Créatures qui font frissonner : le surnaturel dans l’art du Japon
Conférence par Manuela Moscattelio, Responsable des collections japonaises au musée Cernuschi.
Comme tous les peuples d’Asie, les Japonais sont friands d’histoires fantastiques et de fantômes. Dans les croyances populaires japonaises, la mort d’une personne et la disparition de son enveloppe charnelle ne signifie pas nécessairement la montée au paradis. En effet, certaines personnes qui ont laissé sur terre des chagrins, des colères, ou des regrets, ne peuvent pas quitter ce monde, et l’on dit de leurs âmes, les yūrei (esprits évanescents, esprits indistincts, fantômes), qu’elles apparaissent aux personnes touchées par le sort. Ainsi, il y a divers types de fantômes : onryō (esprits généralement féminins qui cherchent à se venger d’un mal qui leur fût fait durant leur vie), ubume (fantômes de femmes décédées lors de leur accouchement ou en ayant laissé derrière elles un enfant en bas âge), goryō (esprits de personnes nobles).
Depuis le 17e s., la littérature, la peinture Ukiyo-e et le théâtre kabuki ont utilisé et développé le thème des fantômes ; encore aujourd’hui, des films et des mangas exploitent le filon
Les histoires de revenants se firent plus populaires pendant la période Edo (1603-1868). Peu à peu le rituel du Hyakuza Hôdan (rituel bouddhiste pour se purifier d’une souillure) devint un jeu appelé Hyaku Monogatari Kaidan Kai (collection de cent histoires étranges) Ce jeu consistait à se rassembler le soir et à se raconter une centaine d’histoires effrayantes. Au bout de chacune d’entre elles une bougie était soufflée. Lorsque les cent contes étaient achevés et les cent bougies éteintes, un évènement effrayant était censé arriver. On dit que les guerriers et les samouraïs étaient très friands de ce jeu, car c’était un moyen pour eux de tester leur courage.
L’été au Japon, en particulier le mois d’août, il est de coutume de se raconter des histoires qui font peur ! En effet, Août est le mois des fantômes : c’est le mois de O-bon, la seule période de l’année durant laquelle les esprits des défunts peuvent retourner sur Terre. Les âmes des ancêtres visitent leur familles en passant de l’au-delà à notre monde, donnant lieu à de nombreuses traditions. Mais une fois le couvercle séparant le monde des morts du nôtre ouvert, il est dit qu’il n’y a pas que les bonnes âmes des ancêtres qui passent dans notre monde…
Le jour des fantômes (yūrei no hi) est célébré le 26 juillet de chaque année. C’est en effet le 26 juillet 1825 qu’eut lieu au petit théâtre de Nakamura-za la première représentation de la pièce Yotsuya Kaidan, une des plus célèbres histoires de fantôme de l’archipel.
Certaines particularités dans leur représentation permettent d’identifier les fantômes : la chevelure désordonnée, une robe flottante sans pieds, une certaine transparence, un kimono blanc ou très clair, un visage grimaçant ou déformé (bien que ce ne soit pas toujours le cas). En général les yurei sont féminins mais il y a aussi quelques fantômes masculins.
Le premier à avoir dépeint ces yūrei fut Maruyama Ōkyo (1733-1795). Son Fantôme d’Oyuki (Yoko avait une maîtresse dans la maison de geisha Tominaga. Elle mourut jeune et Ōkyo pleure sa mort. Une nuit, son esprit lui rend visite en rêve et, incapable de sortir son image de sa tête, il a peint son portrait) a servi de modèle et d’inspiration à d’autres artistes.
Tous les plus grands artistes ont peint ou gravé des fantômes : Utagawa Hiroshige (1797-1858) a peint Le fantôme d’une musicienne aveugle, Kitagawa Utamaro (1753-1806) a repris le thème d’Oyuki, Shunkōsai Hokushū (actif 1809-32) a peint Oiwa en 1826 (probablement l’histoire de fantôme japonaise la plus célèbre, écrite en 1825 par Tsuruya Namboku IV comme pièce de kabuki : Histoire d’une épouse défigurée par la crème offerte par l’amante de son époux et qui se suicide), Katsushika Hokusai (1760-1849) a lui aussi dessiné Oiwa dans le Hyaku monogatari (1831-32), Utagawa Kuniyoshi (1797-1861), Utagawa Kunisada (1786-1865) et bien d’autres se sont inspiré de Oiwa, Okiku (héroïne malheureuse qui se suicide dans un puit pour échapper à un maître cruel), Kasane (histoire d’une femme défigurée que son mari assassine), Otsoyu (fille de samouraï qui se meurt de chagrin pour un jeune samouraÏ, Shinzaburo, avec sa servante Oyone. Elles vont revenir hanter Shinzaburo qui les voit toujours belles mais mourra entre les bras du squelette de la belle Otsoyu), Umeno qui elle aussi meurt de chagrin d’amour.
Les légendes de yurei et leurs transcriptions en peinture ou en estampe ont aussi inspiré d’autre artistes et artisans pour réaliser des netsukes, des inrôs et même orner une garde d’épée ou un kimono.
GeGeGe no Kitarō (Kitaro le repoussant), série de mangas célèbre de Shigeru Mitzuki publiée à partir de 1959 a été maintes fois portée à l’écran.