Le Champa : l’autre royaume du Vietnam
12 février 2014 : « Le Champa : l’autre royaume du Vietnam » par Anne Fort, Conservateur chargé du Vietnam, du Luristan et des Steppes au Musée Cernuschi.
Le Champa était une confédération d’états de culture hindouiste, de langue austronésienne proche du malais, situé le long de la côte de la zone centrale du Vietnam moderne entre les IIe et XVIIe siècles. Aujourd’hui réduite, la population cham se rencontre principalement au Vietnam dans la province d’An Giang. Une partie est musulmane tandis que l’autre a conservé ses racines hindoues
Au cours du premier millénaire avant notre ère, ces peuples venus de Bornéo s’installèrent dans les deltas des grands fleuves et sur les plaines côtières du Vietnam où ils cohabitèrent avec les peuples de langue môn-khmer au sud et viétique au nord. Excellents navigateurs, les Cham ont commercé avec tous les royaumes d’Asie du Sud-Est et le sud de la Chine, par navigation maritime et fluviale, mais ont aussi utilisé les voies terrestres.
Le nom « Champa » fut peut-être repris en référence à la ville du Bengale portant le même nom et dont de nombreux marins venus commercer sur les côtes du Vietnam étaient originaires. Les Cham auraient pu reprendre ce terme proche de la manière dont ils se désignaient eux-mêmes à l’origine.
L’étude des monuments cham remonte à la fin du XIXe avec les travaux d’Etienne Aymonier, d‘Étienne-Edmond Lunet de Lajonquière et surtout, à partir de 1900, avec ceux d’Henri Parmentier et de Jean-Yves Claeys. On doit aussi à Henri Parmentier la fondation du Musée Cham de Da Nang.
Les inscriptions constituent les principales sources historiques parfois complétées par les chroniques chinoises et les annales vietnamiennes. Ces inscriptions sont gravées sur des stèles de grès mais aussi dans la brique ou sur des objets métalliques. Bien qu’incomplètement déchiffrées, les inscriptions, parfois bilingues (sanskrit et cham), fournissent des datations se référant à l’ère Saka (ère indienne débutant en 78 après J.-C.). En général elles font référence à la fondation de monuments shivaïtes ou bouddhiques ou à des donations faites à ces temples.
Les cinq principales régions du Champa sont du nord au sud : Indrapura (site de Dông Duong), Amaravati avec sa capitale Tra Kiêu, anciennement Simhapura et le centre religieux de My Son, Vijaya (actuelle province de Binh Dinh), Kauthara (actuelles provinces de Khanh Hoa et Phu Yên) et Panduranga (actuelles provinces de Binh Thuân et Ninh Thuân). Le Champa a souvent été en conflit avec ses voisins khmers à l’ouest ou vietnamiens au nord, ces derniers étendant sans cesse leur territoire vers le sud jusqu’à l’annexion totale du Champa en 1822.
La prospérité du Champa était en partie due au fait que les Cham ont su très tôt cultiver une variété de riz résistante à la sécheresse et les annales chinoises mentionnent le fait qu’ils faisaient au minimum deux récoltes de riz par an. D’autre part, l’organisation en confédération de cités-états dont chacune tire ses richesses de l’agriculture, de la pêche et des ressources forestières s’appuie sur un solide réseau de communications fluviales, maritimes et terrestres.
Carte du Champa |
Stèle inscrite en sanskrit. Grès. |
Linga et cuve. Grès. VIIIe-Xe s. My Son |
Selon les époques, certaines cités-états, connaissant une balance commerciale excédentaire, pouvaient entamer une politique de domination sur leurs voisins et créer un pôle culturel brillant qui se traduisait par l’édification de temples et de monastères et par l’entretien d’une cour brillante. La cité la plus puissante imposait alors son style aux édifices et aux sculptures du temps et il est étonnant de constater que malgré une relative autonomie de ces différentes cités, un ferment religieux renforcé par un solide réseau commercial les rendait également interdépendantes et unies dans une conscience nationale. Ainsi, sur le plan artistique, une certaine cohérence géographique s’impose au Champa, les variations de style obéissant d’avantage à une succession chronologique qu’à un phénomène d’écoles régionales qui resterait à démontrer.
L’hindouisme s’est imposé de façon pacifique et, de même que le bouddhisme, il fut transmis depuis l’Inde par les brahmanes ou les moines qui suivaient les marchands s’installant le long des côtes.
Le culte du linga (membre viril dressé du dieu Siva) a connu une grande faveur au Champa et la statue principale des temples shivaïtes est presque toujours un linga . Cette sculpture se présente avec une base carrée (Brahma), un corps hexagonal ou octogonal (Visnu) et la partie supérieure figurant le sexe masculin représente Siva. Ce culte a été particulièrement bien accueilli par les Cham qui célébraient déjà la fertilité et vouaient un culte à des pierres dressées. Le linga est toujours associé à une cuve à ablutions (yoni) qui figure un sexe féminin stylisé. L’officiant versait sur le linga des substances agréables au dieu (lait, yaourt, miel, eau parfumée, etc.) et ces produits s’écoulant par le sillon pratiqué sur la yoni arrosaient la terre, ce qui ne pouvait que plaire à un peuple d’agriculteurs.
Linga 2. Grès. Xe s. My Son |
Kosa. Argent et or. |
My Son. Groupe 1. © J. Berthelot Blanchet |
Une spécificité cham est d’offrir au linga un étui précieux, kosa, pour le recouvrir et le protéger. Ces kosa sont généralement composés d’une feuille de métal (or ou argent) et sont ornés d’une tête de Shiva rivetée. Après l’érection d’un linga dans un temple, le don d’un kosa était considéré comme l’offrande la plus précieuse.
Les premières constructions semblent être des plates-formes en brique sur lit de galets avec un toit couvert de chaume ou de tuiles, supporté par des colonnes en bois comme on peut encore en voir à Bali.
Les Cham ont essentiellement utilisé la brique pour leurs constructions et n’utilisaient le grès que pour les stèles et les images votives ou bien encore pour les éléments architecturaux décoratifs. Les lits de briques sont posés sans mortier mais « collés » par une résine végétale. Les décors extérieurs étaient sculptés directement dans les murs de briques, puis recouverts d’un enduit protecteur et enfin peints.
Po Klaung Garai. Fin XIIIe s. ©Andre Lettau |
Thap Cham Poshanu. Temple. XVe s. Mui Ne |
Le grand complexe bouddhique de Dông Duong qui fut édifié par Indravarman II dans sa capitale d’Indrapura pour Laksmindra Lokesvara ne présente pas de grandes différences avec les temples shivaïtes : le sanctuaire principal, ouvert à l’est, est entouré d’une muraille de plan carré percée d’une entrée majestueuse (gopura). La tour-sanctuaire carrée, précédée d’un vestibule et d’un porche, repose sur une haute terrasse. Les faux-étages de la tour-sanctuaire sont ornés de petites tours en miniatures qui reprennent le même décor que l’édifice principal. Ce profil dit en sikhara fut élaboré en Inde afin d’évoquer le mont Meru, résidence des dieux. Dans l’enceinte se trouvent d’autres édifices qui abritaient la parèdre du dieu et d’autres divinités annexes. Une particularité des complexes cham est le bâtiment Sud, à l’intérieur de l’enceinte, composé de deux pièces carrées en enfilade, qui servait peut-être de bibliothèque ou à préparer les offrandes. Reconnaissable à son deuxième étage ornementatif dont le profil incurvé évoque les toits à faîtière tendue couverts de feuilles de palme ou de chaume, ce bâtiment Sud est une transposition en maçonnerie de l’architecture en bois traditionnelle du monde malayo-polynésien.
A l’avant du gopura on trouve une longue salle d’assemblée rectangulaire (mandapa). Cette salle a généralement des murs percés de fenêtres.
Le complexe de My Son comportait à l’origine plus de soixante-dix monuments qui ont malheureusement beaucoup souffert des guerres. Cet ensemble, originalement dédié au VIe siècle au dieu tutélaire des Cham, Bhadresvara, fût embelli par les différents rois jusqu’au IXe siècle, puis, après une parenthèse due à l’introduction du bouddhisme mahayana, l’activité reprit au début du Xe jusqu’au XIIe.
La plus ancienne sculpture exhumée est une divinité féminine en grès du Ve siècle. Le piédestal de My Son E1 du VIIe s. présente un style encore très indien tant par son décor que par les sculptures, comme le tympan de My Son E1 figurant Visnu sur le serpent Ananta dont le style adouci ne présente pas encore le faciès cham.
A partir du IXe siècle les visages présentent les caractéristiques cham : sourcils se rejoignant pour former une accolade, nez épaté et lèvres très charnues surmontées d’une épaisse moustache comme sur la divinité masculine de Dông Duong ou les têtes de Siva ornant les kosa. Ces éléments permettent de définir le style de Dông Duong.
La tête d’Avalokitesvara du musée Guimet, en bronze, présente les mêmes caractéristiques que celles de Siva. Un makara (serpent-éléphant) en grès du musée Guimet, animal mythique bienfaisant associé à l’eau, devait orner le trône du bouddha du monastère de Dông Duong. De sa gueule sort un petit deva (divinité) dont le visage et la richesse de la parure sont représentatifs du style. Un grand dvarapala (gardien de porte) en grès du musée de Da Nang représenté dans une attitude très dynamique provenant lui aussi de Dông Duong est caractéristique du style. Sa particularité est qu’il chevauche un buffle qui semble cracher un petit démon se protégeant d’un bouclier (syncrétisme avec la représentation de Durga ?).
La sculpture du buste de la déesse Devi (reconnaissable au croissant de lune dans son chignon) en grès, de Huong Quê et datant du Xe siècle, annonce le style de Tra Kiêu, période classique de la sculpture cham.
Le style de Tra Kiêu se caractérise par un traitement vigoureux mais des formes simplifiées et un adoucissement général avec des visages aux traits moins marqués que dans le style de Dông Duong. Le lion atlante en grès du musée de Da Nang montre une stylisation de la crinière typique de ce style. Le tympan orné de Visnu sur le serpent Ananta provenant de Tra Kiêu présente des traits adoucis et un traitement plus sobre de la parure qui contraste avec les gueules menaçantes du Naga. Le taureau Nandin (monture de Shiva) en grès, provenant de Tra Kiêu, possède cette même douceur et simplicité des formes et du décor.
Le style de Chanh Lô au XIe siècle, est particulièrement bien illustré par le Siva en grès de Thap Banh It : une très grande douceur, la simplification de la parure, le traitement stylisé des mèches du chignon se conjuguent à des traits cham estompés.
Le style de Thap Mâm, XIe-XIIIe siècles, est plus décoratif : les volumes sont simplifiés mais l’ornementation très soignée témoigne de la virtuosité des sculpteurs. Le Garuda atlante en grès du musée de Da nang en est un bel exemple, de même que le gajasimha (éléphant-lion). Le Siva dansant en grès de Thap Mâm montre l’évolution de sa représentation : volumes simplifiés traités en bas-relief, modelé doux et sobriété des parures.
Le style de Yang Mum, XIVe-XVe siècles, est illustré par un Siva assis en grès. Le traitement en est extrêmement décoratif avec une stylisation poussée.
A partir du XVIe siècle, les Cham ne produiront plus de sculpture en ronde-bosse ou en bas-relief et décoreront leurs stèles de motifs stylisés presqu’abstraits.
Lion dressé atlante. Grès. Xe s. Tra Kieu. |
Garuda Atlante. Grès. XII-XIIIe s. |
Gajasimha. Grès. Thap Mâm. XIIe-XIIIe s. |