L’art Gupta : une esthétique de la perfection

Mercredi 19 Septembre 2007

Par Madame Amina Okada, Conservateur en chef au Musée des Arts Asiatiques – Guimet

Cette conférence est venue compléter fort à propos les visites guidées de l’exposition du Grand Palais du mois de mai de cette année et Amina Okada a animé avec passion et amour ce superbe exposé magnifiquement illustré.

La période de l’empire des grands Gupta (IV-VIème siècles de notre ère) est considérée comme l’apogée de la civilisation de l’Inde classique mais ce fut aussi une  période d’innovation et de fixation d’une iconographie qui influencera rapidement toutes les civilisations d’Asie.

Amina Okada a insisté tout d’abord sur la qualité du monnayage des empereurs Gupta qui vient heureusement compléter les trop rares inscriptions. Des déesses telles que Lakshmî ou Durgâ sont souvent représentées au revers des monnaies ; Lakshmî était la déesse de la fortune, gardienne des cités et, en tant qu’épouse de Vishnu, protectrice de la dynastie.

Les empereurs Gupta favorisèrent le vishnouisme mais restèrent extrêmement tolérants vis-à-vis des autres religions et cette époque voit nombre d’innovations dans tous les domaines de l’iconographie.

Les animaux, montures des dieux, apparaissent et se fixent sous les Gupta.

Le sceau de Bhitari donnant la généalogie de la dynastie est surmonté d’un Garuda (monture du dieu Vishnu) sous forme d’un oiseau à tête humaine.
Vishnu est la divinité maîtresse et rayonnante de la dynastie Gupta et ses avatars sont portés à dix dont certains vont connaître une grande popularité.

Les Gupta continuant la tradition des édifices excavés du Deccan, à Udayagiri, la caverne 5 est consacrée àVishnu. Un grand bas-relief illustre le troisième avatar du sanglier cosmique (Varâha) qui sauve la déesse Terre. La personnification des fleuves par deux déesses fluviales, autre nouveauté, sous forme de jeunes femmes portant un vase, debout sur un makara pour Gangâ (le Gange) et sur une tortue pour Yamunâ, souligne l’ambiance aquatique de la scène, de même que l’Océan figuré par un homme tenant un vase au milieu des flots et la présence du roi Naga.

Vishnu est aussi souvent représenté au VIe siècle sous son quatrième avatar de l’homme à tête de lion : Narasimha.

La notion de Bhakti, mouvement dévotionnel, apparaît également sous les Gupta. Le temple de Deogarh (début du VIe siècle), un des rares temples Gupta encore assez bien conservé, est dédié à Vishnu sous ses différents aspects. Trois remarquables panneaux sculptés illustrent de manière spectaculaire des épisodes tirés des Purâna : Gajendramoksha (Vishnu assis sur Garuda libère l’éléphant mordu à la patte par un crocodile sous le regard de l’assemblée des dieux), Vishnu Anantashayana (le dieu, couché sur le serpent Ananta, médite le monde dans son sommeil cosmique, entouré des dieux majeurs du panthéon), Nara-Nârâyana (assis sous l’arbre Badarî, il dispense sa science et enlève toute animosité aux animaux même les plus farouches).

L’époque voit aussi la personnification des attributs de Vishnu : chakrapurusha pour le disque et gadâdevî pour la massue.

Le shivaïsme prospère aussi sous les Gupta et bénéficie d’innovations. On voit apparaître l’ekamukhalinga, le linga orné d’un (Acc. n° 76.223) ou quatre visages, la représentation de Shiva maître de la musique (Vînâdhara) assis sur sa monture, le taureau Nandin (Acc. n° GR.5129), et surtout Shiva seigneur de la danse (Natesha ou Natarâja). La première représentation en serait un bas-relief  fragmentaire du Ve siècle (Acc. n° 76.222). On y voit le dieu, coiffé du chignon orné d’un diadème dont s’échappent des mèches, dans la position classique du danseur. On retrouve cette figuration dans les grottes d’Ellora ou d’Elephanta mais elle connaîtra le plus grand succès en Inde méridionale. La représentation de Shiva sous la forme composite mi-Shiva, mi-Pârvâti (Ardhanârîshvara) se fixe aussi sous les Gupta. Ils ne forment plus qu’un, « comme la parole et son sens » d’après le poète Kâlidâsa.

C’est sous l’ère Gupta que le culte de la Déesse, mère divine aux formes multiples pris son essor. Durgâ, la personnification de l’énergie suprême (shakti) est souvent représentée assise sur un lion et armée d’un trident(Acc. n° B.592) ou en Mahishamardinî, destructrice du Démon buffle (Acc. n°152). Elle peut aussi être représentée comme victorieuse et se couronnant elle-même de guirlandes fleuries (Acc. n° 12.261).

Ganesha ou Ganapati, dieu replet à tête d’éléphant est à l’origine le chef des gana, nains difformes de l’entourage de Shiva. Au Ve siècle, l’hindouisme lui accorde un statut de divinité autonome majeure ; son culte devient très populaire et son iconographie va se fixer (Acc. n° N5 4951/A 25063). Dans la statue (Acc. n° 2.537) le représentant appuyé sur l’épaule d’un gana, celui-ci pourrait être le bol de friandises personnifié.

Sûrya, dieu du soleil du panthéon védique, garde un aspect étranger avec sa longue tunique serrée à la taille par une ceinture à boucle, son pantalon plissé et ses bottes qui rappellent le costume sassanide (Acc. n° T.13 ou Acc. n° NC.43).

Les divinités planétaires (graha)d’abord au nombre de sept, puis huit, furent empruntées au monde hellenistique mais leur iconographie est purement indienne. Bien que parfaitement compris, le phénomène de l’éclipse restera personnifié par Râhu, personnage à l’expression féroce (Acc. n° 9516/A 25107).

C’est au Ve siècle que certains des vingt-quatre jina ou tîrthankara de la religion jaïne voient leur spécificité iconographique se fixer, ce qui les rend identifiables.

Durant l’ère Gupta, le bouddhisme voit la confirmation, le développement et la fixation de l’iconographie du Bouddha.

Le bouddhisme va être particulièrement prospère à Sârnâth, lieu du premier sermon, et les ateliers de sculpteurs vont en fixer l’iconographie et l’exporter. Redevable à l’école de Mathurâ, l’art de Sârnâth en diffère par la finesse de la silhouette, la fluidité et le raffinement du traitement ainsi que l’intériorité insufflée aux visages. Le Bouddha est représenté debout ou assis mais vêtu du manteau monastique diaphane qui occulte le corps et le révèle en même temps, corps asexué, reflet de la perfection spirituelle. Les gestes (mudrâ) se fixent aussi à cette époque et le geste de mise en mouvement de la Roue de la Loi (dharmachakra mudrâ) devient fréquent (Acc. n° 258, Acc. n° 234).  De même, les principaux évènements de la vie du Bouddha vont être illustrés et codifiés : naissance, les premiers pas dans les directions cardinales, la victoire sur Mâra, le premier sermon, le séjour au Ciel des Trente-Trois dieux, le grand miracle de Shrâvastî, le mahâparinirvâna à Kushînagara, étape ultime de sa dernière existence en ce monde.

Amina Okada nous a montré ensuite quelques photographies des peintures d’Adjantâ qui, bien que réalisées en territoire Vâkâtaka, reflètent de manière éclatante l’esthétique Gupta : grâce, élégance et souci du détail n’empêchent pas la fraîcheur et un sens certain du mouvement. Boddhisattvas, gens de cour ou serviteurs sont « croqués » avec un réalisme étonnant au sein d’une architecture savante ou d’une végétation luxuriante. Le travail de rehauts pour faire vivre chairs ou bijoux est particulièrement intéressant et efficace.

Les parures peintes ou sculptées de ces dieux ou princes nous laissent entrevoir la somptuosité et le raffinement de la joaillerie Gupta dont il ne reste rien.

Les conventions et un vocabulaire codifié n’ont heureusement pas étouffé l’inspiration ni la virtuosité des artistes  Gupta.

Pour eux, la beauté humaine n’existe pas en tant que telle et les qualités esthétiques sont un agrégat d’éléments empruntés à la nature : métaphores transposées en sculpture ou en peinture.

Pour terminer son exposé Amina Okada nous a lu un passage (Le Nuage messager – Meghadûta) du grand poète Kâlidâsa :

« je reconnais dans la liane ton corps ; ton regard dans les yeux de la gazelle craintive ; la beauté de ton visage dans celui de la lune ; ta chevelure dans le plumage des paons et, dans les rives légères des cours d’eau, le jeu de tes sourcils : hélas ! amie timide, à lui seul aucun objet ne suffit à te ressembler ».

Cette beauté codifiée est sublimée par des artistes inspirés qui ont réussi à lui insuffler la vie en dépit des carcans.

 

 

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