Ce style original et cette approche directe de la nature ont influencé de nombreux jeunes artistes.
Nombre de ces derniers sont allés étudier au Japon, considéré comme un exemple de modernité. Au début de l’ère Meiji (1868-1912), on enseignait un style naturaliste qui mêlait tradition japonaise et emprunts à l’art des Song et des Ming. Ainsi, les artistes vont redécouvrir la peinture chinoise dans l’art japonais. Chen Zhifo (1896-1962) qui avait étudié à Tōkyō, puisa dans le répertoire des peintres Song. Pour Oies sauvages (vers 1945), il utilise des couleurs sourdes et un trait fin ainsi qu’une technique proche de l’aquarelle. Trouvant un équilibre entre dessin méticuleux et expression individuelle, il ressuscita l’esprit de la peinture de fleurs et d’oiseaux des Song avec une note moderniste. Yu Fei’an (1889-1959) fait encore plus référence à l’art des Song dans Deux oiseaux verts sur un magnolia (1947). L’élégance et le raffinement du traitement se fait au détriment du naturel et le style calligraphique est celui créé par l’empereur Huizong (1100-1126).
Certains des artistes qui nous semblent aujourd’hui être traditionalistes ont renouvelé en leur temps la peinture de paysage. Huang Binhong (1865-1955) est un des plus importants peintres de paysage de la Chine orientale. Sa technique, alliant touches superposées et coloris subtils, donne à ses œuvres force et équilibre.
Pu Ru (1898-1991), membre de la famille impériale et cousin du dernier empereur Pu Yi (1906-1967), est l’un des peintres qui assurèrent la transition entre le monde traditionnel et la période républicaine. Il excellait aussi bien en poésie, qu’en peinture et en calligraphie. Ayant atteint une renommée internationale, il s’exila à Taipei lorsque les communistes prirent le pouvoir. Pu Ru opère une synthèse des styles anciens avec de nombreuses références aux Song. Dans Promenade automnale (1947), la figure du sage au milieu d’un paysage est un sujet classique de la peinture chinoise mais, ici, revivifié.
Fu Baoshi (1904-1965), renouvela la peinture de personnage surtout après son séjour au Japon ou il se familiarisa avec les œuvres de Gu Kaizhi (345-406). Il s’essaya aussi à la peinture de paysages et Tempête (1944) est exemplaire de sa technique et de son sens de l’expérimentation, puisqu’il aspergea sa peinture de trainées d’eau pour suggérer la pluie.
Zhang Daqian (1899-1983) fut un peintre prolifique qui explora une grande variété de styles et de techniques. Dans La Falaise rouge (1945), il illustre deux poèmes sur le même rouleau horizontal et ne reproduit qu’une partie du poème en retravaillant le texte. Dans l’épisode de gauche, le regard se concentre sur l’embarcation aperçue entre les falaises mais le personnage principal est au sommet, à gauche, en train de pousser un cri. Zhang Daqian est probablement l’artiste qui a le mieux maîtrisé le vocabulaire traditionnel pour en faire quelque chose de nouveau.
La guerre sino-japonaise (1937-1945) eut pour effet que les artistes qui étaient dans les régions de l’est, sous contrôle japonais, se replièrent vers l’Ouest. Cela leur permit de découvrir des provinces comme le Xinjiang, le Sichuan ou le Gansu, et d’entrer en contact avec les populations locales, ce qu’on appelle aujourd’hui les minorités ethniques. Pang Xunqin (1906-1985), s’appuyant sur des photographies prises par l’ethnographe Rui Yifu (1895-1990) avec lequel il fit un voyage au Guizhou, s’intéressa au folklore et peignit des portraits de femmes Miao. Femme Miao portant une hotte (1940) relève du document ethnographique avec un soin particulier donné aux détails des vêtements et une technique proche de l’aquarelle avec un léger ombrage. Il utilisa ces sujets dans des œuvres plus complexes, positionnant le personnage dans un paysage et créant une atmosphère idéalisée comme dans Femme Miao sous un arbre (1940). Zhang Daqian a participé à ce mouvement de redécouverte de la Chine mais aussi au mouvement de renaissance de la peinture de personnages. Il eut beaucoup de succès avec ses «portraits» de dames Tang. Ses Deux Tibétaines au dogue (1945) opère des emprunts techniques à la peinture Tang qu’il avait beaucoup étudiée dans les grottes de Mogao. Wu Zuoren (1908-1997) avait étudié la peinture occidentale et ses voyages dans l’ouest lui ont permis de produire de nombreuses œuvres (peintures à l’huile, aquarelles et esquisses). L’Histoire du thé (1945) se présente sous forme d’un rouleau horizontal sur lequel sont évoquées les différentes étapes depuis la production du thé. Sept scènes sont réparties sur toute la longueur, espacées par de grands étendues vides évoquant les immensités des plaines ; le rendu des personnages et des animaux paraît sommaire mais suffisamment évocateur, l’effet de perspective est suggéré avec les files d’animaux qui vont en s’amenuisant. L’absence de contour relève aussi de l’aquarelle.
La salle suivante est consacrée aux artistes qui sont venus travailler en Europe entre les deux guerres. L’étude du nu devint dans les années 30 un signe d’appartenance à la modernité. Sanyu (Chang yu 1895-1966) étudia en France et finit par s’y fixer. Femme dessinant (début des années 30), traité à l’encre et au pinceau mais ombré au crayon, montre qu’il s’intéressait autant à ses camarades féminines qu’aux modèles. Dans un autre style, Nu allongé (années 30) montre la maîtrise du pinceau de Sanyu qui brosse ici un dessin puissant dans un style très graphique. L’ombrage a complètement disparu et comme d’autres artistes chinois, il utilise la modulation des traits de contour qui est un procédé ancré dans la peinture chinoise. Pan Yuliang (1895-1977) avait étudié la peinture à l’huile en Chine et a continué ses études en Europe. Nu assis au qipao rouge (1955) est lui aussi traité avec des contours et sans ombrage. Le modèle asiatique est vêtu d’une robe chinoise. Le corps et le vêtement sont peints en jouant sur l’épaisseur des traits de contour pour suggérer les volumes. Le travail du fond de l’œuvre, presqu’abstrait, provient probablement de sa pratique de la gravure. Des artistes comme Lin Fengmian (1900-1991) vont essayer d’intégrer dans l’art chinois des références à l’art moderne occidental. Très inspiré par le Miserere de Georges Rouault, Lin Fengmian adopte pour Pietà (années 40) des tonalités sombres, des contours épais et une simplification des formes. Cette synthèse n’est pas seulement technique mais aussi iconographique: le sujet typiquement occidental de la Pietà est ici utilisé pour évoquer la situation de la Chine pendant la guerre sino-japonaise.
On passe ensuite dans une salle qui illustre, avec des études préparatoires, l’implantation en Chine du réalisme socialiste. A partir de la proclamation de la République populaire de Chine (1949) l’art chinois va subir une profonde transformation et les artistes ou les intellectuels ne purent poursuivre leur travail qu’après enquête. C’est le comité du Parti communiste qui décide si le sujet, la composition ou le style sont acceptables. C’est une nouvelle forme d’art qui glorifie les travailleurs, les paysans ou les soldats et qui a un but pédagogique. Cette production a eu une influence sur la société et sur la structure intellectuelle de la population. Ce qui est exposé dans cette salle sont des esquisses qui ont ensuite été transposées en peintures. Pour Contre vents et marées (1971), Tang Xiaohe (né en 1941) propose une composition pyramidale avec au centre Mao Zedong qui, de plus, est plus grand que les autres personnages. Sur le tableau fini, on voit que l’artiste a apporté quelques modifications. Il faut savoir que les œuvres étaient examinées par des commissions où il y avait des membres du parti, des ouvriers, des paysans ou des soldats qui pouvaient demander toutes sortes de modifications. C’est une époque où domine la peinture d’histoire mais les modèles occidentaux y sont revus à la lumière de la peinture soviétique. On a pensé longtemps que c’était une peinture stéréotypée, ce qui est en partie vrai, mais elle se révèle d’une grande complexité technique.
Les peintres venus en Occident avaient deux possibilités, soit jouer l’exotisme, soit s’intégrer aux courants européens.
Zao Wou-ki (Zhao Wuji 1920-2013) souhaitait se dégager d’une «chinoiserie» qu’il jugeait handicapante et ce n’est qu’après avoir établi son style propre qu’il va rendre publique sa production à l’encre, considérant que ce moyen d’expression était un nouvel outil. Sans titre (1989) est un bon exemple de son utilisation de l’encre et du lavis monochrome.
Chuang Che (Zhuang Zhe, né en 1934) adopta un expressionisme abstrait teinté d’une dimension calligraphique. Il transposait les effets de l’encre dans la peinture à l’huile et, parfois, employait les deux médiums sur la même toile comme dans Sans titre (1963). Hsiao Chin (Xiao Qin, né en 1935), après avoir fait un séjour à Taiwan, vint en Europe et s’installa à Milan où il créa, avec Antonio Calderara (1903-1978), le mouvement Punto, caractérisé par le rejet de l’art informel et par une recherche spirituelle. Sa série Chi (1980) est peinte sur papier et est ornée de sceaux, marqueurs identitaires évidents. Les espaces entre les lignes créent des tensions qui sont censées matérialiser le qi, le souffle censé animer toutes choses dans la pensée chinoise.
A partir des années 1980, l’ouverture de la Chine va permettre aux artistes continentaux de se renouveler grâce à des innovations techniques, esthétiques et thématiques ainsi qu’à l’emprunt d’éléments étrangers. Wu Guanzhong (1919-2010) fut un des premiers à réaliser des encres semi-abstraites, il proclamait que le sens d’un tableau résidait dans la forme et devait être réalisé à travers celle-ci. Pour Forêt de bambous et champs irrigués (1992), l’artiste, bien qu’utilisant un format horizontal, rythme la composition par des lignes verticales. Ma Desheng (né en 1952), autodidacte, fut un des membres fondateurs du groupe Les Étoiles mais dût s’exiler en France au cours des années 1980. Il commença comme graveur sur bois mais se tourna vers la peinture à l’encre. Pour Sans titre (1991), les traits de pinceau larges et le refus des règles académiques de composition stylisent le paysage en le rendant abstrait. Aussi sculpteur et poète, Ma Desheng a atteint une renommée internationale.
Wallasse Ting (Ding Xiongquan 1928-2010) aspira dès ses débuts à une fusion entre peinture chinoise et occidentale. Autodidacte, il s’inspira des arts populaires et de l’opéra.
Li Jin (né en 1958) a peint le vrai corps (1993) après un séjour au Tibet où il fut frappé par le rituel d’exposition des corps. Le corps décharné, traité dans un lavis gris et rouge, semble éclairé de l’intérieur et se détache sur un fond calligraphié avec des extraits de deux textes de rituels. Li Jin était cependant plus connu pour sa peinture de scènes joyeuses ou de banquets, souvent des autoportraits traités avec dérision. Yang Jiechang (Yang Jiecang né en 1956) cherche à inscrire la peinture à l’encre dans un contexte spirituel et contemporain. La calligraphie puissante de Tout est possible (2000) s’inscrit dans l’esprit de l’école de «l’étude des stèles» mais, pour rompre avec les conventions, sa calligraphie va de gauche à droite et les vides des caractères sont bouchés, rendant la lecture difficile.